Féminité et scène primitive

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Féminité et scène primitive

On ne voyait plus le crâne rond de l'enfant. La lourde pelisse pourpre de Guillaume, qu'il avait jetée derrière lui au hasard, en se déshabillant, dans la furie de son désir, était retombée sur la nacelle, recouvrant, étouffant, le nouveau-né.(Jeanne Bourin, La chambre des dames, Table Ronde, 1979,333-334)

Dans l'urgence de la passion, une mère oublie le nourrisson qui dort dans son berceau. Il en meurt. Vision d'horreur qui illustre de façon saisissante l'incompatibilité entre jouissance féminine et maternité. Infanticide sans le savoir, un couple adultère jouit à côté du cadavre de l'enfant. L'enfant mort représente la part de l'être qui est exclue à jamais du monde de la mère, perte nécessaire à l'avènement du sujet.

Le cri de la femme-mère dans l'orgasme ferait sortir l'infans de l'indifférencié en le forçant à prendre effet - naître psychiquement - de son exclusion définitive du continuum premier. Ce cri surgi sur fond de silence marque aussi l'apparition d'une imago féminine clivée de celle de la mère. D'une étrangère qui n'est plus qu'un corps traversé par la pulsion, qui n'est plus que la matière de son cri. L'analyste peut l'entendre à travers certains rêves et dans le transfert. La jouissance féminine dans sa reprise fantasmatique aura alors les dimensions d'une fiction, d'un mythe commémorant une perte innomée et attirant dans son orbite tous les objets, toutes les représentations ultérieures du désir.

Cette féminité é-perdue de jouissance et de violence née de la scène originaire fut pour François Peraldi13, le motif récurrent d'un travail de pensée sur la question de l'Autre en psychanalyse, Autre archaïque ( hors de la mère ) qui ne s'incarnerait qu'au féminin. Il en voit les prémisses théoriques dans ce que Freud désigne comme " L'Autre inégalable "14 et qui est un avatar du Nebenmensch de " L'Esquisse pour une psychologie scientifique ".15 Précisons que pour Freud, cet Autre inégalable n'est pas féminin, mais désigne ailleurs (dans " la lettre 57 ") un personnage paternel, le séducteur idéalisé des hystériques amoureuses. Ce père est l'objet d'une identification primaire. Peut-on vraiment y commuter la figure de l'Autre féminin comme le fait Peraldi ? Peut-être...

Dans le fantasme du coït a tergo, et du point de vue de l'infans, la mère est perdue. Ce qui vient à sa place lui est inconnu tout en ayant l'aspect paradoxal d'une jouissance qui le tue. Ne pouvant en croire ses yeux, le spectateur ravi pourrait trouver dans une identification immédiate à la forme jouissante de la mère - une protection contre le chaos et la mort psychique qui le menacent, en même temps qu'une sorte de vie d'emprunt et un appui pour se maintenir dans l'existence. Dans ce cas, l'identification n'est pas médiatisée par le phallus qui annonce la traversée oedipienne. Elle s'effectue via le cri de jouissance de la femme-mère, cri qui répond aux appels de détresse de l'infans.

Certains personnages incarnent cette féminité clandestine de la scène primitive. Ils symbolisent la part équivoque et obscure d'un désir d'origine, à l'opposé de l'imago du " bon sein " ou de la "mère idéale ". Loin de viser l'affirmation et l'expansion de leur Moi, ils recherchent l'abaissement, voire l'effacement, empruntant à leur culture les paramètres et les codes de cette autodestruction. A ce titre, ils personnifient l'Autre (celle qui crie) du scénario originaire et effraient. Comme s'ils émanaient d'une sorte de couple primordial halluciné, s'entrelaçant, s'entre-tuant. Leur vie amoureuse paraît calquer sur un fantasme sadomasochiste, fantasme qui organise - désorganise ?- leur vie amoureuse. Une tendance auto ou hétéro-destructrice constitue un préalable à l'avènement de leur jouissance. Àcontre-courant des conditions d'exercice de la sexualité, ils se font violence ou se font faire violence.

Anne-Marie Stretter, toute de noir vêtue, survient un soir de bal pour s'emparer du fiancé de Lol. V. Stein16. Comme une revenante de la scène originaire prophétisant la défaite oedipienne de la fille. Duras y délègue pour nous représenter, Lol V.Stein, jeune fille évanescente saisie par l'avènement du féminin, délogée de son indifférence première et mortellement attirée par une jouissance qui lui échappe sans cesse. Ce ravissement, nous le partageons avec Lol, nous en ressentons avec elle l'horreur et la beauté. Effondrés avec elle derrière les plantes vertes d'une salle de bal, nous voyons s'accomplir encore et encore notre déportation du champ maternel. Chez Marguerite Duras, le rapport mère-fille est particulièrement violent, passionnel, pervers. Ce qui occupe la place de la féminité disparue ou déniée de la mère, c‘est le malheur, le deuil, la solitude. Une douleur avalée, assimilée, maternelle.

