Nietzsche à la sauce noire des Thérapies cognitivo-comportementales

Lettre ouverte à Michel Onfray

Pour Le Nouvel Âne n° 10, février 2010

Nietzsche à la sauce noire des TCC

Clotilde Leguil

« Nous autres sommes l'exception et le danger – nous autres avons éternellement besoin de nous défendre ! – or, il y a certainement quelque chose à dire en faveur de l’exception, pourvu qu'elle ne veuille jamais devenir la règle. 1»

Nietzsche

En découvrant en cette rentrée 2009 que la psychanalyse avait un nouvel adversaire en la personne de Michel Onfray – qui annonçait qu’il s’emploierait dans son cours de l’Université Populaire de Caen à critiquer les concepts freudiens - , on pouvait d’une certaine façon se réjouir. Enfin un détracteur digne d’intérêt ! Sortant du combat avec les cognitivo-comportementalistes, ces hommes gris dont la vision ennuyeuse de la condition humaine nous avait poussé à argumenter contre la conception du psychisme comme processus de traitement de l’information, contre la croyance en une rééducation possible des jugements pathologiques, contre la volonté de normalisation des conduites au service de la rationalité technique, enfin contre l’idéal du bien-être au nom duquel nous n’aurions qu’à nous désensibiliser à la souffrance lorsqu’elle vient déranger l’ordre du monde, sortant donc de cette première bataille nécessaire mais parfois lassante, l’arrivée de ce nouvel opposant semblait stimulante.

Un adversaire prometteur

Contrairement aux partisans des TCC, Michel Onfray ne se présente pas comme un adepte de la santé mentale ni comme un tyran de l’adaptation. Sa philosophie, que l’on peut critiquer ou ne pas aimer, se distingue néanmoins par un style personnel et inventif au service de l’hédonisme volontariste, un peu trop volontariste peut-être, mais après tout assez joyeux. S’annonçaient alors des échanges plus profonds sur le rapport au plaisir et sur la façon dont, en effet, la perspective freudienne de l’Au delà du principe de plaisir nous pousse à réinterroger ce qui est bon pour nous et nous fait du bien… ou du mal.

Contrairement encore aux partisans des TCC, qui se rangent toujours du côté du pouvoir et jamais du côté du désir, Michel Onfray se voulant plus rebelle que soumis savait résister à la version froide et idéaliste d’un enseignement formaté par des exigences pédagogiques anonymes. Hostile à la logique du rendement et de l’exploitation de l’homme par l’homme, il a toujours défendu un rapport au savoir vivant et mis à la portée de tous, en vue d’une diffusion de la culture parmi ceux qui n’y ont pas accès d’emblée. C’est ce qui l’a conduit à créer l’Université Populaire de Caen, après avoir enseigné la philosophie pendant vingt ans dans un lycée technologique, renonçant à une carrière universitaire plus académique.

Ses livres – inspirés de la philosophie nietzschéenne, mettant en avant le corps et ses désirs contre l’idéal ascétique - et le succès qu’ils rencontraient, témoignaient d’une plume et d’une pensée singulière, confirmées par son charisme et son talent de rhéteur par delà toutes les normes de l’establishment universitaire. Bref, qu’on soit d’accord ou pas avec lui, on aimait Michel Onfray, au moins pour sa création de l’Université Populaire de Caen en vue d’une diffusion de la philosophie auprès de ceux qui désirent accéder à une vision du monde plus authentique que celle que propose le marché et ses mirages positivistes, au mieux pour ses écrits, aussi bien sur la raison gourmande que sur l’érotique solaire, sur le sauternes ou le voyage en Egypte, nous initiant à un rapport au monde marqué du sceau de la poésie et du désir de jouir de l’éternité depuis notre position humaine, trop humaine.

Or ce beau philosophe devenu une star auprès des médias, mais aussi un orateur qui sait captiver l’attention d’un amphithéâtre de 1200 personnes pour déconstruire l’histoire de la philosophie et inventer une contre-histoire qui donnerait la parole à ceux que la pensée chrétienne aurait effacé, ce personnage agalmatique, auteur d’un Anti-manuel de philosophie qui a fait école et que tout le monde copie dans d’autres disciplines, décide de se confronter à la psychanalyse, comme à un nouvel adversaire après le christianisme. Pourquoi la psychanalyse ? Pourquoi Freud ? Pourquoi cette hostilité subite ?

