Séparation. Nicole Malinconi

separation
Séparation. Nicole Malinconi. Éditions Les Liens qui Libèrent, 2012.

Il y a pas mal de récits de cure. Je pense évidemment à Marie Cardinal dans Les mots pour le dire ; Jean-Guy Godin dans Jacques Lacan, 5 rue de Lille ; Pierre Rey, dans Une saison chez Lacan ; ou encore Raymond Queneau qui raconte son expérience sur le divan dans un long poème, Chêne et chien. En fait dans tous ces récits, quelles que soient par ailleurs leur qualité littéraire et l'émotion qui s'en dégage, j'ai toujours eu l'impression de répétition, voire d'une certaine banalité. Comme s'il y avait dans toute cure un chemin logique qui parcourt un peu les mêmes étapes: accrochage transférentiel, supposition attribuée à l'analyste de détenir la clé de ses embrouilles, puis décrochage, moments de déréliction et de désarroi, de séparation: au bout du compte il va falloir mener sa barque tout seul. Le récit de Nicole Malinconi, qu'on aurait pu intituler roman, car tout récit est une fiction, pour moi n'échappe pas à ce cheminement. Du coup ce n'est pas cela qui m'a intéressé.

D'aucun s'attacheront à la façon dont ce récit questionne la pratique analytique, son dispositif, mais aussi les conditions actuelles de son exercice ; d'autres estimeront qu'on a là à faire à un moment de passe au sens où Lacan l'avait envisagé... Pourquoi pas. Le lecteur fait son nid dans un texte lorsqu'il est suffisamment ouvert pour y loger ses propres questions. Mais ce serait singulièrement restreindre la portée de cet ouvrage que de le cantonner aux cercles de psychanalystes. Ce livre n'est pas un livre sur la psychanalyse. De la même façon que le premier ouvrage publié de Nicole Malinconi Hôpital silence n'était pas un livre sur l'avortement. Marguerite Duras le précisait dans sa préface en 1985. En reprenant le fil de ce beau texte de Duras on peut dire que: «C'est un livre de littérature. Un écrit. Un texte. Seule la littérature pouvait être à la hauteur de ce drame (...) La littérature tout lui appartient. Elle prend et refait. Ou bien elle refait le monde ou bien elle n'existe pas. Si elle ne refait pas le monde, qu'elle aille se rhabiller (…) L'écrit rétablit la vérité ou plus exactement il la propose... » (Préface de Marguerite Duras à la première édition de Hôpital silence, Éditions de Minuit, 1985)

Ce qui m'a touché au vif dans cet ouvrage, c'est le trajet que trace l'écriture. Et ce trajet commence par une immobilité. Ça commence par un magma, un des signifiants-phare de l'écriture de Nicole Malinconi. Un magma qui englobe et englue mère et fille. Est-ce de la parole d'avant les mots, comme le dit Antonin Artaud, de l'écriture sans trace, un bain de la lalangue, une confusion des langues, des paroles gelées, pour reprendre une belle invention de Rabelais dans le Quart-Livre ? Ou bien encore ces corps sans espace que met en scène Hésiode dans sa Cosmogonie où Ouranos copulant en permanence le corps de Gaïa, aucun des rejetons nés de cette union ne peut venir au jour. Il faudra un coup de serpe donné par Chronos tranchant le membre d'Ouranos, pour que l'espace s'ouvre, que les corps se déchirent et se séparent, pour que les formes adviennent. Le membre coupé d'Ouranos roule dans l'océan, il se forme une écume d'où jaillit Aphrodite. Aphrodite déesse de l'harmonie, de la beauté, de la création. Si l'on lit ce mythe à rebours, en reculant, on voit qu'Aphrodite n'est que le paravent, l'écran qui vient masquer la castration. Alors que ce soit dans la cure ou l'écriture c'est bien de cela qu'il s'agit, d'apprivoiser une déchirure, une coupure, une séparation. Origine de la séparation et séparation de l'origine. L'incipit du texte en porte la frappe de l'équivoque: « Il fallait la quitter .» Qui ? La mère à travers la psychanalyste ? La cure comme théâtre de toutes les séparations ? Ou bien ?...

