États Généraux de la psychanalyse

États Généraux de la psychanalyse : à la croisée des chemins

Un pari impossible

Il y a trois ans la Société internationale d'histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse organisait son colloque annuel autour d'Helena Besserman Vianna et de son livre . L'idée d'organiser des États Généraux est née lors de cette rencontre qui fut fertile en émotions. René Major qui en fut l'initiateur, pressentait-il alors une " atmosphère pré-révolutionnaire ? Ou plus simplement, pressentait-il la nécessité d'un temps d'ouverture pendant lequel tout pourrait se dire ? Compte tenu de la situation actuelle, l'idée relevait de la gageure. Elle allait susciter la méfiance de la plupart des institutions analytiques, plus souvent refermées sur elles-mêmes qu'ouvertes sur le monde et ses contradictions. Cependant, l'idée faisait son chemin et se révélait être à l'origine d'un travail considérable que l'on pouvait consulter via Internet : le foisonnement, parfois contradictoire, la variété des textes æ plus de deux cents contributions æ que l'on y trouve en font foi. Cette richesse n'a eu d'égale que la difficulté des " lecteurs " à en rendre compte.

Qu'allait-il donc advenir de ces États Généraux ?

Du 8 au 11 juillet, le grand amphithéâtre de la Sorbonne accueillait environ 1000 personnes ; 34 pays étaient représentés ; un comité international de 160 personnes avait travaillé pendant trois ans. Si la plupart des participants étaient des psychanalystes, l'on pouvait aussi croiser des travailleurs sociaux, des professeurs, des étudiants, ou tout simplement des personnes intéressées par la psychanalyse. L'ensemble était à l'image de l'histoire et des soubresauts de celle-ci : quelques personnes venaient seulement de l'Europe de l'Est ; moins encore parlaient l'allemand æ la langue des origines n'était d'ailleurs pas représentée officiellement ; l'Amérique du Sud, toujours passionnée par la psychanalyse, était venue en nombre. Cependant, l'on aurait souhaité plus nombreux les analystes affiliés à l'IPA ou dépendant de certains groupes lacaniens. Ceux-ci n'ont-ils pu renoncer aux déchirures et aux rivalités imaginaires ou réelles qui accompagnent les institutions et leur histoire ? Cela témoigne-t-il de la difficulté pour la psychanalyse d'accueillir dans un lieu ouvert tous ceux qui se réclament d'elle ? La question reste ouverte.

Le pari était donc impossible. René Major le rappelait lors de l'ouverture en affirmant que " la psychanalyse a pour objet l'impossible, ce qui est aussi impossible que possible ". Le plus difficile venait peut-être de l'idée elle-même. Car organiser des États Généraux suppose que l'on s'inscrive dans l'Histoire ; les intervenants le rappelleront souvent : la tradition des États Généraux en France remonte au XIV-ème siècle et ils se tiennent en période de crise.

La première tâche d'une telle assemblée est d'asseoir une légitimité qui ne peut provenir que d'elle-même. La forme importait donc. On fit pour cela le choix de confier l'introduction des textes à des analystes ( les " lecteurs ") venus de tous les horizons géographiques en leur demandant de ne pas s'effacer derrière ces textes ; on voulut préserver un temps important pour les interventions de la salle. Il fallut donc assumer les risques inhérents à une telle entreprise : plusieurs fois le vieil amphithéâtre de la Sorbonne se fit l'écho de revendications qui n'étaient souvent que le pâle reflet des heures flamboyantes qu'il avait connu trente-deux ans plus tôt. Il y eut donc des moments d'enlisement et d'ennui. Et les nombreuses questions soulevées par les travaux préparatoires furent plus souvent évoquées que travaillées. Mais encore une fois, pouvait-il en être autrement ? Les assemblées ont leurs lois !

