L'ÉTRANGER

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L'ÉTRANGER

L’ÉTRANGER2

Albert Camus

«Celui qui adhère à une loi ne craint pas le jugement qui le replace dans un ordre auquel il croit. Mais le plus haut des tourments humains est d’être jugé sans loi. Nous sommes pourtant dans ce tourment. Privés de leur frein naturel, les juges, déchaînés au hasard, mettent les bouchées doubles.» (Albert Camus « la Chute», pp 135-136, Gallimard, 1956).

Jacqueline. Fennetaux --C’est en reconnaissant l’autre comme un homme qu’on se sent et qu’on se sait humain.

En négligeant l’humanité de l’autre, en ne le voyant pas, en l’ignorant, c’est ma propre humanité – et combien est-elle fragile – qui se délite, se désagrège.

L’autre méconnu comme un humain et sur lequel ne se pose jamais qu’un regard vide comme s’il était transparent, comme s’il n’existait pas, cet autre là doit, comme le fit Gradowski, comme le fit le Sonderkommando d’Auschwitz – doit à un moment où à un autre, fut-ce en étant sûr de perdre, presque sûr d’en mourir, l’autre doit se révolter les armes à la main - et il n’y manque jamais - pour retrouver son sentiment d’être humain et pour imposer enfin à celui qui le nie de le reconnaître comme un ennemi, c’est à dire un homme.

Les SS dans la destruction finale du ghetto de Varsovie eurent un moment de stupeur lorsque les révoltés prirent les armes «Mais ils tirent des balles ! » -sous-entendu : mais ce sont donc des hommes ! - dirent-ils dans leur saisissement.

Joseph Gazengel --Peut-être parce que je suis disciple d'un juif étranger, peut-être parce qu'un psychanalyste sur deux parmi mes amis sont des immigrés de première ou deuxième génération, peut-être parce que les gens les plus inventifs que j'ai côtoyés étaient enfants d'immigrés, peut-être parce que mon nom est généralement entendu comme un nom étranger.

Peut-être parce que j'adore l'histoire d'Ulysse rentrant à la maison et malmené par les prétendants comme un étranger… peut-être parce que j'ai dès longtemps adoré le roman de Camus qui porte ce nom… peut-être plus récemment parce que j’ai adoré les amis aurésiens de Germaine Tillion… peut-être parce qu’en mai 68, on avait encore le courage de crier « Nous sommes tous des Juifs allemands ! » pour contrer l’expulsion d’un gêneur étranger du nom de Cohn-Bendit - et pour je ne sais quelle raison encore - je suis dans une profonde colère contre notre pays qui ne sait plus accueillir les migrants étrangers et les rejette dans les ténèbres extérieures comme une épluchure. Je ressens ça comme un grave signe de notre dégénérescence sociale : Nous enfermons ou laissons enfermer, les fous les marginaux et les migrants ; Espérons que nous ne construirons pas de chambre à gaz pour nous débarrasser de tous ces "gêneurs étrangers" qui ont survécu à la noyade en Méditerranée.

JFX - Ceuta, Mellila, Malte, Lampedusa, Sangatte, Calais sont les points les plus brûlants d’un phénomène qui commence à remuer la planète entière - qui s’ébroue sans parvenir à se débarrasser des brandons de guerre qui lui trouent la peau.

Comme auraient pu dire Germaine Tillion ou Claude Lévi-Strauss, on ne peut pas passer en un siècle de deux milliards à presque sept milliards d’habitants sans que ça génère des frottements et des mouvements de population.

Quoi qu’on fasse, ils ne feront que s’amplifier du fait des guerres, des famines, du climat et tout simplement parce que, pour tout un chacun, la surface disponible sur la terre se réduit comme peau de chagrin. Il semble que, bêtement, notre société ne sache répondre à cela que par des murs, des rouleaux de barbelés, et une réduction de la condition humaine à un statut de bétail en troupeau… toutes prémices de guerre, car traite-t-on l’autre comme un ennemi, que survient sans faute le jour où, de désespoir il s’arme d’un fusil.

