Petite Bibliothèque Payot
Liliane ABENSOUR, agrégée de l'université, membre titulaire formateur de la Société psychanalytique de Paris, est co-rédactrice en chef de la revue du Centre Kestemberg "Psychanalyse et psychose".

Comment peut-on être attiré par ce que chacun redoute, la voie psychotique ? Pourtant, que la violence pulsionnelle dépasse les bornes et la tentation psychotique devient une possibilité. Elle traduit à la fois l'excès et le manque, le chaos et le vide, le hors temps et le hors lieu. Comment parler alors de régression quand la tentation psychotique impose un face à face avec l'énigme la plus radicale, celle de l'être-soi et de l'être au monde ? L'auteur propose une "promenade imaginaire" à travers son expérience clinique et quelques oeuvres clés.
Table des matières

Introduction - Les déchirures du moi

Première partie - Le temps de la psychose, de l'actuel au présent

1 -- La question des origines - La haine originaire - Violence et horreur des origines - Le déni des origines 2 -- L'impossible retour - Les deux temps du fonctionnement psychique - Les dangers de la régression - Causalité psychique et temporalité 3 -- L'actuel, temps rompu, temps confondus - Réalité, temporalité - Traumatisme et temps aboli - Confusion, temps mêlés

Deuxième partie - Un espace pour la psychose, de l'écrit au psychodrame psychanalytique

4 -- Correspondances - L'indicible, le dicible, le sensoriel - Résonnace du transfert - "Je vous écris..." 5 -- Matérialité de l'écrit - Corps, double de papier - Effacement du moi et écriture - L'écriture "représentative" 6 -- Inscription et effet de réel - Écriture psychique - M. le Zappeur - Psychodrame et indices de réalité

Troisième partie - Vertige de la création

7 -- Espace liminal, écriture maniaque - La part-mot, le liminal - L'écriture maniaque - L'oeuvre-vie et la page blanche de Tristram Shandy 8 -- Tentation délirante et pensée imageante - Entre le rien et l'illimité - Filiation et "inengendrement" - La pensée créatrice d'images

