Les 450 euros de Freud : une affabulation arithmétique 

Henri Roudier

Les 450 euros de Freud : une affabulation arithmétique 

Dans la bataille frontale ouverte avec la publication du dernier ouvrage de M. Onfray, on a vu la plupart des assertions de l'auteur démontées et mises en pièce par d'excellentes démonstrations de caractère universitaire. Mais je n'ai rien lu concernant ce qu'il écrivait sur les séances à 450 € de Freud. Du côté des médias l’assertion de M. Onfray semble admise sans aucune objection. J’ai donc cherché à démonter, dans la mesure du possible, le procédé qui permettait d'arriver à ce résultat en me posant la question des calculs y conduisant. Comme on le verra cette procédure n’a pas grand sens : mais pour s’en rendre compte il faut bien faire quelques conversions. Je prie donc les lecteurs n'aimant pas les règles de trois de bien vouloir excuser les quelques calculs élémentaires qui suivent ; il est d’ailleurs possible d’admettre les résultats sans inconvénient. 

Enfin je remercie Denis Pelletier pour ses  remarques pertinentes et ses critiques qui m’ont permis d’écrire cet article.

DEUX CALCULS : 450 € OU 250 $ ?

Le procédé qui a priori permettrait d’évaluer aujourd’hui la valeur relative d’une somme donnée par exemple en 1926 utilise des "convertisseurs". On en trouve plusieurs sur Internet. Ces convertisseurs (appelés tantôt calculateurs d’inflation, tantôt measuring worth calculators) sont basés sur des estimations de la hausse des prix année par année ; le taux d’inflation cumulée sur plusieurs années est basé sur l’estimation de la hausse des prix pendant la même période. Le calcul n’est qu’un enchaînement de multiplications basées sur des pourcentages. 

Comment peut-on arriver à la somme de 450 € ? 

On sait qu’à partir de l’automne 1926, Freud qui prenait avant l’été six patients par jour à 20$ la séance d'une heure, ne prend plus que cinq patients par jour à 25$ la séance [1]. On peut envisager de convertir les dollars de 1926 en francs de l’époque, puis d’appliquer à la somme le taux d’inflation cumulé de 1926 à 2009 pour la convertir en euros : en 1926, le dollar équivaut à 30 AF (anciens francs), cela fait la séance à 750 AF. L'inflation cumulée en France durant cette période étant de 39000 % (suivant la plupart des calculateurs), il faut donc multiplier cette somme par 391, puis la convertir en euros : cela donne 445 € [2]

Un autre calcul

La somme paraît exorbitante, mais est-il raisonnable au vu de la dépréciation du franc de s’en tenir à ce résultat ? Car on peut également ne pas convertir les dollars en francs et utiliser le même procédé en se basant sur la dépréciation du dollar : il suffit de convertir d’abord les dollars de 1926 en dollars de 2009 et de convertir ensuite ceux-ci en euros. Or il paraît plus cohérent de faire les calculs sur le dollar qui ne s'est pas dévalué au même rythme que les monnaies européennes. Suivant les sources (et les critères retenus)  le taux d’inflation cumulé du dollar est compris entre 800% et 1100% ; par exemple si l’on part d’un taux moyen de 2,8% par an, on trouve un taux cumulé quasiment égal à 900% pour la période 1926-2009. Cela convertirait ainsi les 25$ de 1926 en une somme comprise entre 225$ et 300$ de 2009, (150€ et 210€) ; un taux cumulé de 900% donne 250$ (175€).

Essayer d’évaluer les quarante couronnes que demandait Freud pour une consultation à Vienne avant la guerre de 1914 [3] conduirait à des résultats encore moins significatifs. 