Les migrants, c’est comme la mort qu’on sait et qu’on ne peut pas savoir – nous savons qu’on les déshumanise, mais nous parvenons à l’ignorer dans nos actes, ou plutôt par notre inaction.

JG-- Je me propose maintenant de prendre l’évolution des écrits d’Albert CAMUS COMME MAQUETTE, comme modèle de nos relations avec les étrangers migrant chez nous, comme exemple de notre division interne envers eux, et aussi comme modèle possible de sortie de cette attitude divisée où nos mains restent inertes comme si elles étaient incapables de réagir à ce que nos yeux nous montrent et à ce qu’entendent nos oreilles.

Les raisons de ce choix - de l’œuvre de Camus comme instrument de compréhension – sont qu’elle soit connue de presque tout le monde - au moins ses grands romans qui sont au programme des études secondaires depuis pas mal de lustres. Et puis que Camus soit né en Algérie et y ait vécu son enfance et son adolescence, dans un pays devenu maintenant étranger, au contact des Arabes algériens qui font maintenant partie des étrangers et dont l’entrée en France ne se fait plus que par une porte très étroite.

La dernière raison de ce choix – si ce n’est la première - vous la devinez, c’est qu’un de ses romans s’appelle l’Etranger et que j’aie été fasciné par les énigmes de ce livre depuis ma lointaine adolescence.

Je ne ferai pas d’étude littéraire, je ne me servirai guère de la biographie de Camus mais je vais suivre ses écrits en vous montrant – si j’y parviens - qu’ils pourraient être considérés comme deux visages de l’auteur, comme deux faces qui s’ignorent.

JFX--Quelques dates avant de commencer : Camus né en 1913 à Mondovi, élevé à Alger, dans le quartier populaire de Belcourt, prix Nobel à 43 ans, en 1957, mort à 47 ans en 1960 soit quatre ans plus tard dans un accident de voiture, alors que la guerre d’Algérie bat son plein. Père tué en Septembre 1914 à la bataille de la Marne. Cette guerre aura fait que père et fils ne se seront rencontrés que quelques mois. Mère femme de ménage analphabète, sachant tout juste signer son nom. Apprentissage de la misère et fréquentation des enfants pauvres arabes, juifs, français ; Une grand mère rude, un oncle boucher. Un instituteur attentif - Louis Germain - qui le remarque et le lance : une bourse, le lycée… et il s’envolera.

Camus publie Famine en Kabylie en 1939 dans l’Alger républicain, « Famine en Algérie « en 1945 dans le journal « Combats ». Massacres de Sétif 1945. Guerre d’Algérie 1954/1962.

*

JG --Que ce soit dans l’Etranger dont le décor est pourtant algérien, dans la Peste qui se passe à Oran, dans la Chute qui il est vrai se passe à Amsterdam, les Arabes sont les grands absents ou ne sont là que comme figurants au même titre que la mer et le soleil - sans qu’aucun d’eux n’ait ni épaisseur, ni histoire personnelle, ni âge - ni nom ni prénom.

J’ai repéré pour vous les passages où on parle d’eux dans L’Étranger, La Peste, la Chute.

Dans L’ÉTRANGER (1944) on en parle une ou deux dizaines de fois : Il y a l’infirmière arabe qui s’est occupée de la mère de Meursault le héros, la Mauresque prostituée, l’Arabe son frère assassiné sur la plage de cinq coups de revolver parce qu’il faisait chaud, et qu’un couteau brillait au soleil, et quelques figurants.

-JFX--Au moment de la veillée mortuaire de la mère de Meursault, une infirmière arabe apparaît.

«… le concierge m’a dit : c’est un chancre qu’elle a ». Comme je ne comprenais pas, j’ai regardé l’infirmière et j’ai vu qu’elle portait sous les yeux un bandeau qui faisait le tour de la tête. A hauteur du nez le visage était plat… »p 14

-Plus loin, Raymond Sintès raconte à Meursault ses démêlés avec le frère d’une femme.

« Quand il m’a dit le nom de la femme j’ai vu que c’était une Mauresque…. » p 50

Puis le héros raconte la façon dont elle est battue et dont il n’intervient pas.

