JACQUES LACAN ET LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ (Archives Jacques Sédat)

Contribution au débat sur les relations entre Marc-François Lacan et Jacques Lacan

J’ai rencontré Dom Marc-François Lacan à l’abbaye bénédictine d’Hautecombe, peu après le décès de Jacques Lacan. Il m’a alors remis le texte du sermon qu’il avait rédigé au lendemain de la mort de son frère, et qu’il avait prononcé lors d’une messe célébrée à Paris, à Saint-Pierre du Gros-Caillou, à l’initiative de leur sœur, Madeleine Houlon. A la fin de l’année 1981, j’ai publié un volume collectif chez Fayard : Retour à Lacan ? Je l’ai adressé ultérieurement à Marc-François Lacan avec une lettre manuscrite dont je n’ai pas conservé copie, où je lui posais quelques questions sur la place du christianisme dans l’œuvre de Jacques Lacan. Il m’a répondu immédiatement par une lettre écrite d’un seul jet. Une partie de cette lettre ainsi que le sermon ont été publiés par mes soins dans Littoral n° 41, en novembre 1994, après que j’ai parlé de ces deux textes à Jean Allouch. La version du sermon reproduite est la version définitive du texte (sur stencil), telle que Marc-François Lacan l’avait distribuée à sa famille et à ses proches. C’est celle qu’il m’avait remise en main propre.

Jacques Sédat 11 juin 2005


JACQUES LACAN ET LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ

Sermon prononcé par Dom Marc-François Lacan à la mémoire de son frère, le 10 septembre 1981 en l'église Saint Pierre du Gros Caillou

Jacques Lacan a parlé. Pourquoi ? Pour le savoir, faut-il écouter ceux qui, depuis sa mort, parlent moins de lui que de leur propre positioin à son égard ? Ce n'est pas le bon moyen. Ce qu'il faut, c'est rappeler qui il était. Il était un homme. Cet homme cherchait la vérité ; le chemin qu'il ouvrait pour la chercher était la Parole.

L'HOMME :

Les sciences de l'homme sont sans doute ainsi appelées parce qu'elles nous enrichissent d'un savoir sur diverses fonctions de l'homme ; ce faisant, elles nous permettent de masquer et d'oublier notre ignorance de l'homme lui-même, notre inattention au fait que chaque homme est un mystère. Un mystère qui reste insondable.

Jacques Lacan, c'est d'abord un homme attentif à l'homme, à sa réalité toujours inaccessible, à son désir dont le caractère propre est de ne jamais pouvoir être satisfait.

Dans le monde intellectuel, il était classé tantôt comme psychanalyste, tantôt comme philosophe, voire comme poète, ou encore comme structuraliste, surréaliste, acteur … La liste pourrait s'allonger. Or il est avant tout un homme, dont il ne suffit pas de dire qu'il était humain. Sa contribution à la psychanalyse, si importante qu'elle soit, ne permet pas de dire qui il était. Bien au contraire, c'est parce qu'il était cet homme unique, nommé Jacques Lacan, qu'il a pu mettre en valeur la découverte inaugurée par Freud : celle de l'inconscient. Mise en valeur telle que le monde des psychanalystes ne l'a pas accueillie sans émoi.

Mais qu'est-ce donc que l'inconscient ? En entendant ce mot, chacun s'en soucie d'en demander une définition. Un tel souci révèle le plus souvent, moins une recherche de la clarté, que la fuite devant un mystère qui inquiète et qui cependant caractérise la vie psychique dans sa réalité.

L'inconscient échappe à toute définition ; il désigne l'homme lui-même dans cette dimension de son mystère qui ne donne aucune prise à sa conscience. Parler à l'homme de l'inconscient, c'est lui rappeler ce qu'il s'applique à oublier ; c'est le sauver de cet oubli que tout est organisé pour favoriser en cette fin du XXème siècle. C'est lui rappeler en effet que son centre est ailleurs qu'en lui-même. C'est lui faire découvrir que le chemin à suivre n'est pas celui que Descartes a inauguré : « Je pense donc je suis ». Cette déduction sur laquelle Descartes prend appui va-t-elle lui permettre de connaître ce « Je » qui pense ? Lacan réplique : « Je ne suis pas ce que je pense ».

La vérité ainsi formulée jaillit de la découverte de l'inconscient, autrement dit de l'homme lui-même. La reconnaissance de l'inconscient permet à l'homme d'avoir accès à sa réalité ; loin de s'enfermer dans les limites de la vie consciente, il doit s'ouvrir à une relation qui le constitue, à une relation avec l'Autre . Une telle relation suscite une recherche ; la recherche de la vérité, de la vérité sur l'Autre, et inséparablement de la vérité sur l'homme, constituée par sa relation à l'Autre.

