Dialogue entre Danielle Arnoux et Jacques-Alain Miller

Colloque 26/11/06

Samedi matin

Laurent Le Vaguerèse 

Danielle Arnoux, est-ce que vous voulez dire quelques mots ?

Danielle Arnoux 

Je veux bien prendre la parole. Le dernier mot que vient de dire Jean Allouch était « confiance » et ce qui était très amusant, dans votre introduction, c’est que vous avez fait vous-même un lapsus merveilleux. Vous avez parlé de Lacan qui, sur les suites de son enseignement, en avait pleinement… confiance.

Je me suis demandé si c’était pertinent ou pas de prononcer aujourd’hui le mot de « stécriture », comme si c’était un sujet qui pourrait fâcher, mais autant s’en débarrasser tout de suite. Stécriture prête à un certain nombre de malentendus et je ne sais pas si je peux arriver à en lever quelques-uns. Mais, en tout cas, ce serait en quelque sorte l’histoire d’une série de rendez-vous manqués, et je voudrais faire une toute petite chronologie de ces rendez-vous manqués.

Cela m’oblige à reprendre un vieux chapeau que pourtant j’avais voulu déposer. Si Jacques-Alain Miller a pu nous dire, dans une réunion préparatoire, qu’il ne tenait pas tellement à être saint Sébastien, il est vrai que je n’ai pas tellement, non plus, le goût des auréoles, et que quelqu’un, un jour, m’a appelée sainte Écriture ! Ce qui était assez drôle, assez bien vu, mais pas très gentil.

Je voudrais répondre à une question que Jacques-Alain Miller a souvent posée.

Je m’adresse à vous, Jacques-Alain Miller. Vous demandez : « Mais pourquoi est-ce que toutes ces questions viennent maintenant, alors qu’elles ne se sont pas posées du vivant de Lacan ? Pourquoi est-ce qu’on critique maintenant ce que je fais, alors qu’avant, on ne s’occupait pas de ça ? On me faisait confiance ».

Alors je pense que transcrire sur un mode critique, cela ne pouvait en effet se poser comme question qu’après la mort de Lacan ; que c’est quelque chose que peut-être il n’aurait pas voulu et qu’en tout cas, il n’aurait pas aimé. Vous parliez du Titre de la lettre, ça ne pouvait pas , en effet, venir de son camp.

Un jour, lors d’un colloque, ce devait être à la Maison de la Chimie, je ne sais plus en quelle année, je me suis trouvée assise à côté de Lacan. À la tribune il y avait quelqu’un qui commençait son exposé par une citation, citation de Lacan, bien sûr, et une citation qui concernait la lecture et disait : «  le juif sait lire », il y était question du Midrasch, et Lacan s’est tourné vers moi et il dit : « qu’est-ce qu’il dit ? » et je dis « ben, il dit quelque chose que vous avez dit… » et lui :  « j’ai dit ça, moi ? », et il avait l’air accablé. C’est-à-dire qu’une transcription qui consiste à le prendre au mot n’est pas nécessairement de son goût ; en tout cas, ça ne pouvait pas lui être agréable. Et, en ce qui me concerne, je ne pouvais me lancer dans une transcription critique qu’à partir d’un deuil, à partir du moment où lui n’était plus là. Il y avait une dimension, en quelque sorte, de mise en pièces du texte, que Lacan, dans sa personne, si je puis dire, ne pouvait pas supporter. La transcription du texte, c’est la toilette du mort, c’est ce que dit Barthes. Ce n’est pas la prise au mot du vivant. Et le vivant, lui, avait donné mission à quelqu’un qu’il avait choisi, et ce quelqu’un le faisait très bien, faisait la tâche au goût de Lacan. Je n’avais absolument rien à y redire et je suis d’accord avec Jean Allouch là-dessus, les deux façons de faire étaient, et sont toujours, complètement différentes et pas concurrentielles. Simplement, à l’époque où nous avons commencé Stécriture, 1983, il était pour nous exclu de se lancer à transcrire un séminaire déjà publié au Seuil. Nous considérions qu’il y avait bien assez de séminaires en souffrance pour que l’on puisse en quelque sorte — nous le pensions « naïvement » — ne pas le faire en double. C’est pour cela aussi que nous avions fait ça, bien que ce soit une diffusion assez confidentielle (il y avait cinq cents abonnés), au grand jour, en faisant un dépôt légal, bref public. N’empêche que c’était illégal. Et même si nous avions parié qu’il n’y aurait pas de procès, nous n’avions pas à être stupéfaits d’en avoir un. Et nous pouvions admettre, à ce moment-là, que l’exécuteur testamentaire et le gardien du droit moral, beaucoup plus certainement que le co-auteur s’estimait en devoir de nous faire ce procès. Il était encore beaucoup trop tôt pour envisager un mode d’abord du séminaire autre que celui choisi par Lacan. Et évidemment je ne vais pas insister là-dessus, Jacques-Alain Miller m’a exprimé ses regrets, il n’a absolument pas à s’excuser de cela. Si nous avons souffert à l’époque, cela n’est pas tellement venu de sa part, c’est beaucoup plus venu d’autres assauts et d’autres conseils. Passons. Je n’étais pas du tout fâchée à ce moment-là, je me suis fâchée plus tard.