Le procédé utilisé ne donnerait donc au mieux qu’un très vague ordre de grandeur [4] et perdrait tout caractère significatif lorsqu’on s’intéresse au prix d’une consultation chez un médecin ou d’une séance d’analyse puisqu’il est facile de faire varier le résultat dans un rapport de 1 à 3. On pourra éventuellement rapprocher les sommes indiquées de ce qui est couramment demandé en France de nos jours : entre 40€ et 100€ suivant les psychanalystes, les séances durant en général entre 20mn et 50mn. Mais cela paraît bien illusoire. 

UN PARADOXE

Les résultats donnés par ces calculs laissent perplexe. Mais il est possible de montrer que le procédé utilisé est quelque peu aventureux en examinant le petit paradoxe suivant ; il est basé sur le coût d’une lettre ordinaire en France comme aux USA. 

Le tarif d'une lettre intérieure passe aux USA de 2c à 44c entre 1927 et 2009, lors qu'il passe en France de 0,5 AF à 0,56€; cela donne un facteur multiplicatif de hausse du tarif égal à 22 aux  USA, égal à 700 en France. Or en 1927 le change dollar-franc (soit 1$ = 25 AF), donne exactement 0,02$ pour 0,5 AF; en 2009 le change dollar-euro (soit 1$ = 0,7€) donne 0,44$ pour 0,31€. En d’autres termes les deux tarifs, en apparence égaux en 1927 auraient évolué vers des tarifs qui semblent indiquer qu’en 2009 l’acheminement du courrier aux USA est  un peu moins cher qu’en France, malgré des coefficients de hausse des prix fort différents. 

Bien entendu, il est hors de question de rapporter la hausse générale des prix à celle des tarifs postaux ; il s’agit simplement de mettre en question l’idée suivant laquelle la valeur d’un objet ou d’un service serait un invariant (temporel ou géographique) les changements de monnaie ne correspondant qu’à de simples changements d’unité. Autrement dit si le mètre ou le kilomètre correspondent à des unités différentes permettant de mesurer la distance entre deux points (qui est indépendante de l’unité choisie), il se pourrait que les choses soient plus compliquées lorsqu’il s’agit de la hausse des prix ou de l’inflation, et que le procédé utilisé plus haut n’ait en soi pas grand sens. 

Il est vrai que ce genre de calcul a quelque chose de fascinant. On peut citer à cet égard l’observation trouvée sur l'un des sites américains de conversion ; elle suit quelques remarques mettant en garde contre une utilisation abusive de ce calcul:  "These considerations do not stop the fascination with these comparisons or even the necessity for them". [5]

On se dira alors qu’il vaudrait mieux rapporter les 25$ de Freud aux salaires ou aux revenus de l’époque. Ainsi en 1926 un ouvrier américain qui entre chez Henry Ford gagne assez bien sa vie : il est payé 7$ de la journée. Un vieil homme de soixante-dix ans, qui est connu dans le monde entier, qui a été comme tous les viennois ruiné par la première guerre mondiale, qui supporte héroïquement les effets de son cancer, gagne donc en une journée de travail dix-sept fois ce que gagne l'ouvrier en question... Est ce si scandaleux ?

Pourquoi ne pas nous tourner également vers la littérature ? Les romans offrent une mine d’informations pour qui s’intéresse à l’économie quotidienne. Ainsi dans les années 30 le héros de Chandler, le détective privé Marlowe demande 25 dollars par jour (plus les frais) ; il vit chichement  à Los Angeles. 

INFLATION, HAUSSE DES PRIX, VALEUR DE LA MONNAIE

Bien entendu les exemples précédents ne sont pas des démonstrations. Mais que sont censés mesurer ces convertisseurs : la hausse des prix, l’inflation, la valeur relative d’une monnaie ? La différence entre ces résultats tient-elle aux dévaluations et à l'inflation qui ont accompagné l'évolution économique de l'Europe pendant un siècle? Tient-elle au fait que ces calculateurs sont basés sur la hausse des prix, celle-ci variant alors avec les différents régimes économiques ? 

On s’en tiendra ici aux observations suivantes.

-- Une dévaluation d'une monnaie par rapport à une autre ne répond pas nécessairement aux mêmes nécessités suivant les époques.

