Encore: Traité du J'ouïs-dire

Jean-Paul Gilson

Un malentendu a fait que le thème de nos débats devait porter, croyais-je, exclusivement sur le séminaire XX, Encore, et les problèmes que posent sa transcription livresque.

Car remarquez-le, on n'a jamais entendu autrefois quiconque se plaindre de la transcription de fortune que nous partagions alors pour les séminaires anciens auxquels nous n'avions pas pu assister.

Encore fut en effet le petit dernier que je lus alors (74) avant de l'ouïr (2004). J'étais d'autant plus enthousiaste que ce fut le premier que j'eus le plaisir d'écouter sur copie CD voici peu.

Pourquoi en effet aurai-je été réécouter Lacan alors même que nous l'avions sous la main.

Aussi bien est-ce là la thématique que j'ai privilégiée et qui motiva le titre de « j'ouïs-dire » que je laissai à Le Vaguerèse.

Encore « Encore » direz-vous ! Mais moins que le onze que tant citent à tire larigot. Publiés du vivant de Lacan, ici quasi contemporains de son dire comme le furent les versions Ornicar par la suite, ces séminaires furent les plus cités. Le petit 20ème d'ailleurs fut le dernier auquel je n'ai pas assisté mais les frémissements des groupies de l'époque nous rapportaient dans les couloirs, les cafés avoisinant la rue de Lille, à Bruxelles aussi, les bruissements du vent nouveau, Lacan parlait de la jouissance féminine.

Esprit des temps ou initiation pour l'époque, ça discourait ferme du côté femme. Luce Irigaray 74, Diamantis, Leclaire, Antoinette Fouque, Nikki de St Phalle, les cahiers du griff, Femmes de Kristeva etc…

Lacan disait que la psychanalyse qui n'a rien d'une érotologie n'avait pas ajouté un iota à la science érotique Dirions-nous cela aujourd'hui, 33 ans après Encore ?

C'est évidemment le bout par où cet enseignement s'est répandu comme une traînée de poudre.

J'ai fait écouter Encore dans le petit groupe de ceux qui travaillent avec moi à Montréal. Leur surprise m'a encouragé :

à poser la question de ce que la voix induit chez ceux qui écoutent sans voir mais pas sans lire

à retirer le dire de l'écrire, à les confronter. Ceci se redoublant de ce que le séminaire Encore sous sa forme enregistrée contient aussi l'enregistrement d'une séance où un philosophe du nom de Recanati, François de son prénom a fait un exposé que nous pouvons lire en cursive tout en l'entendant puisque publié lui aussi, transcrit dans scilicet V. Deux transcriptions de deux discours contemporains à comparer.

Quelles différences y lire, y entendre, y décrypter donc ?  La place de l'objet que cerne le propos !

Le discours du philosophe fait apparaître son objet et il le dit. Celui de Lacan le fait disparaître. Hier quelqu'un nous parlait de la « tapeuse » de Lacan qui le considérait comme un illusionniste. Il nous lançait de la poudre aux yeux à laquelle nous voulions croire comme consistance future. Non pas une adéquation de l'intelligence à la chose mais plutôt du dire à sa Chose freudienne. Dire des bêtises certes mais écrire sérieux, sériel.

Certains d'entre vous le savent, je l'ai « cru » et j'ai pris en son temps le soin de reprendre ces séminaires accessibles comme on le pouvait dans les conditions que vous pouvez deviner pour y lire un cheminement que je dis continu et que je croyais lisible. Il le fut bien plus que prévu, celui de la topologie, véritable fil rouge de l'aventure Lacan.

Cette poudre aux yeux qu'on lui impute, Lacan l'a nommée dans ce séminaire Encore : « mon je n'en veux rien savoir » Autrement dit, son ignorance à lui-même sans cesse reculée. Lacan parlait à ses élèves, il parlait de ce qu'il lisait à la façon d'un dire. Mais un dire un peu particulier qui se démarquait de l'écrire quel qu'en soit l'exactitude de la transcription. Il le dit, il parle à son " je n'en veux rien savoir " et il met ses auditeurs en posture d'incarner de supporter cette passion d'ignorance à lui-même sans cesse repoussée. Il n'a pas besoin de la masse, il le dira plus tard. Il parle à la cantonade, à quelques uns. Pour paraphraser sa propre démarche de séminaire, il parle de ce qui l'âme, de ce qui l'anime en portant le signifiant « dit » au ventre de l'Autre pour qu'il en recrache son savoir (inscriptible), soit sa jouissance sublimée. C'était la tâche de son dire.

L'écrit, le transcrit, n'a pas cet effet de propulsion sans fin renouvelée du terme visé par cette âme. Il rabat la relance sous la forme de l'incompréhension, transformant l'appât sujet en articulation théorique à expliciter. Tension entre la vérité qui surfe dans le dire et la logique qui s'impose de l'écrit.