Au moment du procès, la diffusion des volumes de Stécriture a complètement cessé. Personne n’a jamais voulu le croire ! Encore aujourd’hui. C’est-à-dire que Stécriture n’a plus du tout été disponible comme volume et encore aujourd’hui, n’est pas disponible comme volume sur la table du libraire. Cela n’a pas été réimprimé. Ce qui restait à faire comme travail, à ce moment-là, a été fini et a été stocké.

Je vais venir au moment où je me suis fâchée. Là c’était en 1991, quand le Séminaire avec le grand S a été publié et que j’ai constaté, je n’étais pas la seule, bien sûr à le constater, que le travail de Stécriture n’avait servi à rien. C’est-à-dire qu’il n’avait pas été pris en compte qu’un certain nombre d’éclaircissements étaient suffisamment au point pour permettre une version du Seuil excellente. Inutile de raconter la suite, tout le monde la connaît ici. Il y a eu à ce moment-là un colloque initié par l’école lacanienne, qui était un manifeste « pour la transcription critique » et il y a eu la parution du Transfert dans tous ses errata. Evidemment, ça, c’était pas très amical, ça ne pouvait pas l’être. J’écrivais un texte, à ce moment-là qui s’appelait « À qui la faute ? » et Jean Allouch, lui, écrivait un texte qui s’appelait « Gel ». Autrement dit, c’était la guerre froide. Après, il y a eu la parution d’une version corrigée, au Seuil, en 2001. Acte. Première rencontre. Et de notre côté, nous avons distribué la fin, la fin qui n’avait pas été mise en public, nous en avons fait cadeau à ce moment-là.

Le contexte a complètement changé aujourd’hui, nous n’en sommes plus du tout là. Et ce colloque en est la manifestation. L’engagement que Jacques-Alain Miller a pris de laisser circuler les multiples versions, il ne l’a jamais démenti. Et l’école lacanienne a mis en circulation des versions sur Internet, personne n’y a trouvé à redire. Donc c’est aujourd’hui un nouveau rendez-vous. Nouveau rendez-vous où vous êtes là, Jacques-Alain Miller, je trouve ça extraordinaire. Quand bien même cette rencontre serait sans lendemain, elle a lieu, nous sommes rassemblés autour de la question du séminaire. La transcription n’est plus strictement une affaire personnelle de quiconque. Je ne sais même pas si elle est une mission de quiconque. Mais elle est posée publiquement d’une nouvelle façon. Voilà, est-ce que la transcription critique va être aujourd’hui à ce rendez-vous ? Je considère que c’est quelque chose qui, maintenant ne dépend pas que de Jacques-Alain Miller.

[…]

Laurent Le Vaguerèse

Peut-être une réponse à Danielle Arnoux ?

