Mon cher Mikkel

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Réponse à Mikkel Borch-Jacobsen, par René Major

LEMONDE.FR | 18.05.10 | 09h24 • Mis à jour le 18.05.10 | 09h35

Mon cher Mikkel,

Si ce n'était vous, avec qui j'ai entretenu les rapports les plus courtois depuis trente ans, je ne prendrais pas la peine de répondre au texte que vous avez signé dans Le Monde du 8 mai intitulé "Le crime de M. Onfray ? Avoir suggéré que Freud n'était pas de gauche", même si vous faites mention à deux reprises de mon nom pour l'article paru dans Libération en date du 26 avril, "Onfray ou la folie raisonnante".

Vous n'êtes pas misogyne, que je sache, et n'êtes pas de ceux qui soutiennent, à ma connaissance, que les femmes ne pensent pas. Alors, pourquoi ne citez-vous que mon nom pour un article écrit et signé avec Chantal Talagrand – que vous connaissez d'ailleurs. Si cet article a été cosigné, c'est en raison de la biographie de Freud que nous avons écrite ensemble (Gallimard, 2006). Cette biographie, qui n'est pas du genre hagiographique, met l'accent sur le politique dans la vie et l'œuvre de Freud. Des travaux l'avaient précédée, tel De l'élection, Freud face à l'idéologie américaine, allemande et soviétique (Aubier, 1986).

Lors de nos premières rencontres, vous m'aviez apporté vos traductions de textes de Freud (sur son voyage à Paris et à Berlin, sur Charcot, sur l'hystérie) qui demeuraient encore inconnues en français. Avec Philippe Koeppel et Ferdinand Scherrer, vous faisiez un remarquable travail de traduction avec appareil critique et j'ai eu le bonheur de les publier dans les numéros 7 et 9 des Cahiers Confrontation que je dirigeais. Vous étiez alors à Strasbourg un élève de Jean-Luc Nancy qui vient d'écrire à propos de l'invention freudienne, qu'elle reste "la tentative la plus puissante qui ait été tentée depuis la fin de la métaphysique. Elle a su échapper au double piège d'une autoproduction de l'homme (dans quoi Marx, en particulier, reste pris) et d'une résurrection de quelque espèce de divinité (comme dans le cas de Heidegger)." Dans ce texte paru dans le numéro 124 de Poésie (Belin, 2008), repris dans L'Adoration (Gallilée, 2010), Nancy, dont je pense que vous ne sous-estimez pas la pensée, se réfère aussi, comme vous, à Psychologie des masses et analyse du Moi, mais pour en donner une tout autre lecture que la vôtre : "Le mythe est ce par quoi l'individu se détache de la psychologie de masse, ce par quoi le sujet advient par son récit". Vous vous êtes éloigné d'une telle lecture dont on ne saurait pourtant toutefois faire fi d'un revers de main. Vous franchissez allègrement un océan de pensée en croyant que Freud donne alors la recette à Hitler et à Mussolini pour le maniement des foules.

Connaissant les chemins sur lesquels vous vous engagiez, j'ai néanmoins tenu à ce que vous participiez au colloque Lacan avec les philosophes (dont les Actes ont paru chez Albin Michel en 1990) organisé par le Collège international de philosophie. J'étais, avec Patrick Guyomard, à l'initiative de ce colloque qui a marqué la mémoire du Collège. Et en 1995, à la parution de votre Souvenirs d'Anna O. Une mystification centenaire (Aubier), j'ai répondu point par point, aussi minutieusement que respectueusement, à ce que vous avanciez ("De 'l'hystérie' de Freud ou un commencement dont on voudrait la fin" repris dans Au commencement, la vie la mort (Gallilée, 1990)). Certes, la pensée de Freud n'en finit pas de s'interpréter et de nous inciter à l'interpréter et c'est en quoi elle n'exclut pas que la raison raisonnante puisse s'en emparer et à partir de n'importe quelles prémisses en tirer les conclusions les plus extravagantes. Déjà, dans votre "mystification centenaire", vous partiez d'une hypothèse de grossesse nerveuse (la pseudocyesis) d'Anna O., patiente de Breuer à l'origine de la découverte du transfert, une hypothèse avancée par Jones et que Freud n'a jamais confirmée, pour faire de cette patiente "une simulatrice particulièrement douée qui s'était adonné à un jeu puéril avec un médecin viennois un peu crédule". Un journaliste du Monde à l'époque, Roland Jaccard, s'était laissé prendre à votre paralogisme.