Il est en effet une dit-mension particulière à l'art oratoire, qui est de conviction et non de vérification. Qui apprend une langue étrangère le sait bien, le sens (trop) attendu implique l'impossibilité de la conversation courante (signification flottante) laquelle supporte mal l'antériorité rétroactive (si lisible dans l'écrit) pourtant fondatrice. C'est ce que le graphe dit du désir montrait jusqu'à plus soif. Transfert et vérité accompagnent le mouvement de cette parole. Cf. ci-dessous le vecteur rétroactif S barré vers I(A)

graphe du désir

L'art lacanien est celui d'un prédicateur d'un ordre particulier, il dénonce la terre promise de l'être et de son cortège de croyances de tous ordres en instaurant cet objet petit a qui le cause. Alors petit a mécréant ? Certes. (Encore p.16): « Par le discours analytique, le sujet se manifeste dans sa béance, à savoir dans ce qui cause son désir. S'il n'y avait point ça, je ne pourrais faire le point avec une topologie qui pourtant ne relève pas du même ressort, du même discours, mais d'un autre, combien plus pur, et qui rend combien plus manifeste le fait qu'il n'est genèse que de discours. Que cette topologie converge avec notre expérience au point de nous permettre de l'articuler, n'est-ce pas là quelque chose qui puisse justifier ce qui, dans ce que j'avance, se supporte, se s'oupire de ne jamais recourir à aucune substance, de ne jamais se référer à aucun être, et d'être en rupture avec quoi que ce soit qui s'énonce comme philosophie ? »

Tout autre est l'écrit qui permet d'arrêter la « fluency » pour revenir en arrière le temps de l'énonciation et le rabattre dans celui de l'énoncé avec le risque universitaire de voir l'être honni se muer en lettre dans le temps même où l'exigence de cohérence interne supplée à la poursuite du « n'en rien vouloir savoir ».

Alors pourquoi ne pas doubler la couverture des séminaires de Lacan de leur CD enregistré avec petite clochette pour indiquer quand il faut tourner la page comme dans les livres de nos petits enfants, les illustrations topologiques tenant lieu d'images d'Épinal !

L'écrit qui redouble la voix comme la bande fendue en son long qui se love sur elle-même attendant sa couture « étourdissante »

torre

Curieux cependant que l'intransigeance à l'égard du transcripteur soit directement proportionnelle au « n'en rien vouloir savoir » du discours proféré par Lacan lui-même. Autrement dit, l'exigence logique autour de la publication des séminaires met d'autant plus en évidence ce dont se sont satisfaits, si facilement et superficiellement, ceux-là mêmes qui étaient les auditeurs de Lacan.

Mais au fait peut-on identifier ce « n'en rien vouloir savoir de Lacan dans ce séminaire Encore ? Question que nous pourrions poser de manière insistante à tout lecteur de tout séminaire de Lacan.

Lacan semble l'avouer quand il nous parle de ce qui le titille le plus, de tout ce qui l'anime. Pour tout dire, (la) femme et la topologie, la substance jouissante, et ce qu'il nomme la nécessaire bêtise : non pas du papa/maman mais du chacun/sa chacune !

Il est fascinant de l'écouter en « juxta » comme on le disait des textes anciens, la voix redoublée de sa lecture. Au point qu'à certains moments, principalement quand il parle de l'écrit, on a cette impression aujourd'hui que la parole qui s'avance cerne ce qui – d'elle- fait inscription. C'est là évidemment un petit pas de plus que notre Freud qui tentait d'interroger ce qui ne cesserait pas de ne pas se dire, le refoulement, quand Lacan l'étend ce refoulement, à ce qui ne cesse pas de ne pas s'écrire : le refoulement originaire, celui d'où s'interdit la jouissance.

Il y va donc de la mise en œuvre du signifiant sous ses deux versants, celui du dire et celui de l'écrit. Lacan tente de faire ressortir un nouveau discours qui privilégierait une incidence signifiante différente de celle de la conception classique de la linguistique qui met, elle, l'accent sur l'opposition signifiant-signifié.

Or pour soutenir cette double acception, il nous faut revenir à la thèse lacanienne du signifiant, glanée de-ci delà de ses éteules1*. La marque d'une trace effacée pour tromper l'Autre et récupérée par le sujet sous forme de savoir.

Où est le dit, où est l'écrit ? On sait la thèse de Lacan. On sait, veut dire qu'elle est écrite, c'est-à-dire qu'elle a une histoire lisible. Lacan est iconoclaste, il veut détruire la pensée de l'être, celle qui veut faire de l'UN qui dure alors que depuis Freud s'y substitue l'OUN qui barre malgré l'amour qui voulait faire Un de Deux, supposément.