Jacques-Alain Miller

Alors maintenant, l’affaire Stécriture, donc, nous ramène à vingt ans en arrière. Je suis tout à fait d’accord que ça a été une sorte de rendez-vous manqué. J’ai eu connaissance de la transcription par quelqu’un. J’ai été plutôt stupéfait que l’on fasse ça, parce que, à l’époque, ce n’était pas courant. En tout cas, je me suis fait depuis à cette pratique, je n’avais pas l’idée. J’en ai parlé au Seuil, le Seuil a mis là-dessus son avocat, qui a fait un référé contre vous, il a échoué à l’obtenir : le juge n’a pas voulu saisir la chose en référé. Le Seuil a fait une seconde demande en référé, et encore, vous avez eu gain de cause. Je ne comptais pas y être moi même en question, c’était les éditions du Seuil, mais, vu que leur avocat était retoqué deux fois, et que jusqu’alors il n’avait pas été jugé de la validité des dispositions prises par Lacan, j’ai laissé les éditions du Seuil de côté. Nous avons demandé à Roland Dumas — ministre à l’époque, il ne pouvait pas lui-même soutenir la cause — le nom d’un avocat : ce fut Charrière-Bournazel. Je suis allé avec lui sur le juge de fond. Mais avant cela, dans l’intervalle, entre le moment où la cause était soutenue par les éditions du Seuil et le moment où je l’ai prise en mon nom, il y a eu une tentative timide de « parlons-nous  ensemble ». J’ai demandé à Jo Attié de téléphoner à Jean Allouch pour dire : « Parlons-nous, essayons d’éviter… ». Peut-être que Jo Attié n’a pas été assez clair, enfin il m’a répondu qu’il avait été rebuté dans cette proposition de nous entendre.

Danielle Arnoux

Ce n’était pas Jean Allouch qui était aux commandes, voilà, c’était moi, et Jo Attié était un intermédiaire alors que c’était de vous qu’on attendait quelque chose.

Jacques-Alain Miller

Comme nous étions à ce moment-là, quand même, avec Stécriture, à couteaux tirés, puisque il y avait la justice, avant de vous avancer moi-même, j’ai demandé à Jo Attié, qui était ami de Jean Allouch, de faire cette démarche, pour dire que nous pouvons nous parler correctement. C’est alors, du coup, qu’il y a eu en effet cet épisode judiciaire que je regrette, qui n’aurait pas dû avoir lieu, on aurait dû pouvoir se parler. Maintenant aussi, il faut reconnaître que ça a validé, du point de vue juridique, le testament de Lacan, qui a dû être produit, et où il était confirmé que j’étais responsable du droit moral de l’œuvre et exécuteur testamentaire. Alors, il y a maintenant l’histoire malheureuse de ce séminaire du Transfert. Pour moi, c’était « tellement pas comme ça » qu’il fallait faire, que je n’ai même pas utilisé l’édition du Transfert par Stécriture. Je ne me suis pas du tout reporté à votre travail, parce que c’était un travail pirate, qui avait été condamné, et donc, moi-même, je n’ai pas considéré ça comme un matériau utile.

Jean Allouch

Ah je trouve : « c’était tellement pas comme ça qu’il fallait faire ! », je trouve ça formidable comme formulation « c’était tellement pas comme ça qu’il fallait faire ! » , ah oui , oui, c’est superbe, c’est superbe !

Jacques-Alain Miller

Cela exprime ce qui a été mon aveuglement à ce moment-là. La preuve en est qu’en effet, je n’ai pas utilisé ce travail. Et surtout, ce que je n’ai pas fait, je m’en suis rendu compte, c’est utiliser les très précieuses notes de Paul Lemoine, avec qui j’avais siégé des années au Conseil de l’École de la Cause Freudienne. Il faut dire que, au fond, ce qui était important pour moi, c’était de continuer comme du vivant de Lacan. Et donc, du vivant de Lacan, je ne consultais pas les notes de Paul Lemoine ; personne même ne me l’avait signalé. Je savais qu’il prenait assidûment des notes et, ce que m’a fait voir la volée de bois vert que j’ai prise avec la sortie du Transfert et de ses errata — j’ai compris qu’il fallait, en effet, se référer aux cahiers de Paul Lemoine. Lemoine ayant disparu juste avant les grandes vacances. Gennie Lemoine m’a remis l’ensemble des cahiers et donc, je vous dois cette alerte, qui a fait que maintenant, quand j’établis un séminaire et que Paul Lemoine était là — ce n’est pas le cas des premiers— eh bien, je me réfère à cet matériau supplémentaire.