-- Selon l'INSEE "l'inflation est la perte du pouvoir d'achat de la monnaie qui se traduit par une augmentation générale et durable des prix. Elle doit être distinguée de l'augmentation du coût de la vie. La perte de valeur des unités de monnaie est un phénomène qui frappe l'économie nationale dans son ensemble, sans discrimination entre les catégories d'agents. Pour évaluer le taux d'inflation on utilise l'indice des prix à la consommation (IPC)...(mais celui-ci) n'est pas un indice du coût de la vie". 

-- Les conceptions de l’inflation évoluent au XX-ème siècle avec les systèmes monétaires [6]. Jusqu’en 1914 ceux-ci sont fondés sur la convertibilité or-billet de banque :  l’inflation est donc distincte de la hausse des prix. Avec la disparition de ce système, la conception change : l’inflation est appréhendée comme un déséquilibre économique entre offre et demande globale qui se reflète dans la hausse des prix. Enfin, 1945 marque encore un changement conceptuel : l’inflation se définit alors comme une hausse générale des prix due au seul excès de la demande globale. Le concept continue d’évoluer. Ce serait dépasser le cadre d’un simple article que d’essayer d’en esquisser les nouveaux contours. Cependant, de Keynes qui change d’abord les termes de la théorie en privilégiant l’analyse de la demande, aux écoles qui vont lui opposer un modèle côut-prix-profit, la pensée se déplace vers l’idée que c’est le fonctionnement du système économique lui-même qui explique l’inflation. On serait donc passé de l’idée originale d’enflure de la masse monétaire à celle de régulation d’un système économique. Le fonctionnement de la monnaie dans une économie ne peut donc pas s’appréhender en 1914 comme en 2009 [7]

Par conséquent, enchaîner des calculs de hausse des prix sur 80 ans en espérant ainsi obtenir une évaluation d’une somme donnée au cours du temps revient à confondre inflation, hausse des prix et valeur de la monnaie. C'est tout simplement oublier que l’économie du quotidien n’échappe pas à l’histoire. A cet égard  le cas du dollar est assez extraordinaire. On observera ainsi avec J. F. Larribau (article "Dollar" de l'Encyclopedia Universalis ) que "c'est (..) en termes de pouvoir d'achat que la valeur réelle du dollar doit être appréciée. De ce point  de vue, estimé sur la base de l'indice des prix de gros depuis la fin du XVIII siècle ce pouvoir d'achat a connu une dégradation tendancielle très faible si on la compare avec celle qu'ont connue tous les pays européens : à la fin de 1977 sur la base 100 en 1967, la valeur du dollar n'était que de 20% plus faible qu'en 1792".

Les conversions du dollar à la couronne autrichienne avant la guerre, du franc au dollar dans l'entre-deux guerres n’ont guère de sens ; vouloir convertir le franc des années 20 en euros est encore pire. Les historiens de l'économie se méfient de ce genre de transposition car on passe d'un régime économique à un autre, autrement dit ayant des échelles de valeur très différentes. Ainsi les USA entrent dans la société de consommation dès les années trente ; l'Europe n'y entrera que plus tard. Encore aujourd'hui l'indice des prix des économies contemporaines dépend de plusieurs facteurs dont le poids respectif n'est pas le même d'une économie à l'autre.

CONCLUSION

Mener une enquête sur les moyens d’existence d’une catégorie sociale à une époque donnée exige les ressources de l'histoire quantitative. On a ainsi besoin des échelles de  revenus, compliquées pour des professions libérales. On pourrait alors étudier les questions des honoraires ou de l'argent dans la cure en les replaçant dans le cadre d'une histoire générale des patients [8]. 