LA VERITE :

Jacques Lacan était un homme, donc un chercheur de vérité. La vérité : ce mot fait peur. Chacun, comme Pilate, réagit en disant : « Qu'est-ce que la vérité ? », et en s'en allant sans attendre la réponse.

Lacan a découvert, grâce à Freud, le moyen d'entendre la réponse : « Freud, écrit-il, a su laisser, sous le nom d'inconscient, la vérité parler »1. Laisser parler la vérité, voilà le moyen, le seul, de la connaître. Aucun savoir ne donne accès à cette connaissance. Ecouter la vérité est l'unique nécessaire. Si la conscience peut entendre la vérité, il arrive souvent cependant qu'elle s'y ferme. L'inconscient est la voix de la vérité refoulée : plus précisément, il est la voie, c'est-à-dire le chemin par lequel elle passe, lorsque l'homme a refusé de l'entendre.

Ici prend place l'intervention du psychanalyste. Il se tait ; mais il invite à parler, pour chercher à entendre la vérité qui va passer par des chemins inattendus, la vérité dont va peut-être accoucher –non sans douleur- l'homme qui parle.

Ce que Lacan invite le psychanalyste à écouter, est-ce le malade ? C'est bien plutôt la vérité que celui-ci a refoulée, la vérité de son désir. C'est ce type d'écoute qui fonde sa méthode de psychanalyste. Il s'agit d'écouter la vérité pour pouvoir la dire. Mais Lacan sait « qu'il est impossible de dire toute la vérité ; c'est par cet impossible que la vérité tient au réel »2.

Le réel est en effet inaccessible dans sa plénitude. Nous le réduisons à ce que nous en savons. Nous pouvons toutefois nous ouvrir à la connaissance du réel, et répondre ainsi au désir profond qui nous constitue. Mutiler ce désir nous rend malades, psychologiquement ou spirituellement. La santé, comme la sainteté, exige que nous cherchions la vérité, et pour cela, que nous l'écoutions parler.

LA PAROLE :

Nous pouvons répondre maintenant à notre question initiale : « Pourquoi Jacques Lacan parle-t-il ? » Car, depuis sa mort, il parle encore.

On lui reproche son style, et l'obscurité qui le caractérise. Il réplique : « Il suffit de dix ans pour que ce que j'écris devienne clair pour tous »3.

Il faut ajouter ceci : chaque fois qu'un homme est porteur, non d'un savoir à communiquer, mais d'une parole invitant à chercher la vérité et, pur cela, à l'écouter, il se heurte à un refus qui se masque souvent derrière une accusation : « Ce qu'il dit est impossible à entendre ». (cf. Evangile selon Saint jean, 6.60).

Lacan n'a pas parlé pour autre chose que pour ouvrir la porte à la Parole qui vient d'ailleurs, à cette Parole de l'Autre dont l'inconscient atteste la présence ; cette présence est réelle, et sa réalité est manifestée par la peur qu'elle provoque et le refus d'écouter qui est le fruit de cette peur.

A travers l'œuvre écrite de Lacan, que faut-il donc chercher ? Un enseignement oral inachevé et figé ? Nullement. Ce qu'il faut découvrir, c'est un homme en quête de vérité, vérité qui est le trésor évoqué dans la fable : il fallait creuser le champ pour trouver le trésor caché. Ce trésor de la vérité appartient à ceux qui apprennent par expérience que ce trésor n'est rien qu'on puisse posséder.

Le bonheur de l'homme, c'est de décider s'ouvrir à la Parole de l'Autre. Ce désir est suscité par une présence sans laquelle l'homme n'est plus lui-même et grâce à laquelle jaillit de lui une parole qui rend témoignage à la vérité, une parole qui exprime son désir toujours nouveau de la source de sa vie d'homme.

La parole de Jacques Lacan inquiète les hommes, car elle les oblige à sortir de leur fausse paix, en posant la vraie question que voici. En effet, je n'ai pas à me demander : « Que posséder ou que savoir pour devenir un homme heureux ? ». Mais la vraie question à me poser, c'est : « Qui m'appelle à trouver dans sa recherche le sens de ma vie ? ».

Marc-François Lacan,

Moine bénédictin

  • 1.

    J. Lacan : La science et la vérité p.233 des Ecrits Tome II, Seuil coll. Points, Conférence de 1965.

  • 2.

    J. Lacan : Télévision p.9, Seuil 1973.

  • 3.

    Ibid. p.71.