-Il y a des Arabes dans la rue :

« Il avait été suivi toute la journée par un groupe d’Arabes parmi lesquels se trouvait le frère de son ancienne maîtresse/…/J’ai vu un groupe d’Arabes adossés à la devanture du bureau de tabac. Ils nous regardaient en silence, mais à leur manière, ni plus ni moins que si nous étions des pierres ou des arbres morts… »

-La bagarre est provoquée par le souteneur et un ami :

« Masson/…/a frappé deux fois avec tout son poids, l’Arabe s’est aplati dans l’eau, la face contre le fond, et il est resté quelques secondes ainsi, les bulles crevant la surface, autour de sa tête…. J’ai crié « attention il a un couteau ! » Mais déjà Raymond avait le bras ouvert et la bouche tailladée. » pp 80-81

--Après déjeuner Meursault chemine à nouveau vers la source fraîche où il avait déjà rencontré les Arabes.

« Mais j’ai fait un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever, l’Arabe a tiré son couteau qu’il m’a présenté dans le soleil. La lumière a giclé sur l’acier et c’était comme une longue lame étincelante qui m’atteignait au front… »

-Puis Meursault tue l’Arabe de cinq coups de revolver.

Meursault arrêté, les Arabes apparaissent comme un groupe pourvu d’un caractère propre, de façons d’être, de s’asseoir, de se parler qui les particularisent.

« Le jour de mon arrestation ; on m’a d’abord enfermé dans une chambre où il y avait déjà plusieurs détenus, la plupart des Arabes. Ils ont ri en me voyant. Puis ils m’ont demandé ce que j’avais fait. J’ai dit que j’avais tué un Arabe et ils sont restés silencieux. Mais un moment après le soir est tombé. Ils m’ont expliqué comment il fallait arranger la natte où je devais coucher. En roulant l’extrémité, on pouvait en faire un traversin. »

- Des femmes sont là au moment où Marie, son amante, lui rend visite en prison :

« Marie était entourée de Mauresques… »

« La plupart des prisonniers arabes ainsi que leurs familles étaient accroupis en vis-à- vis. Ceux-là ne criaient pas. Malgré le tumulte, ils parvenaient à s’entendre en parlant très bas. Leur murmure sourd parti de plus bas formait comme une basse continue aux conversations qui s’entrecroisaient autour de leurs têtes… »)

JG --Il se peut que Camus ait eu le souci de nous donner un aperçu de la façon dont étaient regardés les Arabes en Algérie : des êtres qu’on ne voit pas ; Il y a un Arabe qu’on tue, une Mauresque au visage mutilé, une autre probablement prostituée ;

Des humains (mais est-ce vraiment comme des humains que Camus nous les montre ?) sans nom, sans corps même : on voit bien des bleus de mécanicien pleins de cambouis qui brûlent au soleil, mais quels corps à l’intérieur ? - Les deux Mauresques aussi sont sans corps, sans regard, sans visage sauf celle qui n’a plus de nez - elles ont seulement une fonction infirmière, prostituée ;

L’Arabe qu’on tue est là pour signifier un meurtre, la Mauresque prostituée pour en expliciter les circonstances.

Aux yeux du lecteur non prévenu comme pouvait l’être le Français métropolitain à la fin des années quarante, comme j’ai pu le l’être à 18 ans, les Arabes et les Mauresques apparaissent simplement comme des éléments du décor. Quant aux lecteurs pieds-noirs, il me semble qu’ils ne pouvaient qu’être dans une position similaire, puisque, « Il n’y avait pas d’Arabes à Oran. », m’a dit Jacqueline Fennetaux avant de se reprendre aussitôt : « Les Arabes, on ne les voyait pas. »

Dans le livre, le lecteur n’a point sur eux l’attention retenue, car ce n’est pas d’eux qu’il est question, mais de Meursault, de son crime et de l’étrangeté de la condition humaine.