Du magma il faut en sortir et l'auteur a bien du mal à y frayer son propre chemin. Elle y est un peu seule dans ce travail intense qui vise avant tout à sauver sa peau. Magma, étrange signifiant. C'est le nom d'un groupe de rock fondé en 1969 par le batteur Christian Vander et qui a pour particularité de s'exprimer dans une langue inventée. L'essentiel des paroles de Magma est chanté en kobaïen, aux consonances germaniques et slaves, présenté comme une langue imaginaire par Christian Vander et dont le sens est partiellement trouvé après coup. Selon lui, il s'agit d'un langage extraterrestre provenant de la planète Kobaïa. Le magma, c'est aussi le nom que l'on donne à la roche en fusion qui sort d'un cratère de volcan. Il y a donc bien de l'expression dans le magma, voir de l'excrétion, mais elle est comme emmêlée. Ça ne sort pas, ça reste cloîtré. C'est une langue, une écriture, qui ne se donne ni à entendre, ni à lire. Un magma. Le mot magma a une racine indo-européenne, Mag ou Mak, qui signifie : pétrir une substance molle avec de l'eau. D'où le magma grec: pâte pétrie. Et d'où le latin, massa, masse de pâte, amas, bloc. Se mêlent donc à l'origine deux notions à la fois celle de pâte - pensons au pain en train de lever -, mais aussi de masse, d'agglomérat.

Mais qu'est ce que le magma mère-fille ? À la fois un amas d'indistinction ; mais aussi une promesse en germe, un levain. C'est un premier état de l'écriture. En effet le premier texte qu'a pu lire l'enfant ce sont les impressions qu'impriment ses cris, ses mouvements, sa présence sur le corps de la mère. Mais pour lire ce texte princeps il faut s'en séparer, prendre du champ. Le paradoxe réside dans ce que cette écriture première qui a imprimé la peau de la mère, il faut l'écrire pour la lire. Et l'écrire sur d'autres peaux: peau d'un jeune veau (vélin), papier de chiffon ou de bois, écran d'ordinateur... Premiers gribouillages enfantins. Sinon c'est une écriture qui reste en friche, en gésine. Une lettre morte. L'intérêt et sans doute la passion pour l'écriture de Nicole Malinconi, va faire lever suffisamment cette pâte pour commencer à sortir du magma. Les mots en souffrance dans le corps à corps mère-enfant se mettent à proliférer, à semer de la séparation, à ouvrir l'espace qui n'a pas eu lieu. Car comme le poète Eugène Guillevic l'écrit:

Entre toi et moi

il y a

tous les mots du monde.

Les premiers ouvrages de Nicole Malinconi, Silence hôpital notamment, témoignent de ce levain dans la pâte. L'écriture du désir pour échapper au désastre. Écrire pour se sortir du magma, pour « faire un bond, comme le disait Franz Kafka, hors du rang des meurtriers. »

Puis il y a eu une écriture seconde, si je puis dire: la cure. Je dis la cure, même si elle est passée par trois analystes. En effet Lacan disait que « ni dans ce que dit l'analysant, ni dans ce que dit l'analyste il n'y a autre chose qu'écriture ». La cure comme écriture. Travail de traçage, de « grattage » précise Serge Leclaire, « biffures » reprend Michel Leiris. La parole dans la cure fait écriture dans la mesure où elle accueille justement ce qui ne peut s'écrire et qui s'écrit en creux, en manque, en moins. "Les écrits emportent au vent les traites en blanc d'une cavalerie folle", dit Lacan. Le travail de l'analyste revient à un travail de lecteur: «  Il est bien évident que, dans le discours analytique, il ne s'agit que de ça, de ce qui se lit, de ce qui se lit au-delà de ce que vous avez incité le sujet à dire, qui n'est pas tellement, (…) de tout dire que de faire n'importe quoi, sans hésiter à dire des bêtises » (Encore, p. 29)