Tenir des États Généraux, c'est reconnaître que la psychanalyse est en crise, qu'elle doit se réinventer pour ne pas succomber aux forces qui la menacent de l'intérieur comme de l'extérieur. Il revenait à Elisabeth Roudinesco de l'illustrer dans son intervention : " Puisque ces États Généraux sont placés sous le signe de ceux de 1789 et que, dans l'iconographie illustrant le programme, nous avons choisi d'éliminer le trône du roi afin de mieux marquer l'absence de la souveraineté monarchique au profit de celle du peuple, de ce peuple des psychanalystes réunis pour parler de la psychanalyse à venir, je ne peux m'empêcher de me demander si oui ou non cette discipline est régicide, si la théorie qu'elle met en úuvre pour comprendre l'origine des sociétés suppose ou non l'existence d'un meurtre originel ." C'est elle encore qui devait situer les défis auxquels est confrontée la psychanalyse aujourd'hui, sous la forme de quatre questions :
" 1. Comment penser le cadre de la cure type dans un monde où la demande d'efficacité va de pair avec une volonté consciente de la part des usagers eux-mêmes d'éviter l'exploration de l'inconscient ?
" 2. Comment construire un savoir clinique qui échapperait aux classifications actuelles de la psychiatrie sans pour autant abandonner l'essentiel des définitions freudiennes ?
" 3. Peut-on encore considérer l'homosexualité comme une perversion et peut-on continuer, contrairement à l'évolution des sociétés occidentales, à exclure les homosexuels du métier de psychanalyste comme cela se fait toujours officieusement dans certaines associations ? (...) Comment la psychanalyse devrait-elle prendre en compte le statut de l'enfant et les nouvelles formes d'organisation familiale ?
" 4. Comment penser l'avenir de la psychanalyse, d'une part dans les différents pays où elle ne s'est pas encore implantée, de l'autre dans les pays européens où elle connaît un nouveau succès, notamment après la chute du communisme ? "

Interventions

Il est impossible de rendre compte de toutes les interventions qui ont brassé autant d'interrogations portant sur la clinique, la formation, la transmission et l'engagement dans la tourmente politique. Mieux vaut laisser faire le travail de la mémoire, même s'il est partiel et partial.

Transmission

  • La matinée, consacrée à la transmission de la psychanalyse était présentée par Howard Shevrin (USA). Revenant sur la question de la scientificité de la psychanalyse et son évaluation, celui-ci évoquait son travail de laboratoire æ sans préciser de quoi il s'agissait æ et se proposait de faire fonctionner le couple science appliquée/science fondamentale en affirmant que la charge de la preuve ne peut revenir au praticien et relève d'un cadre scientifique dans lequel sont mises en úuvre des méthodes non analytiques destinées à vérifier la scientificité de la psychanalyse. Or ces propos, qui nous paraissent relever d'un scientisme contemporain ne soulevèrent aucune interrogation lorsque la salle s'empara de la discussion. Cela peut surprendre : sommés ainsi de s'en remettre à un " dehors imaginaire ", les psychanalystes présents ne se sont pas engagés dans un débat qui exige des prises de position épistémologiques.
  • Il revenait à Kazushige Shingu d'évoquer la place de la psychanalyse dans la culture au travers de la question du temps et du destin. Si la définition du réel est l'impossible, comment l'impossible peut-il se réaliser dans le temps, s'interrogeait-il ? La question de la transmission est lancinante parce que l'objet de la transmission est inanalysé. La psychanalyse ne cesse de se transmettre.
  • Francis Hofstein abordait la question " de l'intérieur ". Il évoquait d'abord Freud veillant jalousement et avec humour sur son enfant, pour en venir au " mouvement brownien " des analystes et de leurs associations. La transmission est un double défi, expliquait-il : défi pratique car il n'y a pas d'analyse sans analysant, défi théorique car cela ne doit pas empêcher la transmission de l'analyse comme une chose savante. Il en venait ainsi à l'héritage de Lacan : " La psychanalyse est intransmissible " proférait celui-ci, mais cela ne l'empêchait pas de se confronter au problème, quitte à faire l'épreuve de l'impossibilité d'une transmission intégrale : on sait que le mathème enferme le savoir dans son écriture. Hofstein insistait ensuite sur le fait que le transfert est un obstacle à la transmission car il lui donne des objets : ainsi en est-il de l'analyste, de la théorie ; le transfert fait de l'analyste le champion d'une cause ! Hofstein devait conclure sur la nécessité de " soutenir notre désir de la contestation des discours d'une société marchande " et sur un véritable mot d'ordre faisant de la psychanalyse une école de la perte.