Si cette histoire reste à faire, nous ne sommes pas cependant sans quelques données Mais elles sont souvent qualitatives. C'est ce point de vue qu'adopte Henri Ellenberger dans les portraits qu'il dessine dans son Histoire de la découverte de l'inconscient.  Aussi pour en revenir à Freud [9], laisserons-nous les conversions et les règles de trois au royaume des fantasmes en donnant le dernier mot à Henri Ellenberger ; celui-ci, en quelques lignes, esquisse toute une histoire : "La vie de Sigmund Freud offre l'exemple d'une ascension sociale progressive depuis la classe moyenne inférieure jusqu'à la haute bourgeoisie. Après les années diffcile de Privat-Dozent, il devint l'un des médecins les plus célèbres de Vienne, muni du titre enviable de professeur extraordinaire. Les patients sur qui il entreprit ses études neurologiques appartenaient aux couches inférieures de la population, mais sa clientèle privée, sur qui reposait sa psychanalyse, était composée de malades des plus hautes classes sociales. Au début de la cinquantaine, il se trouva à la tête d’un mouvement dont l’influence ne cessa de s’étendre sur toute la vie culturelle du monde civilisé, si bien qu’à la fin de la soixantaine il jouissait d’une réputation mondiale. Quand il mourut en exil en Angleterre, on se plut à saluer en lui un symbole du combat de la liberté contre l’oppression fasciste."

Henri Roudier, professeur de mathématiques au Lycée Chaptal à Paris

Notes 

[1] cf. E. Jones, P. Gay. A cette époque Freud ne travaille pas toujours six jours par semaine. Il a soixante dix ans et l’avancée inexorable de son cancer l’empêche parfois de travailler pendant des semaines. La somme de 25$ paraît assez élevée pour l'époque, mais ne semble pas avoir soulevé jusqu'ici de remarques indignées. Elle concerne des patients assez fortunés, venus souvent des USA.

Rappelons également que le revenu d’une personne exerçant dans un cadre libéral est inférieur aux honoraires qu’il demande.  

[2] Ajoutons qu’en 1927, le dollar équivaut  à 25 AF ; un calcul analogue donne alors donne 371 € ; enfin si l'on s'en tient au taux de change de 1934, (1$ = 15 AF  de 1934), on obtient 235 €.

[3] Selon Jones qui qualifie la somme d’assez élevée. 

[4] Il existe bien six ou sept méthodes de réévaluation d'une monnaie au cours du temps. Selon les critères retenus et ce que l'on souhaite évaluer, les résultats sont  très différents (ils peuvent varier de 1 à 20). A suposer que cela ait un sens, on ne compare pas les fortunes de John Rockefeller et celle de Bill Gates de la même manière que l’évolution des prix courants

[5] L’anecdote suivante en dit également assez long. Entrant un matin dans ma salle de cours, je trouvai le tableau couvert de calculs étranges. Mes étudiants, élèves en classe préparatoire scientifique lisent l’Avare. Ils s’acharnaient à convertir les dix milles écus d’Harpagon en euros. 

(6) cf article de l'Encyclopedia Universalis "Inflation et déflation" de Pierre Biacabe à qui j’emprunte ces observations.

[7] Que l’on pense simplement aux discussions d’aujourd’hui autour de l’euro.

[8] Jones donne déjà des informations intéressantes. A cet égard faire de Jones un  hagiographe relève de la plaisanterie. Jones a écrit une histoire "officielle" avec les défauts du genre. Cela se voit particulièrement dans ce qui se joue autour d'une politique de la psychanalyse. On sait également que sa politique de "sauvetage" de la psychanalyse dans l'Allemagne nazie a été catastrophique ; la psychanalyse ne Allemagne ne s'en est jamais relevée. Mais que Jones n'ait pas montré plus de clairvoyance que la plupart des dirigeants politiques de cette époque ne fait pas de son grand ouvrage un travail sans intérêt. Les historiens ont su depuis faire la part des choses.  

[9] Freud n’a d’ailleurs jamais théorisé le paiement dans la cure. S’il en fait seulement une nécessité économique qu’il faut accepter, il affirmera que l’idéal serait de pouvoir faire des cures gratuites. 

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