Un livre noir pour l’hédonisme

La réponse est simple, réduite à sa plus pauvre expression : « Parce que j’ai lu Le livre noir de la psychanalyse ». Nous apprenons donc que lui, le philosophe de la rébellion, n’a pas reculé devant le ressentiment exprimé par Le Livre noir de la psychanalyse, paru en 2005, et qu’on croyait oublié depuis. Cet ouvrage collectif, sans poésie aucune, n’a pour seule cohérence que celle de la haine à l’égard de la psychanalyse qui anime chacun des intervenants que nous ne citerons pas. Ce livre n’avait pour seule fonction que de racheter les parts de marché de la souffrance psychique et de démolir un concurrent gênant en la figure de la psychanalyse, qui prétend savoir y faire avec les symptômes des sujets contemporains et qui, de fait continue, de façon interrompue depuis sa création par Freud au début du siècle dernier, à se diffuser dans le monde.

Michel Onfray donc, celui qui rappelle toujours qu’il est fils d’ouvrier et qu’il vit à Argentan en Normandie fidèle à ses racines, n’ayant pas cédé aux appels du brouhaha de la capitale, se fait l’apôtre de l’idéologie haineuse et vide qui anime Le livre noir de la psychanalyse, auprès des siens, de ses admirateurs, de ses élèves, de son public, bref de tous ceux qui lui font confiance et boivent ses paroles comme celles d’un maître contemporain. Que ceux qui se sentent égarés et cherchent une réponse à leur malaise ne se posent pas davantage de questions, leur annonce-t-il à demi-mot : Freud était un imposteur, alors que les thérapies cognitivo-comportementales, auxquelles Michel Onfray prétend ne pas s’intéresser, elles, seraient les bien gentilles auxiliaires des pauvres gens en mal de soutien psychologique. Michel Onfray donc, le révolutionnaire en herbe, celui qui a su démissionner de l’Education nationale pour inventer un autre mode de transmission, se met tranquillement au service du pouvoir et de tous ceux qui espèrent convaincre les plus ignorants que leurs souffrances ne vaut rien, et qu’il vaut bien mieux se remettre au travail rapidement plutôt que d’imaginer que quelque message chercherait là à se faire reconnaître à travers l’inquiétante étrangeté d’un malaise existentiel énigmatique.

Car, quoiqu’il en dise, on ne répète pas Le livre noir, sans participer du même coup à la promotion de la santé mentale et des TCC comme instrument de réadaptation du sujet en proie à la souffrance psychique. Car, quoiqu’il en dise encore, on doit assumer les effets du discours que l’on tient et celui dont Le livre noir se fait l’agent n’a pas d’autre but que d’opérer une main-mise sur le malaise existentiel qui devrait devenir nécessairement l’objet d’une TCC efficace et rapide. C’est un choix pour le moins étrange lorsqu’on a la chance de pouvoir parler depuis un lieu qui n’est pas sous le contrôle des experts de la santé mentale de se faire le défenseur enflammé de la cause du Livre noir de la psychanalyse, dont les auteurs représentent le courant dominant actuel de toutes les institutions psychiatriques et médico-psychologiques.

Les péchés de Freud

Mais au fait, qu’est-ce que Michel Onfray critique dans la psychanalyse? Comment se fait-il que le détracteur de la religion chrétienne et de sa morale s’en prenne à Freud, l’auteur de L'avenir d'une illusion, sans mentionner les thèses de celui-ci sur la religion et la croyance en un Dieu tout-puissant et protecteur comme répondant à un manque du sujet, sans évoquer non plus ses positions sceptiques à l’égard de la morale chrétienne et de l’amour du prochain dans Le malaise dans la civilisation ? Que lui reproche-t-il précisément ?