-------------------------------------------------
Présentation de La tentation psychotique de Liliane Abensour .
Bernard Chervet
Liliane Abensour nous offre une réflexion basée sur sa longue expérience des traitements psychanalytiques de la psychose. Elle allie d’une façon souple et équilibrée, une attention très respectueuse et subtile au vécu intime tragique du sujet psychotique, la fréquentation rigoureuse des textes psychanalytiques concernant le fonctionnement psychique psychotique, et des références à la clinique quotidienne, soit directement par une évocation confidentielle de patients, soit par le biais de la littérature et de l’art.
Cette approche hérite des deux grandes traditions qui ont marqué la psychiatrie française : l’humanisme, d’abord, avec sa reconnaissance de l’existence d’un sujet au cœur de tout aliéné, et la phénoménologie, en particulier transcendantale avec ses subtiles descriptions de l’être-au-monde (la Daseinanalyse).
La potentialité psychotique à l’origine.
L’objet de Liliane Abensour n’est pas strictement la psychose avérée mais ce qu’elle dénomme, la tentation psychotique ; c'est-à-dire une potentialité dont dispose chaque être humain dans sa contrainte à gérer la dimension traumatique qui l’habite, d’où découle un rapport particulier aux réalités, tant interne qu’externe.
Liliane Abensour écrit : « Parler de tentation délirante […], permet de prendre en compte les formes multiples d’une pensée délirante ou à la marge du délire. C’est aussi affirmer comme mouvante, incertaine, la limite qui sépare la pensée délirante d’autres formes de pensée, notamment la pensée poétique, si l’on considère que derrière chacune se cachent, la question essentielle à l’homme, toujours énigmatique, des origines et du sens de la vie, de soi, du monde, et les tentatives pour y répondre de façon partielle ou globale ». Cette phrase de la fin de son livre dessine l’état d’esprit et les questions abordées tout au long de l’ouvrage.
L’approche de Liliane Abensour s’avère d’emblée double. Elle envisage tour à tour que cette contrainte traumatique occupe dès le début un sujet en devenir, défini comme un carrefour de potentialités où diverses tentations vont pouvoir s’offrir et s’imposer ; et que cette tentation psychotique fait suite à une perte des repères spatio-temporels, laissant entendre alors que ces repères existaient déjà avant de subir un effondrement. C’est son expérience de la psychose adulte qui lui fait suivre en même temps ces deux directions apparemment contradictoires. Les pédo-psychiatres ont une expérience quelque peu différente, celle de tentatives de résolution psychotique très précoces, bien avant tout authentique développement du moi, toute acquisition des notions d’espace et de temps. La psychose adulte est une pathologie d’un temps second, classiquement tardif ; d’où la possibilité que se développe auparavant tout un champ d’acquisitions qui seront malmenées, balayées au moment de la tentation psychotique.
Liliane Abensour refuse de clore prématurément, idéologiquement, la question du déterminisme de ce moment de la tentation par l’histoire individuelle du sujet. Elle refuse de considérer ce moment comme un retour de substituts selon le modèle des solutions névrotiques. La question laissée ouverte est donc celle de l’origine de cette tentation dans son rapport avec le passé, sachant que la mémoire dépasse largement les contenus mnésiques remémorables en tant que tels. Elle envisage qu’il s’agit d’expériences de l’enfance qui n’ont pu s’inscrire, qui sont de l’ordre du manquant. Il ne s’agit donc pas de carence originelle mais d’un contact avec une réalité précise, celle de procès manquant car marquée d’un déni d’existence. Un tel sujet s’est développé au contact d’un déni et non au contact de la réalité déniée. D’où les menaces d’effondrement et les vécus de vide quand de tels dénis vacillent.
L’auteur refuse aussi de suivre l’étanchéité et l’exclusivité affirmées par les conceptions structurales. Elle préfère maintenir un degré d’aléatoire entre les diverses solutions auxquelles peut recourir un sujet et elle propose de les envisager comme des tentations sans radicalité. Se conçoit alors aisément que la tentation psychotique fait partie de la clinique ordinaire. Ce qui est corroboré par l’évolution de la pensée de Freud affirmant en 1939, « le rêve est une psychose » et par l’appréhension contemporaine de la clinique en termes de « topiques éclatées » .
Liliane Abensour s’appuie sur tous les apports de Freud, mais aussi sur ceux de nombre de ses successeurs , en particulier les travaux de Evelyne Kestemberg, afin de porter son intérêt de façon privilégiée sur le moment où la tentation psychotique se présente en tant que potentialité. A la fin de son livre elle aborde aussi la tentative d’auto-guérison spécifique de la psychose, ce second temps du processus morbide qu’est la production et la construction du délire. Mais la plus grande partie de son travail concerne les solutions d’urgence que sont l’immobilisation et l’exacerbation, la surexcitation et l’expulsion, au carrefour de l’effondrement et de la haine.