Dans la même veine, Michel Onfray aura fait encore plus fort que vous. Mais, contrairement à ce que vous dites, nous ne l'avons pas traité de "fou raisonnant". Nous avons parlé de la folie raisonnante qui peut se mettre au service d'un a priori de lecture jamais questionné comme tel. L'autre nom de cette folie raisonnante est le délire d'interprétation. Cette façon de lire et d'interpréter ne manque pas de rigueur. Et ce qui nous avait interloqués, Chantal Talagrand et moi – et quelques autres –, est qu'un lecteur aussi averti que Robert Maggiori voie dans le livre de Onfray "un écrit adroitement argumenté, organisé autour d'une thèse systématiquement développée" (Libération du 17 et du 18 avril). A la réflexion, ce "systématiquement développée" est pour le moins ambigu et, en tout cas, le contraire de ce que fait Freud. Ce que laissait sans doute entendre Maggiori. L'évolution de la pensée de Freud, comme le dit encore Nancy (je choisis à dessein un philosophe que vous connaissez bien, que vous estimez), "n'a cessé de se déplacer vers des hypothèses ou vers des conjonctures toujours plus expressément aventureuses […] telles que la religion, l'art, la civilisation, la guerre".

BOLCHEVISME, HILTLÉRISME…

La question n'est pas que Freud ait été de gauche ou de droite. Cela n'a aucun sens dans le contexte de l'époque et surtout lorsqu'on considère qu'il s'engage sans relâche dans la déconstruction de ses propres illusions et de celles de l'humanité. L'une des caractéristiques de la "folie raisonnante" est de manquer de doutes et d'humour et de n'avoir que des certitudes. A un ami qui lui rendait visite à la fin de la première guerre mondiale, Freud confiait qu'il s'était à moitié converti au bolchevisme. A son visiteur étonné, il confia qu'il avait reçu un fervent défenseur du bolchevisme qui lui avait dit qu'après une première phase sanglante, l'humanité connaîtrait enfin le bonheur. Freud lui avait alors répondu qu'il croyait en la première partie du programme. Doit-on lui reprocher de ne pas s'être laissé aveugler comme tant d'intellectuels français de gauche en France ? Que Freud ait été très tôt lucide sur l'avenir de la révolution bolchevique ne permet nullement de conclure qu'il était de droite. Quant à l'hitlérisme, il a déclaré en 1933 que c'était une régression à une barbarie pré-historique. Que Freud dise dans Pourquoi la guerre ? que "la masse se range presque toujours sans réserves à une autorité" comme vous le soulignez pour lui en tenir rigueur, voire en faire un penseur pour les Duce et Führer, n'est qu'une réalité mise en évidence depuis Plaute, Hobbes et bien d'autres. Cela n'empêche pas Freud de préconiser une politique qui détourne les pulsions cruelles de l'homme de leur expression dans la guerre. Il propose de prendre en compte l'inégalité des hommes qui les divise entre guides, meneurs et masses dépendantes mais en ajoutant qu'il faudrait "éduquer une couche supérieure d'hommes à l'esprit indépendant, capables de résister à l'intimidation et soucieux de vérité". C'est bien ce qui tarde toujours à venir. L'idéal, disait-il, ce serait une communauté dont la liberté consisterait à soumettre la vie pulsionnelle à une "dictature de la raison". Quelles que soient les arêtes les plus problématiques d'une telle visée, elle ne peut pas ne pas être qualifiée de progressiste. Un progressisme sans les illusions qui auront été dévastatrices, qu'on les qualifie de gauche ou de droite.

En ce qui concerne la possibilité de soumettre à une "dictature de la raison" l'économie pulsionnelle et libidinale qui régit la "folie raisonnante", je n'ai, mon cher Mikkel, aucune illusion.

René Major est directeur de l'Institut des hautes études en psychanalyse.