Reste à suppléer au non-rapport sexuel par un assemblage lettré qui pourrait déterminer un nouveau lien social, l'analytique comme rapport entre sujet(s), mais doit-on les mettre au pluriel ?

p.48 :

« Dans l'amour ce qui est visé c'est le sujet, le sujet comme tel en tant qu'il est supposé à une phrase articulée, à quelque chose qui s'ordonne ou peut s'ordonner d'une vie entière. Un sujet comme tel n'a rien à faire avec la jouissance. Mais par contre son signe est susceptible de provoquer le désir. Là est le ressort de l'amour. »

Ébauche d'un nouvel amour ? Un rapport entre deux tracas propres à chaque sexe, rapports entre deux ratages. Je sais que cette thèse n'a pas que des émules chez les lacaniens mais c'est là un des effets de textes qui fait contrepoint à la cantonade lacanienne, c'est qu'à partir de l'écrit qu'on ne comprend pas et qui fait relais à cet au-delà de la parole qu'on ne saisissait pas, des questionnements sont possibles dont les énigmes sont portées au passif du co-auteur du séminaire pour ce qu'il en aurait mal transcrit.

Tout ceci pour insister à nouveau sur ce fait que bien des incongruités relèvent de l'anhistoricité délibérée de ce que nous ne voulons en rien savoir de cette bêtise pas plus d'ailleurs que de cette topo de Lacan.

Articuler plus loin la conséquence de ce fait qu'entre les sexes chez l'être parlant le rapport ne se fait pas pour autant que c'est à partir de là seulement que peut s'énoncer ce qui, à ce rapport supplée .Je ne vais pas reparcourir la totalité de ce séminaire XX, le petit XXième ! Bien que ce soit toujours un tel délice, notamment l'avènement du discours nodal sur la fin par ex.

René Lew nous a rappelé hier, dans son style irrésistible l'écriture que Lacan a proposée depuis Ou Pire, du tableau de la sexuation. Une façon pour le fini (castration phallique) de contaminer cependant et néanmoins le Pas-Tout infini, à savoir l'écriture de ce pourquoi - il n'en n'existe pas qui disent non à la castration :

gilson41



non- se présentifie pour notre bonheur ou notre mâleheure comme pas Toute - : mais quand même !

sexuation
formules de la sexuation

Bien sûr à toute chose sa fin, il faut conclure au moins momentanément. La publication lisible du séminaire à partir de son acte initial audible doit bien mettre en jeu une dit-mension spécifique pour que de telles luttes en résultent.

On se souvient du tissage de jouissance triangulaire que Lacan avance après son tableau de la sexuation.

triskel

Curieux triskel non tressé au cœur duquel Lacan fait se gonfler la bulle jouissance comme l'effet du tissage-tressage du j'ouïs-dire lisible, savoir à construire .Si le dire recèle forcément son mi-dire (de la vérité) et si l'écrire recèle sa rature – et j'espère qu'il en sera toujours ainsi – c'est pour permettre à chacun de réinventer le nouveau avoir que la psychanalyse a mis à jour, celui qui se supporte du signifiant et qui est à lire.

Je trouverai ce matin mon point de chute dans une conversation de la veille avec Serge Hajlblum à qui je dois l'invitation tronquée donc de venir m'entretenir à ce colloque et je l'en remercie. Discussion e fin de soirée, quand on fait le bilan de la journée dans la « « paix du soir » à évoquer la nécessaire disparition de ceux qui ont connu Lacan dans l'espoir de voir naître du sang neuf dans la psychanalyse. Et je reprends ici un morceau daté de mon travail sur la topologie de Lacan ( topologie nodale p 63)

Ce que Freud a introduit comme nouveauté, c'est penser qu'avec le langage, il était possible d'aller se mettre à la poursuite de cette sagesse qui était déjà là. La question étant de savoir qui est-ce qui sait ? Est-ce que c'est l'Autre ?

Ce savoir qui est dans l'Autre, c'est celui que nous y avons mis, nous le savons maintenant avec la théorie du signifiant puisque depuis longtemps, Lacan nous nous a dit que c'est à vouloir tromper l'Autre que le savoir nous reviendrait sous la forme de quelque chose que nous tentons d'acquérir, que nous tentons d'apprendre, c'est la raison pour laquelle il faut que nous y mettions du prix. Issu du signifiant, trace effacée qui devient marque pour tromper l'Autre afin de se regagner par une voie interne par le sujet mais comme savoir cette fois.

Dans ce détour cependant, il a un statut particulier : c'est qu'il se renouvelle à chaque fois qu'il est exercé, car le pouvoir qu'il donne «  est toujours tourné vers sa jouissance. Il est étrange que cela n'ait jamais été mis en relief, que le sens du savoir est tout entier là, que la difficulté de son exercice est cela même qui rehausse celle de son acquisition » p. 89 Encore.

Hors cette acquisition jouissive, ce savoir réside dans la possibilité mathématique de l'usage de la lettre. Usage réservé aux êtres de la philosophie de la connaissance qui n'ont de ce savoir de l'Autre qu'un abord fantasmatique, c'est-à-dire qui croit faire exister le rapport sexuel.

Fin novembre 2005

.

  • 1.

    * Que voulez-vous, la gerbe n'était ni avare ni haineuse, elle nourrissait les pauvres hères !