Le temps, l’espace, le liminal
Les titres des trois parties ainsi que ceux des huit chapitres du livre tracent le projet de Liliane Abensour : explorer ce que l’auteur considère comme l’un des trois axes fondamentaux constitutifs de la tentation psychotique, l’axe temporel, l’axe spatial et le vertige de la création et questionner ainsi nombre de notions de la métapsychologie.
La première partie, l’axe temporel, porte sur les investissements, leur genèse, leurs destins, les conflits les occupant dès l’origine, mais aussi leurs oscillations, leurs dynamiques et discontinuités. L’auteur traite de ces aspects par le biais de la notion du temps, de l’effondrement de toute temporalité vécu par le psychotique. D’où son interrogation sur les origines et la haine des origines. Ce faisant, elle nous invite à considérer que ce sont les procès existant à l’origine des investissements qui sont le lieu d’une menace dans le cas de la psychose.
Ainsi la question de la haine est-elle, en fait, sollicitée par celle du vide, du néant, de la néantisation, de la négativation, à l’attraction desquelles la haine est censée s’opposer grâce au mécanisme d’expulsion avec une articulation pulsion, expulsion, répulsion .
Dans ce premier chapitre, nous devinons un postulat, l’existence d’un socle de sécurité, d’une espèce de narcissisme primaire de sécurité à défendre. La haine et l’expulsion sont censées assurer cette fonction. Au début du livre, la tentation psychotique est envisagée faire suite à la dislocation d’une telle situation basale pré-existante. Puis Liliane Abensour renonce, tout comme Freud l’a fait lui-même, à un tel socle narcissique basal. Elle nous transmet dès lors une conception dans laquelle le moi répond tant bien que mal à une situation qui a lieu en dehors de lui. Sa dislocation en est une conséquence possible. La psychose chez l’enfant corrobore ce point de vue. Une étude comparative serait certes là nécessaire, sachant que le destin des psychoses de l’enfant n’est pas de devenir des psychoses de l’adulte.
La seconde partie, l’axe spatial, insiste sur les répartitions et distributions topiques des diverses modalités d’investissement que sont les traces et inscriptions, de mot et de chose, leurs frayages, sensations et affects, leurs fonctions respectives, celles inconscientes ayant une fonction de représentance pulsionnelle alors que celles reliées à la conscience ont une fonction plus strictement liée aux procès de désexualisation ; sans négliger bien sûr, celles intermédiaires, mixtes, transitionnelles. Liliane Abensour ajoute à celles-ci, à la fin de son livre, une variété d’inscriptions qu’elle nomme liminales, relevant d’un espace entre le préconscient et le conscient, impliquées tout particulièrement dans l’écriture.
L’enjeu des deux premières parties du livre concerne l’épreuve de réalité, au sens où il s’agit d’articuler ensemble plusieurs réalités internes et externes, de suivre un cheminement qui les confond et les amalgame afin de les différencier ensuite, d’accomplir les divers procès psychiques permettant d’aboutir à leur différenciation. Ces deux parties se conjuguent dans une réflexion sur l’utilisation par le psychotique des traces perceptives, auditives et visuelles, contre la perception des réalités traumatiques, internes et externes ; un conflit entre une perception passive et un perceptif hallucinatoire.
La troisième partie du livre de Liliane Abensour, la plus originale de l’auteur, le vertige de la création, explore la productivité de la psyché, sa générativité et l’utilisation de celle-ci lors de la tentation psychotique. A partir de son expérience de patients ayant recours à l’écriture au cours de leur traitement, et de sa fréquentation de textes de poètes ayant écrit sur leur expérience de l’écriture, elle propose d’envisager que cette création produite par la psychose, le délire, puise ses ressources dans un espace mental particulier, le liminal, un espace entre préconscient et conscient, espace coupé de toute régression vers un préconscient en contact avec un inconscient pulsionnel. De cet espace liminal va naître une écriture liminale ayant plusieurs fonctions, que Liliane Abensour va s’appliquer à préciser par une comparaison avec l’écriture poétique. « L’écriture liminale ne relève pas d’un processus. Elle est un recours » . « L’écriture liminale est une écriture de survie ». « L’écriture vient mettre un ordre, recrée ou plutôt crée une réalité qui reste à définir. Elle procède de la tentation psychotique ». « L’écriture liminale ne relève pas d’un travail d’élaboration » . « Elle est œuvre première, poussée créatrice pure… ». Pour Liliane Abensour, ce qui contraint le recours à cette écriture et cette réalité liminale, c’est la coupure. Il s’agit de créer un artéfact qui nie et obture une fracture. L’écriture devient alors un acte anti-traumatique, une tentative de réparer la dissociation existant entre le pôle préconscient-conscient et celui préconscient-inconscient. Du fait de cette dissociation, les représentations de mots perdent leur qualité de représentation au profit de la seule identité de signes.
