Lydie Salvayre, Pas pleurer, éditions du Seuil, 2014, Prix Goncourt.

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Lydie Salvayre, Pas pleurer, éditions du Seuil, 2014, Prix Goncourt.

J'ai lu le livre de Lydie Salvayre, Pas pleurer, car un article du Monde signalait que l'auteur y mêlait la langue espagnole et la langue française. En effet, ayant fréquenté depuis des années les auteurs francophones des Antilles, qui écrivent un français traversé par le créole, j'étais curieuse de voir comment fonctionnait la langue hybride de Lydie Salvayre. Je me demandais comment des phénomènes de créolisation pouvaient toucher la littérature française à partir d'expériences différentes, de déterminations historiques non postcoloniales mais simplement migratoires : comment la langue et la littérature françaises accueillent aujourd’hui des influences que toutes les composantes de la population peuvent apporter, sans qu'il s'agisse purement et simplement pour un écrivain de « maîtriser » la langue française, de s'intégrer, de s'assimiler, afin d'être reconnu comme écrivain français à part entière. Si Lydie Salvayre manifeste souvent, en effet, sa parfaite maîtrise de la langue (par exemple par l'emploi du subjonctif imparfait et dans divers passages d'analyse), elle ne refoule pas la langue de ses origines, recueillant à l'inverse, dans son roman, des expressions espagnoles, comme des perles dans un écrin.

Lydie Salvayre, issue de parents espagnols ayant trouvé refuge en France au moment de la guerre d'Espagne, raconte un moment clé de sa préhistoire, depuis l'été 1936, au début de la République, jusqu'en 1939, lorsque les troupes nationalistes se ruent sur le village où vit sa famille afin d'éradiquer la République. Le père, Diego, maire du village et communiste, doit quitter précipitamment l'Espagne, la mère fuit sur les routes, de son côté, avec sa fille aînée encore bébé, afin de le rejoindre en France. La petite Lydie n'est pas encore née mais on conçoit que cette histoire qui précède sa venue lui soit essentielle.

La narratrice puise son récit dans la mémoire défaillante d'une mère qui ne se souvient que de l'année 1936 qu'elle a vécue dans le lyrisme révolutionnaire, rencontrant un homme, André, avec qui, le temps d'une unique journée d'été, elle connaît la passion et conçoit cet enfant que Diego, amoureux d'elle depuis toujours, reconnaîtra comme son enfant, en l'épousant. Pour le reste, il lui faut interroger des livres d'histoire, s'inspirer de Bernanos, témoin des massacres perpétrés par les nationalistes et dont il a fait la matière d'un livre : Les Grands cimetières sous la lune.

L'histoire est belle, les personnages sont intéressants et attachants, parents de bords et de milieux sociaux différents, frère révolutionnaire inspiré, flamboyant et tragique, mari peu sympathique qu'il faudra peu à peu accepter et peut-être aimer, quand on connaîtra l'histoire de son enfance. Tout se joue dans le duel personnel et idéologique entre les deux hommes, le frère et le mari, le républicain libertaire et le communiste, qui se détestent et rivalisent, cependant que la véritable passion de l'héroïne n'appartient ni à l'un ni à l'autre, mais à cet inconnu d'un jour que la mère et ses filles, plus tard, mi-dérision, mi-sérieux, appelleront André Malraux, eu égard au nimbe romantique qui entoure l'un et l'autre.

Au-delà de l'intrigue, la polyphonie du texte lui confère une complexité certaine, entre récit de l'histoire, vécue au village et dans la famille, voix de la narratrice et de sa mère, témoignage du grand écrivain Bernanos avec lequel Lydie Salvayre dialogue.

Le roman ne manque donc pas de profondeur et de plans différents. La vie de cette famille espagnole, pittoresque et surprenante, au sein de la tourmente, est un excellent prisme pour entrevoir l'histoire de la guerre d'Espagne, tandis que le dialogue avec la mère suscite l'émotion et l'interrogation sur ce qui se joue pour l'écrivaine dans cette préhistoire qui lui est révélée et le désir d'écrire, de créer une langue d'écriture qui à la fois s'ancre dans la parole maternelle et s'en libère avec une tendre ironie. Il lui faut construire son propre savoir, en effet, se réapproprier une histoire plus vaste que celle, partielle et presque effacée, que lui transmet sa mère. La langue du roman se crée ainsi, hétérogène, entre la langue de Bernanos, l'espagnol de la mère, le français barbouillé de mots étrangers, la langue de la fille qui va du familier, voire du trivial, au philosophique.