Conférence d'Armando Uribe, ancien ambassadeur du Chili à Washington dans le gouvernement de Salvador Allende

Émotion et amertume. Car la conférence n'intéresse pas tout le monde. Est-ce dû au fait que le propos est fondé sur une contradiction intenable ? En s'appuyant sur des thèses psychologiques fort discutables (inconscient collectif ...), l'orateur raconte de manière vraie l'histoire de son pays, noyé dans la brutalité. Cela conduit à s'interroger sur ce que peut être l'inconscient d'un Pinochet et à reconstituer le lien historique qui se noue entre deux violences : d'un côté, un passé épouvantable, de l'autre le fantasme originel d'un dictateur pour qui la force doit l'emporter sur la raison.

Le rapport de la psychanalyse au social et au politique

La matinée fut dominée par les contributions venues de l'Amérique du Sud.

  • Dans sa présentation, G. Reinoso soulignait la contradiction qui menace de manière permanente la psychanalyse : l'acception sociale de celle-ci fabrique un " confort " qui la met en danger. D'où un malaise perpétuel, source de dissolution, qu'accompagne alors le renforcement des discours dogmatiques. Les États Généraux ont surgi de ce malaise : parce que le savoir érigé en dogme empêche toute circulation, il est devenu vital de déconstruire les mythes. On retrouve ainsi dans cette intervention les questions qui se posent à la frontière de la psychanalyse et du politique :
    - Une parole politique qui se réclame de la liberté du sujet doit démonter le discours du maître.
    - Quels sont les fondements subjectifs du pouvoir : comment capter le sujet via les ramifications de son rapport à l'Autre ?
    - Corollaire pratique : lutter contre le narcissisme ; comprendre que dans une institution, le transfert menace de se prolonger.
  • Helena Besserman Vianna devait rappelait ensuite avec beaucoup de force toute la difficulté d'un engagement. Si l'actualité est commandée par la mondialisation, celle-ci n'est en fait une réalité que pour le capitalisme. Car les habitants de la planète, plongés dans l'inégalité n'attendent de la mondialisation qu'une chose : l'expansion de l'espace démocratique et éthique. Elle expliquait ensuite que la question du social et du politique telle qu'elle se pose au psychanalyste ne peut simplement se résoudre dans l'appartenance à un parti politique ou un mouvement social. Le psychanalyste doit prendre part au conflit, dira-t-elle, allant jusqu'à affirmer que " même lorsque la réflexion nécessite des espaces de silence, celui-ci doit être manifesté à voix haute " ; elle évoquera le Talmud lorsque celui-ci énonce que l'aliénation politique et sociale est pire qu'un délit : c'est un gaspillage ! Séparer ce qui est privé est une chose ; omettre le public en est une autre. Renoncer à la politique reviendrait ainsi à être responsable de ce que nous n'avons pas fait.

Le rapport de la psychanalyse à l'art, à la littérature et à la philosophie

Impossible de ne pas évoquer l'intervention de P. Hildebrand lisant à la lumière de la Tempête de Shakespeare, le cas clinique de l'une de ses patientes, anorexique, victime des sévices sexuels de son père. Il insistait sur la difficulté qui consiste à " nourrir quelqu'un avec des idées qui ne soient pas de persécution " ; enfin il évoquait avec beaucoup de noblesse la difficulté plus grande encore qui fut la sienne, lorsque, confronté à l'éventualité de sa mort prochaine, il dut interrompre la cure de sa patiente. Et de se référer pour cela à l'acceptation douloureuse par Prospero de sa mort imminente.