Dans LA PESTE (1947) un seul paragraphe se réfère aux Arabes pourtant nombreux dans cette belle ville d’Oran que j’ai visité comme troufion au début de la guerre d’Algérie. Il est vrai que ce passage est hautement significatif. Il est là juste comme un indice, un témoin, un caillou blanc et je ne serais pas surpris que certains d’entre vous ne l’aient jamais remarqué - comme c’était mon cas jusqu’à ce que je relise le roman de bout en bout.

Le voici :

JFX - «L’après-midi du même jour, au début de sa consultation, Rieux (le médecin de la Peste) reçut un jeune homme dont on lui dit qu’il état journaliste et qu’il était déjà venu le matin. Il s’appelait Raymond Rambert./ …/ Court de taille, les épaules épaisses, le visage décidé les yeux clairs et intelligents, Rambert portait des habits de coupe sportive et semblait à l’aise dans sa vie. Il alla droit au but. Il enquêtait pour un grand journal de Paris sur les conditions de vie des Arabes et voulait des renseignements sur leur état sanitaire. Rieux lui dit que cet état n’était pas bon. Mais il voulait savoir avant d’aller plus loin si le journaliste pouvait dire la vérité.

             - Certes dit l’autre.

             - Je veux dire : pouvez-vous porter condamnation totale ?

             - Totale (dit le journaliste) non, il faut bien le dire. Mais je suppose que cette condamnation serait sans fondement.

Doucement Rieux dit qu’en effet pareille condamnation serait sans fondement, mais qu’en posant cette question, il cherchait seulement à savoir si le témoignage pouvait ou non être sans réserves.

- Je n’admets que les témoignages sans réserves (ajouta Rieux). Je ne soutiendrai donc pas le vôtre de mes renseignements.

- C’est le langage de Saint-Just, dit le journaliste en souriant.

Rieux dit sans élever le ton qu’il n’en savait rien, mais que c’était le langage d’un homme lassé du monde où il vivait, ayant pourtant le goût de ses semblables et décidé à refuser, pour sa part, l’injustice et les concessions…/»

Le mot Arabe n’apparaîtra plus dans le roman.

La peste. Camus,, folio, pp 18-19, 1947.

JG - Dans « LA CHUTE » (1956) comme dans l’Etranger, il est possible que Camus ait eu les Arabes en tête en écrivant : Ce « Juge pénitent » qui bat sa coulpe sur la poitrine des autres parce qu’il a vu une jeune femme se noyer et qu’il n’a pas bougé pour, au moins essayer de la sauver - ce pourrait être la France insouciante et velléitaire - et si on se souvient de la préface que Camus écrivit en 1958 pour ses « Chroniques Algériennes », c’est même une interprétation plausible, car à propos de l’incohérence de la métropole à l’égard de l’Algérie, il y reprend mot à mot l’expression :

JFX --« En ce qui me concerne, il me paraît dégoûtant de battre sa coulpe comme nos juges pénitents, sur la poitrine d’autrui…» pp 22-23

Mais si l’intention de l’auteur était bien de nous offrir une métaphore de la situation en Algérie, il me semble qu’elle reste opaque au grand public qui n’a sûrement pas lu les Chroniques algériennes. En tout cas elle m’était opaque avant que je ne me livre à une lecture méthodique, d’autant qu’on se laisse prendre au plaisir de la lecture et aux méandres de la singulière psychologie du héros.

Le mot Arabe n’est jamais prononcé

JG--De tout cela, on pourrait inférer à tort que dans ses oeuvres Camus ne s’intéresse pas beaucoup aux Arabes, et pourtant il a écrit pour qu’on connaisse leur drame, de nombreux articles militants regroupés dans Actuelles III, Chroniques Algérienne (folio 1958).

Le premier d’entre eux est intitulé

« LA MISÈRE EN KABYLIE, il paraît dans « l’Alger Républicain », en 1939 :

C’est le résultat d’une enquête de terrain. Il est terrible, terriblement accusateur et d’une précision redoutable.

Il s’agît - comme aujourd’hui - d’un problème d’immigration sur fond de crise économique : la Kabylie pauvre vivait de l’argent de ses travailleurs expatriés en France - l’immigration ayant été bloquée au prétexte de la crise économique des années trente, la Kabylie est affamée. Camus ne nous épargne rien : les Kabyles meurent de faim et de misère.