Ayant appris l'espagnol, je n'ai pas eu de difficulté à comprendre les passages en castillan pur ou les néologismes amusants que la mère crée à partir de sa langue d'origine. Sans doute ce jeu sur les langues peut-il susciter un certain mystère, voire une opacité, pour qui ne connaîtrait pas du tout l'espagnol. Comme pour les auteurs antillais, l'absence de glossaire et de notes (qu'a regrettée Bernard Pivot, selon l'article du Monde) est une manière de revendiquer une identité complexe, de suggérer au lecteur français que c'est à lui de faire un pas vers l'autre, afin de le comprendre intuitivement, ou de s'initier aux langues étrangères, bref de s'enrichir d'un échange avec les Français d'origine étrangère (ou d'outre-mer) qui peuvent apporter une dimension nouvelle à leur langue et à leur culture.

Le français et la littérature française se créolisent en quelque sorte, non seulement, à partir des écrivains postcoloniaux mais également à partir d'écrivains qui revendiquent une histoire commencée ailleurs et qu'ils ont apportés avec eux. Après tout, la guerre d'Espagne fait largement partie de notre propre histoire, aussi bien par les nombreuses œuvres qu'elle a suscitées (Malraux, Bernanos, Picasso) que par l'importance de la migration des Républicains (camps, quartiers de « castors ») et des traces de cette histoire, inscrites dans la culture française (aussi bien en ce qui concerne la responsabilité de l'Europe et de la France dans l'abandon de l'Espagne à Franco que par la participation de Français aux Brigades Internationales).

Un tel roman participe d'une « histoire connectée » des pays européens et d'un dynamisme littéraire et culturel à l'intérieur d'un même pays, d'une même langue. On peut considérer comme un acte significatif pour la littérature française le fait que le jury des Goncourt, qui avait su reconnaître la langue créolisée du Texaco de Patrick Chamoiseau, en 1992, ait récompensé un livre écrit dans un français espagnolisé et un espagnol francisé, c'est-à-dire dans une langue qui se fait à deux et qui ne renie aucune de ses origines.

Lydie Salvayre est fille d'Espagne et de sa mère Montse, tout autant que de l'école et de la culture française, de Bernanos, par exemple. Cette dualité, parfois vécue par des écrivains de façon douloureuse, parce qu'ils se sentent déchirés entre deux cultures, est ici vécue sans pathos, gaiement, comme un lien de mémoire et d'énergie amoureuse, d'une part, une admiration littéraire et philosophique, d'autre part.

Si le texte de Bernanos inspire le respect, par son engagement et sa lucidité, il effraie également par sa dimension tragique, tandis que la langue de la mère est toujours porteuse de vitalité, d'une certaine irrévérence. La fille corrige, certes, souvent, mais s'amuse aussi beaucoup et recueille avec tendresse cette parole, comme elle « met en sûreté » dans ses « lignes », la mémoire retrouvée de sa mère, ce magnifique et mythique moment où elle s'est éveillée à la vie amoureuse et à la liberté. Là encore, l'écrivaine se distingue de nombreuses femmes qui ont exprimé davantage la souffrance de se sentir prises dans la langue maternelle, le discours maternel qui les étouffe et dont elles tentent de s'affranchir. Lydie Salvayre vit comme une heureuse surprise la parole de sa mère et le legs de cette histoire brève et cependant sublime parce qu'elle a été un moment de libération et de dépassement d'un destin humble et soumis à la famille, à l'honneur, à un ordre qui l'a rapidement reprise en mains. De cette jeune fille de 1936 resurgissent des éclats de bonheur et de fantaisie, qui étincellent dans le texte, non sans susciter une interrogation de l'écrivaine qui se demande si la suite, effacée par la mère, a compté pour celle-ci, et si elle-même, née plus tard, peut revendiquer une place dans l'univers mental de cette mère oublieuse. C'est donc dans le moment un peu fou de la vieillesse (est-ce un symptôme d'Alzheimer?) que renaît la folie de la Révolution, à laquelle la fantaisie de l'écriture sait redonner vie. Lydie Salvayre, qui est également psychiatre, n'analyse pas sa mère, elle l'entoure de soins et profite des moments pleins de joie et de fantaisie où lui reviennent les bouffées de son aventure révolutionnaire. C'est à ce point d'irruption transgressive que dialoguent mère et fille, texte littéraire et parole de mémoire. Le reste est incertain, sans doute moins stimulant.