La conférence de Jacques Derrida

Comment témoigner de ce formidable moment ?
En s'interrogeant sur ce paradoxe : devant un parterre de psychanalystes, un philosophe s'attache à rappeler que la cruauté est cet invariant humain dont aucun autre discours que celui de la psychanalyse ne saurait rendre compte. " Je voudrais privilégier, dira-t-il, (...) les deux formes, à mes yeux majeures, de ce qui résiste. Aujourd'hui encore et pour longtemps. La cruauté résiste, la souveraineté résiste. L'une et l'autre, l'une comme l'autre, elles résistent à la psychanalyse, sans doute, mais comme la psychanalyse aussi leur résiste, au sens justement le plus équivoque de ce mot. Souveraineté et cruauté, choses très obscures, résistent différemment mais elles résistent, l'une comme l'autre, aussi bien au-dehors qu'au-dedans de la psychanalyse. "

Il fallait une parole forte pour évoquer la peine de mort aux USA, ce pays où la psychanalyse joue peut-être aujourd'hui sa partie la plus critique.

Il fallait une parole rigoureuse pour rappeler que si la psychanalyse ne produit pas d'éthique, il revient cependant à qui revendique une responsabilité de prendre en compte la raison psychanalytique. Conférence superbe dont l'auteur, tout en réprimant la tentation de comparer 1789 et ce qui réunissait les participants de ces journées, conviait les psychanalystes sur la scène d'une révolution impossible : pourrait-on penser un au-delà de l'au-delà des principes de plaisir ou de réalité ? Quitte à établir pour cela un constat désespérant : " La psychanalyse, selon moi, n'a pas encore entrepris, et donc encore moins réussi à penser, à pénétrer et à changer les axiomes de l'éthique, du juridique et du politique, notamment en ces lieux séismiques où tremble le fantasme de la souveraineté et où se produisent les événements géopolitiques les plus traumatiques, disons encore confusément les plus cruels de ce temps. (...) ".

La conclusion se fera autour d'une urgence : tout reste à faire si ce qui reste à faire est penser sans alibi. Or " l'on ne parle pas d'alibi sans soupçon de crime, ni de crime sans soupçon de cruauté ". Si Freud réduisait le savoir à l'économie du possible, l'on peut cependant imaginer une révolution qui transigerait avec l'impossible ; et cela, les analystes devraient le savoir mieux que quiconque.

Un regret avant de conclure

Les organisateurs n'avaient pas prévu de volet consacré à l'éducation dans la présentation des thèmes de ces États Généraux. Pendant ces journées, aucune organisation sociale ne fût oubliée à l'exception de l'école ! Cela peut surprendre quand l'on sait les enjeux soulevés par le rôle de l'institution scolaire dans les sociétés occidentales ; quand l'on sait les dérives psychologiques de la psychopédagogie contemporaine ; quand l'on sait enfin le travail (institutionnel ou non) qu'accomplissent de nombreux praticiens, s'occupant d'enfants enfermés dans l'échec scolaire. Or s'il existe un lieu institutionnel où la psychanalyse pourrait ouvrir des portes et déranger des interprétations convenues, c'est bien celui-ci. L'oublier, c'est méconnaître un problème qui à sa manière, pose également la question de la transmission.

Conclusion provisoire

Si les remous qui ont agité le dernier après-midi de ces États Généraux ont empêché que soient prises des décisions concrètes, il est permis d'espérer que d'autres en reprendront le flambeau. Une nouvelle rencontre, à Vienne ? en Amérique du Sud ? marquera peut-être le chemin parcouru ensemble. Placée sous l'égide du politique, cette assemblée n'a pas renié ses origines. Le temps n'est plus où le psychanalyste se demandait avec anxiété si c'est " en tant que psychanalyste " ou " en tant que citoyen " qu'il doit réagir aux événements politiques. Le monde contemporain oblige le psychanalyste à " se mouiller jusqu'au cou " et à prendre une part active dans les luttes politiques. La psychanalyse ne peut ignorer les interrogations et les angoisses qui accompagnent les transformations d'un monde placé sous le signe de la cruauté et de l'assujettissement des sujets à l'économie marchande. De ce point de vue elle ne peut être indifférente aux conditions effectives dans lesquelles elle s'exerce.

Jeanine De Lara, psychanalyste

Carmen Hernandez, interprète et traductrice

Henri Roudier, professeur de mathématiques