JFX - «…Je crois pouvoir affirmer que 50 pour 100 au moins de la population se nourrissent d’herbe et de racines et attendent pour le reste la charité administrative sous forme de distributions de grain » (p 36)

«…des indigents que j’ai vus faisaient durer leur dix kilos de grains (distribués par l’administration) pendant un mois et pour le reste se nourrissaient de racines et de tiges de chardons que les Kabyles avec une ironie qu’on peut juger amère, appellent artichauts d’âne » p 27

«…le jour où la neige recouvre la terre et bloque les communications, où le froid déchire ces corps mal nourris et rend le gourbi inhabitable, ce jour-là commence pour tout un peuple une longue période de souffrances indicibles. » p 48

«…Distribuer 12 litres de grain tous les deux ou trois mois à des familles de 4 ou 5 enfants, c’est très exactement cracher dans l’eau pour faire des ronds. » p 45

«… Quant à l’idée si répandue de l’infériorité de la main d‘œuvre indigène/…/ elle trouve sa raison dans le mépris général où le colon tient le malheureux peuple de ce pays. Et ce mépris, à mes yeux, juge ceux qui le professent. » p 55

JG – Notons que même dans cet article, les Kabyles dont il parle n’ont pas vraiment pris chair. Un seul Kabyle se détache du lot, c’est un ami nous dit-il - sans le nommer ni le situer. Ce sont « des autres » qui souffrent, des autres assez vagues, des autres que certes il aime, mais qu’il ne peut encore désigner que par des mots génériques - qui soulignent son extériorité d’observateur.

Voyons maintenant un extrait de « CRISE EN ALGÉRIE » (1945, Combats)

JFX -.«Enfin, et c’est le point le plus douloureux, dans toute l’Algérie la ration attribuée à l’indigène est inférieure à celle qui est consentie à l’Européen. Elle l’est dans le principe, puisque le Français a droit à 300 grammes par jour et l’Arabe à 250 grammes. Elle l’est encore plus dans les faits, puisque/…/ l’Arabe touche 100 à 150 grammes.

Cette population, animée d’un sens si sûr et instinctif de la justice, accepterait peut-être le principe. Mais elle n’admet pas (et devant moi elle l’a toujours souligné) que les rations de principe ayant dû être restreintes, seules les rations arabes aient été diminuées. Un peuple qui ne marchande pas son sang dans les circonstances actuelles est fondé à penser qu’on ne doit pas lui marchander son pain. » pp 106-107)

JG -- Bon, j’espère vous avoir convaincu que dans ses écrits militants Camus se préoccupe intensément des Arabes qui l’entourent - même s’il n’en parle qu’en gardant une certaine distance.

Mais pourquoi cette coupure - entre la place minime et purement décorative de l’Arabe dans ses grands romans - et la chaleur de sa passion dans des textes parus sur des supports de moindre diffusion (L’Alger républicain, le journal « Combats », l’Express) ??? C’est une question qui reste ouverte comme un plaie vive.

Revenons, si vous le voulez bien, à d’autres oeuvres littéraires d’Albert Camus tout en gardant cette question en tête.

Je viens de finir « LA MORT HEUREUSE » (204 pages), écrit en 1936-1938 ; deux éphémères apparitions des Arabes :

JFX - p 137 « Mina la Mauresque »n’est pas venue aujourd’hui faire le ménage

p 178 « on y croisait des Arabes montés sur des ânes ».

Alors qu’il y a des descriptions de soleil, de mer, de saisons, de nature - amoureuses et magnifiques, les Arabes brillent par leur absence.

JG.-. « NOCES. » En 1938, soit un an avant son rapport sur la Kabylie, Camus écrit sous ce titre un merveilleux cantique à sa jeunesse et à son pays l’Algérie, au soleil, à la mer, au vent et à la chair.

Des Arabes pas un mot.

« L’ÉTÉ À ALGER » dans le même volume - chante la gloire des corps au soleil et dans la mer, les filles qu’on va retrouver sur les bouées dans le port. Quand on en a repéré une, on crie « voilà une mouette ! » Mais ces jeunes corps magnifiques et bronzés des quartiers pauvres, à qui appartiennent-ils ?