Tous les aspects abordés précédemment constituent la théorie de la psychose que soutient Liliane Abensour . Pour elle, il existe une rupture à l’intérieur de la psyché au moment de la confrontation du sujet avec la réalité. Cette rupture l’isole de l’inconscient, et surcharge son préconscient. Suite à quoi, s’installe un fonctionnement en boucle, en circuit autonome préconscient-conscient coupé de tout soubassement de l’inconscient et de toute circulation entre les instances. Ladite coupure, ou fracture, modifie dès lors radicalement la fonction du préconscient qui devient un véritable rempart face au vide, au néant.
Du fait de cette dissociation, toute régression sensorielle et affective se trouve bloquée. L’attraction par la négativité pulsionnelle se fait ressentir par des angoisses intenses, sans nom, des vécus de catastrophe, un sentiment de vide et d’illimité, de menace sans fond. L’immobilisation et l’exacerbation sont les réponses psychotiques immédiates. Par la production seconde d’un délire, le sujet s’auto-fournit une excitation vécue comme externe servant à arrêter et abraser l’excitation interne négativante. Ce système de défenses peut aussi s’effondrer et laisser place à une sidération avec les importantes inhibitions et dislocations cliniques que nous connaissons.
La psychose et l’après-coup.
L’importance de la dissociation des deux pôles, l’un étant occupé par une qualité pulsionnelle, l’autre par un processus de travail, est centrale pour la compréhension et le traitement de la psychose. La question de la coupure entre ces deux pôles constitue le caractère le plus fondamental de la solution psychotique. Le procès de l’après-coup, qui articule habituellement ces deux pôles, subit donc une importante distorsion dans la psychose.
Tout en récusant tout lien entre psychose et après-coup, Liliane Abensour laisse entendre que la psychose est un après-coup d’une première poussée pulsionnelle inélaborable.
En fait, l’occurrence dont elle nous parle concerne le tout premier temps de la menace et du risque de psychose. La tentation psychotique est une des solutions possibles qui se présentent au moment du premier temps de l’après-coup, bien avant qu’ait été trouvée la solution délirante, qui elle est un second temps défini comme tentative d’auto-guérison, réparation seconde. Le délire, dans la mesure où il trouve ses contenus dans le même monde infantile que le névrotique, s’avère être une production de l’après-coup qui n’a par contre aucune incidence sur le premier temps traumatique. La grande différence de l’après-coup de la névrose et de celui du psychotique est cette non-modification du temps 1 traumatique, de la scène II, la plus ancienne, inconsciente proprement dite, en fait strictement économique, totalement oubliée et ne pouvant être remémorée que par le truchement de quelques contenus d’une autre scène.
Approche thérapeutique.
De cette conception d’une dissociation des deux pôles originaires de la psyché, des deux temps du procès de l’après-coup, découle une approche thérapeutique bipolaire préconisé par l’auteur.
Liliane Abensour fait intervenir ici les particularités du transfert psychotique, qui, privé de toute capacité régressive, ne peut se réaliser ni par une remémoration, ni par une répétition identificatoire, mais est dominé, en présence d’un autre perceptible, par une compulsion à construire une néo-réalité. Le dispositif thérapeutique doit tenir compte des qualités de ce transfert, massif, immédiat, intense, actuel, dissocié.
Aussi Liliane Abensour préconise-t-elle un binôme, l’alliance d’un traitement analytique individuel et d’un psychodrame psychanalytique. L‘intérêt du jeu du psychodrame est de soutenir la production de scénarii favorables à la construction d’images. La réminiscence de procès psychiques demeurés potentiels se fait ainsi à travers la mémoire des contenus perceptifs devenus représentations. Le jeu tente d’articuler les deux pôles dissociés : le pôle sexuel primaire, cru ; le pôle désexualisant, brut. De même, le recours de ces patients à l’écriture peut-il être utilisé dans leur thérapie individuelle. L’acte d’écriture se révèle dans sa bivalence. Il est un mode d’inscription ayant fonction de saturer la conscience contre la perception de la réalité externe, de soutenir par un tel déni la répression de la réalité interne traumatique d’origine pulsionnelle. Et il a aussi pour but de conserver la potentialité de produire, à partir de la graphie des mots, des matériaux régressifs, des images ayant valeur de rébus.
Ce binôme thérapeutique est porté par l’espoir, dont l’effectuation reste néanmoins incertaine, que se construisent, à partir de ces images, des représentations de choses aptes à jouer leur rôle de représentants pulsionnels.