Pas grand chose finalement. Peu de remarques précises sur son oeuvre, son parcours, sa pratique. Car une fois qu’on a lu Le livre noir de la psychanalyse, même si en parallèle on a lu l’Oeuvre Complète de Freud, plus rien ne rentre et tout est dit. Le travail d’exégèse est inutile car la valeur de la création de Freud est à estimer à partir de sa « cocaïnomanie », de ses relations présupposées sexuelles avec sa belle-soeur, des contradictions dans sa doctrine, et de sa « cryptobiologie ». Au nom de « La face cachée de l’histoire freudienne » objet de la Première Partie du Livre noir, qui étonnamment n’a pas ennuyé Michel Onfray, alors qu’il se réclame pourtant d’un certain amour du Logos, au nom donc de cet ennuyeux incipit incriminant l’inventeur de la psychanalyse de tous les vices, cherchant à rabaisser la portée de sa découverte en scrutant ses péchés et ses failles, Michel Onfray s’en prend à la psychanalyse. Car le mot lui-même, répète-t-il à qui veut l’entendre, n’est même pas de lui, mais de Binswanger. Freud n’aurait parlé que de « psycho-analyse » alors que c’est Binswanger qui aurait parlé de « psychanalyse » le premier. Freud ne serait donc qu’un imposteur, qui n’aurait toute sa vie songé qu’à construire sa légende. Et pourquoi ? Mais pour gagner de l’argent bien sûr...

Ce n’est donc pas Freud et la finesse de son enseignement, le parcours de ses élaborations théoriques et les obstacles qu’il rencontra dans la pratique, sa conception du corps et des pulsions, de la compulsion à la répétition et du trauma, de la féminité et de son opacité, qui intéresse Michel Onfray. Ce n’est pas non plus sa mise en question de l’hédonisme, au nom de la pulsion de mort qui oeuvre en nous à notre insu. Non, tout cela, c’est du bla-bla. Ce qui intéresse notre philosophe, c’est la petite vie du grand homme : quel toxique prenait-il pour travailler ? Avec qui couchait-il ? A qui pillait-il ses idées ? A quoi pensait-il secrètement lorsque ses patients s’allongeaient sur le divan ? Combien de fois s’est-il endormi, tout en empochant après sans vergogne ses honoraires ? Bref, ce qui va faire l’objet d’un enseignement pendant une année à l’Université Populaire de Caen, c’est la reprise consciencieuse des idées abjectes qui habitent Le Livre noir de la psychanalyse à l’endroit d’un créateur qui a bouleversé la civilisation et ses croyances.

Nietzsche pour la défense des TCC

Au nom de quelle valeur, de quel combat s’agit-il alors de cracher sur la tombe de Freud ? Mais au nom de Nietzsche qui nous aurait appris que la psycho-biographie (peu importe le ressentiment qui peut en être l’origine…) vaut mieux que les grands idéaux. Telle est la nouvelle méthode invoquée pour déconstruire « le mythe Freud ». Il s’agirait de faire non plus de la philosophie à coups de marteaux mais de la défense des TCC à coups de marteaux en réduisant la valeur des concepts psychanalytiques à la façon dont Freud vivait sa sexualité, orale, anale, génitale… Car après tout, qui est-il ce Freud pour nous dire que nous souffrons tous de névroses et de complexe d’Œdipe ? N’est-ce pas qu’il était lui-même un peu tordu et pas très catholique dans ses pratiques…

Car, semble croire paradoxalement Michel Onfray, il y aurait en la matière à redire : coucher avec sa belle-soeur plutôt qu’avec sa femme, ô crime ! ô infâmie ! Michel en est tout offusqué. Pour un homme qui défend l’idée d’une sexualité libertaire, en dehors de toute contrainte et de tout engagement excepté celui du pacte hédoniste, au sein duquel chacun ne s’engage avec l’autre que tant que les occasions de souffrance sont écartées, le jugement est pour le moins paradoxal et étriqué.