Là non plus le mot Arabe n’est pas prononcé.

*

« L’EXIL ET LE ROYAUME » est publié en 1957, il est donc écrit peu de temps avant « le Premier Homme » dont nous allons parler dans un instant. Il contient plusieurs récits d’allure disparate mais qui suivent le même fil conducteur : quelle est la place de l’autre, l’autre arabe bien sûr, mais pas seulement, plus largement l’autre humain.

Je retiendrai quatre de ces récits : « Les muets », « L’hôte », « La femme adultère » et « La Pierre qui pousse. »

Dans ces récits, c’est comme si Camus commençait à prendre conscience de sa propre division et à jeter une passerelle au travers de la faille qui sépare son œuvre de fiction et ses écrits engagés.

JFX.-.« LES MUETS »

A l’issue d’une grève, les ouvriers d’une petite tonnellerie sont vaincus. Dans le silence du malheur commun, on voit un ouvrier tonnelier partager son pain. Ecoutez bien :

« Yvars commençait de manger lorsque non loin de lui, il aperçut Saïd couché sur le dos dans un tas de copeaux, le regard perdu vers les verrières, bleuies par un ciel maintenant moins lumineux. Il lui demanda s’il avait déjà fini. Saïd dit qu’il avait mangé ses figues. Yvars s’arrêta de manger. Le malaise qui ne l’avait pas quitté depuis l’entrevue avec Lassalle (le patron) disparaissait soudain pour laisser place à une bonne chaleur. Il se leva en rompant son pain et dit, devant le refus de Saïd, que la semaine prochaine tout irait mieux. « Tu m’inviteras à ton tour » dit-il. Saïd sourit. Il mordait maintenant dans un morceau du sandwich d’Yvars, mais légèrement, comme un homme sans faim…. »

Vous n’avez pas été sans remarquer que dans tout ce que j’ai lu pour vous de Camus, y compris ses textes militants, c’est la première fois qu’un Arabe est désigné par son nom Saïd.

JG – Je crois voir dans la nouvelle intitulée « L’HÔTE », un point de bascule de l’écriture de Camus. Vous vous souvenez du style de ses articles militants pour l’Algérie : très douloureusement conscients de l’indignité du sort fait aux Arabes, d’une générosité très sympathique, mais qu’on dirait aujourd’hui un peu paternaliste et témoignant comme à partir d’un regard extérieur.

Vous vous souvenez du style de ses grands romans qui ne laisse à choisir aux Arabes qu’entre l’absence et la figuration.

Avec l’Hôte, on passe à tout autre chose : il va s’agir dans un huis clos entre un instituteur et son Arabe, mi hôte mi prisonnier, de la mise en scène des impasses d’une situation duelle, et du heurt de deux honneurs qui obéissent à des codes différents.

S’y exprime pour la première fois la nécessité douloureuse d’un choix, pour ou contre l’insurrection algérienne. L’autre l’Arabe, bien qu’il n’ait pas de nom propre devient un ennemi possible, ou un allié, quelqu’un contre qui on devrait se battre ou aux cotés de qui on pourrait s’engager dans la lutte : c’est-à-dire qu’il devient pour la première fois un homme dont la seule présence impose des choix. Il ne s’agît décidément plus d’un enfant mineur sur lequel on pourrait s’apitoyer encore. Ecoutez :

« L’Arabe s’était retourné maintenant vers Daru (l’instituteur), et une sorte de panique se levait sur son visage : « Écoute » dit-il. Daru secoua la tête : « Non, maintenant je te laisse ». Il lui tourna le dos et fit deux grands pas dans la direction de l’école/…/ »( p 100).