Si l'inconscient, structuré comme un langage, c'est ce qui se lit, c'est que d'abord ça s'écrit, voire çà s'écrie ; et « l'écrit ce n'est pas à comprendre » (Encore, p. 35). L'écriture dans la cure ça trace, ça fend, ça tranche, ça sépare. Ça tranche au sens où cette écriture qui file dans le dire, voire dans le dur, c'est ce qui fait point d'accueil, mais aussi d'énigme, à ce qui ne peut pas s'écrire, ce disque-ourcourant qui tourne parce qu'il n'y a pas de rapport sexuel. Il y aurait beaucoup à dire sur cette écriture que produit la parole dans la cure. Nicole Malinconi, l'a laissée juste entre-apercevoir. Les rébus et les rebuts de l'inconscient sont là, à fleur.

Puis vient un troisième temps de l'écriture. Celui de l'après-coup du Nachträglichkeit, du salto arrière. Écrire ce qui s'est écrit dans le magma et dans la cure. Écrire ce qui ne cesse pas de s'écrire. C'est une écriture des scories, de ce qu'il reste. Fernand Deligny pratiquement paralysé à la fin de sa vie, fait installer une planche de châtaignier sur son lit. Et il écrit. De courts textes, très proches des haïkus japonais, qu'il nomme: « copeaux ». Comme ceux-ci:

- Un coq nain se met à chanter à 11 heures du soir.

- Mes voisins portugais sont des maçons. Ils ont un camion que j'entends partir le matin et revenir le soir.

- Ma vie a été longue. J'ai eu le temps de travailler à motocyclette.

- J'entends la Terre qui tourne.

(Fernand Deligny, Essai et copeaux, Éditions Le mot et les reste, 2005)

Qu'est-ce qui vous a décidé à écrire à nouveau ? lui demande un journaliste de l'Humanité le 12 juillet 1996.

Je me suis cassé la hanche. Comme je ne peux plus bouger, j'écris. Ce sont des petites choses sans importance. Des copeaux. J'ai cherché le souvenir le plus lointain. J'avais quatre ou cinq ans. C'était la guerre. Mes parents étaient réfugiés à Bergerac. Il y avait un menuisier, qui nous avait laissé son appartement. J'étais toujours fourré dans son atelier. Je regardais ce bonhomme. Je m'étais dit - parce que je ne demandais jamais rien à personne, je me disais tout seul: «Il fait des copeaux.» Les copeaux, c'est ce qui reste, et c'est ce qui était peut-être le meilleur...

Ce troisième temps de l'écriture, après le magma, puis la cure, écriture publiée, donc rendue publique, ce qui est finalement une bonne façon de s'en débarrasser, c'est un peu les copeaux de Deligny. Ce qui reste et révèle ce lent travail d'usinage intérieur. On aurait tort de prendre les copeaux pour le travail qui l'a produit et pourtant nous lecteurs n'avons à faire qu'à cela, quelques mots assemblés avec les 26 lettres de l'alphabet comme témoins, comme appel à témoin aussi, comme évocation. Mais ça s'est écrit ailleurs. C'est l'expression qui vint à Marguerite Duras, lorsque Poivre d'Arvor, qui la recevait dans son émission Ex-Libris, s'étonna qu'elle ait pu écrire en une semaine son roman La pluie d'été alors qu'elle sortait d'un long coma: mais d'Arvor, lança Duras, ça s'est écrit ailleurs! La relance permanente de l'écriture pour tenter, à corps perdu, de retenir dans les mailles du filet ce qui ne cesse d'échapper, s'institue comme tessiture, ossature, colonne vertébrale dans l'œuvre de Nicole Malinconi.

Nicole Malinconi ne cesse de se porter témoin de cette écriture de l'ailleurs. L'écriture tente de retenir dans ses rets ce qui ne cesse d'échapper. Du coup c'est bien parce que ça ne cesse pas de s'écrire, que ce qui ne cesse pas de ne pas s'écrire prend figure en venant trouer le texte. Là aussi il n'y a pas de rapport... textuel. «Le symbolique se manifeste d'abord comme meurtre de la chose et cette mort constitue dans le sujet l'éternisation de son désir » (Jacques Lacan, Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse). Écrire, dit-elle...

Joseph Rouzel