Mais Nietzsche aurait-il aimé les TCC ? Aurait-il pu penser qu’un jour sa pensée viendrait donner un habit philosophique à l’idéologie cognitivo-comportementale qui pense l’homme et son malaise sur le modèle du stress des rats soumis aux expérimentations de laboratoire ? Nietzsche a déjà fait l’objet d’une récupération fatale à une certaine époque tragique de l’histoire du XXème siècle et ceux qui voulaient améliorer le genre humain ont cru pouvoir faire de ses aphorismes sur la volonté de puissance et la morale des maîtres les slogans de leur idéologie.

Mais voilà qu’au XXIème siècle, un nouvel usage de la pensée nietzschéenne au service de la déconstruction du mythe freudien en fait l’alliée de ceux qui veulent soumettre tout un chacun à la rééducation comportementale. Le penseur du soupçon servirait maintenant à soupçonner les exceptions qui ne rentrent pas dans le rang et refusent de se fondre dans la masse, appliquée elle à incarner la version de la bonne santé mentale proposée le Surmoi contemporain. Les TCC pourraient-elles nous vivifier l’esprit, comme Nietzsche l’attendait des idées propres à nous faire accéder à la beauté dyonisiaque d’un rapport au monde sans concession ni renoncement ? Michel Onfray ne se pose pas la question car il ne veut rien savoir des conséquences de ses paroles. Que Le livre noir ait une finalité idéologique et politique semble lui avoir échappé. Serait-il naïf cet homme-là ? C’est étrange, mais c’est pourtant le cas : il a réussi à lire ce livre haineux et diffamatoire comme un document précieux qui lui dévoilait une vérité cachée dont il devait dorénavant se faire le messager.

La psychanalyse ne sera jamais la règle

Mais cher Michel, la vérité du Livre noir, c’est celle que Nietzsche nous a pourtant enseigné, c’est la vérité du ressentiment de ceux qui, ne parvenant pas à saisir que par delà le bien et le mal, chacun rencontre la question de son désir et de ses conséquences, préfèrent ne plus rien désirer plutôt que de s’apercevoir qu’ils ne savent pas ce qu’ils désirent, parce qu’ils ne sont pas ceux qu’ils croyaient. Et cette foule d’hommes pour qui la singularité est un danger et la folie un dysfonctionnement, veut imposer la loi de l’unanimité et de l’obligation universelle aux exceptions qui ne se soumettent pas aux standards de la civilisation du bien-être. « Telle est la discipline cérébrale qui a conservé l’humanité 2». Telle est la règle cognitivo-comportementale. Tel un nouvel impératif catégorique, elle ordonne qu’on parle sa langue et qu’on se soumette à sa logique, qu’on oublie nos qualités qui se cachent bien souvent dans nos singulières défaillances, et qu’on se plie à la quantité. Où est alors le danger ? Qu’est-ce qui menace les partisans fanatiques de la santé mentale et de l’estime de soi au nom des exigences du management de l’être-au-monde telles qu’elles sont formulées par les nouvelles idéologies néo-positivistes de la psychologie pseudo-scientifique ? Ce sont tous ceux qui ne s’y soumettent pas, tous ceux, qui à la suite de Freud, croient dans le malaise dans la civilisation comme à une conséquence de la conscience morale, et par suite, tentent d’inventer autre chose pour échapper à la logique de la pulsion de mort, laquelle travaille tranquillement, avec les TCC au service de l’extinction du désir et de ses extravagances.

Peut-être est-ce là le point aveugle de votre pensée : refuser de voir que vous-même cédez à cette pulsion de mort lorsque vous vous faîtes le défenseur d’une conception de l’existence d’où tout désir a disparu. Alors, oui, la psychanalyse restera toujours le danger, non pas en vertu d’une quelconque imposture, mais en vertu d’une position de résistance à l’égard des diktats de la civilisation qui ne sait par nature que s’adresser aux masses. Alors oui, la psychanalyse ne deviendra jamais la règle, car par nature, elle est faite pour inviter chacun à ne pas renoncer à être une exception.

  • 1.

    Nietzsche, Le gai savoir, Livre deuxième, §76, p. 105, trad. G. Colli et M. Montinari, Gallimard, Folio essai, 1985.

  • 2.

    Nietzsche, Le gai savoir, Livre deuxième, § 76, ibid.