Daru l’instituteur a choisi de ne pas engager le dialogue que l’Arabe lui proposait pour la troisième fois. Ce choix ne sera pas sans conséquences…

LA FEMME ADULTÈRE est une drôle d’histoire d’amour avec l’Algérie : l’épouse d’un médiocre revendeur français en tournée chez les boutiquiers arabes dans le bled quitte nuitamment le lit conjugal pour aller jouir de l’espace et du vent du désert :

JFX - « Alors, avec une douceur insupportable, l’eau de la nuit commença d’emplir Janine, submergea le froid, monta peu à peu du centre obscur de son être et déborda en flots ininterrompus jusqu’à sa bouche pleine de gémissements. L’instant d’après, le ciel entier s’étendait au-dessus d’elle renversée sur la terre froide ».

On y trouve aussi la rencontre avec un Arabe à l’orgueil retrouvé qui impose sans phrase qu’on lui cède le pas parce qu’il est chez lui.

JG - Dans « LA PIERRE QUI POUSSE il s’agit encore d’altérité ; Un Africain cuisinier sur un bateau et dit « le coq » accomplit le vœu qu’il a fait en grand péril dans une tempête - de porter sur l’épaule une pierre pesante jusqu’à l’église. Un technicien européen nommé D’Arast a accepté de l’accompagner dans sa marche. Avant de parvenir au but l’Africain s’effondre sous le poids de cette trop lourde charge. D’Arast la prend sur sa propre épaule et marche, évite l’église et va porter la pierre jusqu’à la case de l’Africain.

JFx ---« Quand il arriva/…/ la respiration menaçait de lui manquer, ses bras tremblaient autour de la pierre. Il pressa le pas, parvint sur la petite place où se dressait la case du coq, courut à elle, ouvrit la porte d’un coup de pied et, d’un seul mouvement jeta la pierre au centre de la pièce, sur le feu qui rougeoyait encore. Et là, redressant toute sa taille, énorme soudain, aspirant à goulées désespérées l’odeur de misère et de cendre qu’il reconnaissait, il écouta monter en lui le flot d’une joie obscure et haletante qu’il ne pouvait nommer. »

JG - Il m’a semblé que toutes les brèves histoire de « L’exil et le Royaume », mettaient en scène sous de multiples facettes la question du rapport avec l’autre étranger arabe ou noir qui devient - oh merveille - un autre semblable avec qui on peut s’affronter, mais aussi se reconnaître comme dans un miroir, et c’est là, je me plais à le croire, le ressort de « la bonne chaleur» » de Yvars, l’ouvrier tonnelier aussi bien que de « la joie obscure » de d’Arats le technicien.

Je suis resté longtemps à lire et à relire « LE PREMIER HOMME » trouvé inachevé le 4 janvier 1960 dans la sacoche de Camus après sa mort dans un accident de la route. C’est un ouvrage intimiste et chaleureux, largement autobiographique, et là, il y en a tout à coup des Arabes : Autant que dans mes souvenirs d’Oran. Un Arabe nommé Kadour pour conduire la charrette, d’ailleurs aimable et compatissant, saluant la connaissance des chevaux par le père ; la belle fille de cet Arabe pour l’accouchement.

Il y a aussi plus loin dans le livre l’Arabe qui manque se faire lyncher après l’explosion d’une bombe à Alger et que le narrateur cache dans un café ami où il le fait entrer… etc.

C’est un livre merveilleux. On regrette en pleurant la mort de Camus. J’ai l’impression que jusque-là il avait fait de la littérature, et combien magnifique, originale et Nobélisable, mais que là, il a vraiment écrit un livre, bien qu’il soit inachevé. Quelle proximité aux êtres tout à coup : Il rencontre des gens qui ne sont pas des créations littéraires, imaginaires, mais qui ont toute l’épaisseur de leur histoire, de leurs origines, de leurs vies. Pour moi, simple promeneur qui me suis délecté à suivre G. Tillion dans l’Aurès, parmi ses amis aurésiens, ça a tout à coup les vraies couleurs de la vie. Je reconnais les gens dont il parle.

L’auteur me devient proche : Moi aussi, je sais ce que c’est d’avoir honte de ses origines et d’être dans le même mouvement honteux de sa honte et humilié par la découverte en soi de ce mouvement comme le fut un jeune lycéen nommé A. Camus.