L'Histoire d'O de Pauline Réage17 illustre autrement la désubjectivation consentie d'une amoureuse. Elle consent à la destruction de son Moi pour pouvoir advenir comme corps-sexe sans visage humain, assujetti à l'Autre, non pas le partenaire sexuel qui n'est qu'un substitut, mais l'Autre de la scène primitive qui n'est symbolisé que par son cri. Elle accepte son esclavage sexuel, dit-elle, veut être le jouet de l'autre, de n'importe quel homme. O est capable d'un orgasme " normal " mais au cours du processus initiatique, le coït est toujours anal, ce qui tend à démontrer son identification à l'Autre de la scène primitive.

Pour Nelly Arcan, la mère est une larve, une chienne à l'agonie, un déchet. Faire la putain, c'est la réintégrer. C'est incarner le corps-sexe de la mère. Peut-être pour prolonger, ressusciter la femme perdue dans la mère. Pour que la scène primitive ne cesse jamais de se présenter, d'être représentée ? La jeune fille est payée pour actualiser le sexe interdit de la mère, le rendre praticable par tous : " J'ai ma mère sur le dos et sur les bras, pendue à mon cou et roulée en boule à mes pieds, je l'ai de toutes les façons et partout en même temps..."18 Devenir quelqu'un qui ne serait pas elle, c'est mourir. Se prostituer, c'est actualiser, " réelliser " l'inceste encore et encore. L'inceste avec la mère, le meurtre du père. Les hommes ne sont plus que les instruments de cette vente aux enchères du sexe féminin.

La femme en tant qu'Autre s'actualise psychiquement dans la scène primitive quand la mère au visage familier devient étrangère parce qu'elle jouit comme elle souffre, dans les cris et les convulsions. D'où un trouble de penser qui n'est pas sans évoquer l'inquiétante étrangeté.19 Motif inépuisable d'étonnement, la jouissance féminine apparaît dans le mouvement même d'une disparition, d'une éclipse du Moi, au-delà du phallus. Insaisissable, envahissante, entière, cette jouissance ouvre sur l'éternité. Impossible à dire et pourtant inoubliable. On ne peut parler d'elle qu'au passé. Dans l'après-coup, en reconstruire l'événement. Comme un mythe ?

Louise Grenier

  • 13.

    Peraldi, F. (1985). " La jouissance de Kali ", Confrontation, n°3, Aubier Montaigne, Paris, 197-213.

  • 14.

    " La lettre 52 " adressée à Fliess. Freud parle de l'hystérie comme résultant de la perversion d'un séducteur ( le père en l'occurrence ). " Il s'agit en fait dans l'hystérie du rejet d'une Perversion plutôt que d'un refus de la sexualité. Àl'arrière plan se trouve l'idée de zones érogènes abandonnées. Au cours de l'enfance, semble-t-il, sur de très nombreuses parties du corps.... L'accès hystérique serait " une action ",( ...) un moyen de se procurer du plaisir : ... les accès de vertige, de sanglots, tout es mis au compte d'une autre personne, mais surtout au compte de cet autre personnage préhistorique, inoubliable, que nul n'arrive plus tard à égaler " ( Freud, S. Naissance de la psychanalyse, PUF, Paris, 1973, 59)

  • 15.

    Freud, S., 1895, Naissance de la psychanalyse, PUF, Paris, 1973.

  • 16.

    Marguerite Duras (1964), Le ravissement de Lol V. Stein, Folio/Gallimard, Paris, 1980

  • 17.

    RÉAGE, Pauline, 1954, Histoire d'O, illustrée par Leonor Fini, Société nouvelle des Éditions Jean-Jacques Pauvert, Paris, 1972.

  • 18.

    Arcan, N., 2001, Putain, Seuil, Paris, 139. Elle écrit aussi : ...c'est dans cet étalage de femmes que je me perds, que je trouve ma place de femme perdue...(21)

  • 19.

    Freud S., 1919, "L'inquiétante étrangeté (Das Unheimliche)" dans Essais de psychanalyse appliquée, Idées/Gallimard, Paris, 1971, 163-210.