Mon étonnement va finalement à la retenue dont témoigne ce livre, aussi bien dans son volume que dans ses effets littéraires et émotions. L'auteur garde beaucoup de distance vis-à-vis de son histoire familiale, des personnages qui, on l'imagine, auraient pu être de grandes figures, elle laisse s'exprimer les sentiments de sa mère avant tout (son affection pour Don Jaime, le beau-père noble et généreux, sa froideur à l'égard d'un mari qu'elle accepte pour sauver son honneur et celui de ses parents, son admiration un peu étonnée pour le frère élégant, si « espagnol » et lyrique, mort dans de brefs et violents affrontements). Le roman ne devient jamais épique ou pathétique, il est fait de fragments et se construit comme une fresque en partie effacée par le temps, les oublis, la vieillesse, l'émigration. De nombreuses scènes (la mort de José, par exemple, la rencontre avec André, la fuite de la mère, la vie dans le camp), sont très rapidement esquissées, ou simplement évoquées, sans effets ni développements.

Pourrait-on dire, par conséquent, que ce livre est « modeste », terme dont le lecteur sait qu'il est récurrent, déterminant dans le portrait de la mère?

Cette modestie, attachée à l'histoire de Montse (entre humilité et humiliation), c'est la tenue que l'on peut attendre d'une petite bonne bien respectueuse, et on peut penser qu'elle serait plutôt un défaut dont il faut se défendre, afin d'affirmer sa dignité. La « modestie » d'un tel livre ne serait que redondante avec la modestie maternelle ; ce ne serait qu'une manière de redire une timidité de classe, une réserve bienvenue pour qui sait rester à sa place et contre laquelle la mère, longtemps après, continue à se révolter, blessée par ce qualificatif : « Elle a l'air bien modeste, tu comprends ce que ça veut dire ? (…) Ça veut dire que je présenterai toutes les garanties d'une perfecte idiote, que je ne rechisterai jamais contre rien, que je ne causerai aucune moleste d'aucune sorte ! »

Pourtant, il y a bien quelque chose de modeste dans ce livre, son ton, son propos, si l'on se représente l'ampleur du scénario, de l'Histoire en arrière-plan, la beauté des personnages, la complexité du système énonciatif, un roman beaucoup plus ample en perspective mais qui n'est pas réellement écrit. Est-ce une forme de simplicité assumée, une façon de dédramatiser cette histoire familiale autant que collective, d'en faire une conversation entre deux femmes et entre deux écrivains (dont le plus grandiloquent est évidemment Bernanos), sur une scène plutôt intime et familière ?

Loin de l'épopée historique (on pense à L'Espoir), le livre de Lydie Salvayre a quelque chose, en effet, d'une petite forme dont la valeur ne consiste pas en rodomontades (historiques, littéraires ou héroïques et illusoires) mais en une parole partagée, une transmission très personnelle et digne, de la langue et de la mémoire. Ce n'est pas très spectaculaire, mais cela fait un livre honnête et sensible qui déplace la modestie, de l'humilité à la familiarité, de l'humiliation à la justesse.

C'est finalement dans la langue et son originalité, ses barbarismes assumés que mère et fille, complices en créativité et en drôlerie, savent ne pas « rester à leur place », conquérir des espaces de transgression et de jeu, transformer la littérature en y inscrivant l'histoire et la langue de sujets minoritaires, femmes, immigrées espagnoles, pauvres, qui ont su faire leur chemin et imprimer dans la langue et la culture françaises, leur singularité.