Alors, je vous ai entendu dire dire, Danielle : « Lacan n’aurait pas voulu, Lacan n’aurait pas aimé etc. », Vous, vous pouvez prendre des libertés avec ça , si je puis dire, et moi, au moins la partie de moi, si je puis dire, qui est responsable du droit moral, je ne le peux pas. Le fondement du droit moral est une notion très particulière, très française, c’est une notion d’exception française, distincte du copyright anglo-saxon. Le droit moral en quelque sorte, j’ai été obligé de m’y intéresser, et j’ai même été amené à en parler à la Société des gens de lettres, qui m’ont invité pour ça : le droit moral est une sorte d’éternisation de la volonté du sujet. C’est très curieux, il y aurait beaucoup de choses à en dire. Donc, quand je suis en tant que responsable du droit moral, je n’ai même pas tellement à considérer le pour et le contre, sinon à essayer - on se demande comment, c’est pas les tables tournantes quand même —de se mettre dans la ligne de la volonté du sujet. Et même je crois avoir lu, dans les derniers traités que j’ai regardés du droit d’auteur, il y en a un très important qui est sorti récemment, je crois avoir lu même que le responsable du droit moral peut choisir de continuer le droit moral, en faisant le choix de quelqu’un. Cela me paraît bizarre, il faut que je consulte là-dessus, mais enfin, il y a une sorte de prolongation du droit moral et de la volonté, c’est-à-dire d’un désir décidé. Voilà, ça restreint un certain nombre de mes choix.

Donc, si vous voulez, moi, j’avais considéré la transcription comme une question personnelle. J’ai même indiqué au départ du séminaire XI que, quand je disais : «  on a voulu ici ne compter pour rien », longuement commenté à travers les âges, ça n’était pas une question personnelle, c’est que j’ai essayé d’être très dépersonnalisé…

Jean Allouch

Oui, oui absolument !

Jacques-Alain Miller

… dans cet exercice. Est-ce que, bon, maintenant, j’analyserais autrement cette phrase, que j’ai proférée ? Elle m’a amené d’ailleurs à refuser, au fond, ce que Lacan m’offrait. Lacan m’a dit : « nous le signerons ensemble ». Et, c’est ce que j’ai refusé. C’est moi qui ai donné les indications pour la couverture, et je me suis fait disparaître dans cette couverture.

Jean Allouch

Oui, oui !

Jacques-Alain Miller

Est-ce que j’ai eu raison ? ce n’est pas sûr…

Jean Allouch

Non, c’est pas sûr du tout, non non…

Jacques-Alain Miller

C’est pas sûr, s’il y avait eu, je sais pas, j’aurais hésité à : « Jacques Lacan et Jacques-Alain Miller, le Séminaire ».

Jean Allouch

Rire

Jacques-Alain Miller

Alors que, si vous voulez, quand Granoff a fait un article en anglais, résumant et glosant le séminaire IV et le fétichisme, c’est signé « Granoff et Lacan », parce que, sans doute Granoff, n’ayant pas ma fameuse modestie, a été ravi de cosigner avec Lacan. Ce qui fait d’ailleurs, que des années plus tard, le directeur des éditions Denoël est venu me voir, parce qu’il avait l’intention de publier un inédit de Lacan en français : « Granoff et Lacan, le fétichisme ». J’ai dit :  « Il n’en est pas question , parce que c’était une chose de circonstance, et il s’appuyait sur le séminaire IV de Lacan. Il n’y a pas lieu de publier ça ». Donc même si il n’y avait pas eu « Jacques Lacan et Jacques-Alain Miller, le Séminaire », il pouvait y avoir « Jacques Lacan avec la collaboration de Jacques-Alain Miller » sur la couverture, etc.. Sans doute que ce statut singulier de cet écrit aurait été mis davantage en relief. Enfin bon, moi, j’ai considéré que mon travail, même si c’était un travail de collaboration, restait subordonné, bien entendu, à l’apport de Lacan.

Je crois que je vais m’arrêter là parce que j’ai déjà été assez long