La joie violente de l’oncle sourd, Ernest, quand il part à la chasse avec ses copains, je l’ai connue moi aussi lorsque jeune rabatteur, j’accompagnais les chasseurs dans la plaine. J’ai connu moi aussi la familiarité et la tolérance mutuelle souriante, entre ces hommes qui se livraient à leur plaisir commun

La femme arabe qui vient aider sa mère en gésine est joyeuse qu’elle ait accouché d’un garçon, et elle exprime sa joie en tapant deux fois dans ses mains.

JFX -. A droite (de l’accouchée), assise en tailleur une femme arabe dévoilée tenait dans ses mains, dans une attitude d’offrande, une/…/cuvette d’émail un peu écaillée où fumait l’eau chaude./…/Quand les deux hommes entrèrent, la femme arabe les regarda rapidement avec un petit rire puis se détourna vers le feu, ses bras maigres et bruns tenant toujours la cuvette. »

JG-- Même les chauffeurs de tramway ont une personnalité : il y a « l’ami des chiens » qui arrête la motrice plutôt que d’en écraser un, il y a « l’Ours », un Arabe massif et fascinant qui parvient à donner aux enfants des émotions fortes dans les virages et, la vitesse aidant, à faire dérailler la molette à gorge qui roule sur le fil électrique. Les gens ont un corps : celui qui conduit la voiture de la fourrière pour attraper les chiens errants est un vieil Arabe impassible, mais le capteur de chiens qui commande la manœuvre fait montre, lorsqu’il est près du but d’une étonnante agilité. Surnommé Galoufa par les enfants du quartier, il peut aussi se servir de son agilité pour courser les gamins qui font fuir les chiens loin de leur persécuteur.

Les Arabes sont densément présents :

JFX -- p 303 «…/ce peuple attirant et inquiétant, proche et séparé, qu’on côtoyait au long des journées, et parfois l’amitié naissait, ou la camaraderie, et, le soir venu, ils se retiraient pourtant dans leurs maisons inconnues, où l’on ne pénétrait jamais, barricadées aussi avec leurs femmes qu’on ne voyait jamais ou, si on les voyait dans la rue, on ne savait pas qui elles étaient, avec leur voile à mi visage et leurs beaux yeux sensuels et doux au dessus du linge blanc, et ils étaient nombreux dans les quartiers où ils étaient concentrés, si nombreux que par leur seul nombre, bien que résignés et fatigués, ils faisaient planer une menace invisible qu’on reniflait dans l’air des rues certains soirs où une bagarre éclatait entre un Français et un Arabe, de la même manière qu’elle aurait éclaté entre deux Français ou deux Arabes, mais elle n’était pas accueillie de la même manière/…/

Et puis aussi sont présents tous les autres qui viennent de partout : de France, d’Italie et d’ailleurs : la vieille tante qui vient de Mahon capitale de Minorque et qui ne parle que le Mahonnais…

Et même les chômeurs :

« Le Chômage qui n’était assuré par rien était le mal le plus redouté. Cela expliquait que ces ouvriers, chez Pierre comme chez Jacques, qui toujours dans la vie quotidienne étaient les plus tolérants des hommes, fussent toujours xénophobes dans les questions de travail, accusant successivement les Italiens, les Espagnols, les Juifs, les Arabes et finalement la terre entière, de leur voler leur travail. » p 279. Cette parole demeure d’une cruelle actualité !

JG — Nous sommes maintenant en droit de proposer une analyse de l’œuvre de Camus afin de nous éclairer sur nous-mêmes et nos ostracismes.

La mutation de l’écriture de Camus survient après qu’il soit allé sur la tombe de son père à St Brieuc (c’est ce qu’il nous dit clairement dans son texte et dans ses notes) - cette tombe qui ne lui disait rien, ce détour qu’il jugeait inutile et auquel il ne se contraint que parce que sa mère a insisté, que parce que c’est aussi l’occasion d’aller voir son vieil ami instituteur, cette tombe il la regarde un peu distrait, comme ailleurs…

(p 34) « Puis il lut les deux dates, 1885-1914 et fit un calcul machinal : 29 ans. Soudain une idée l’ébranla jusque dans son corps. Il avait quarante ans. L’homme enterré sous cette dalle, et qui avait été son père, était plus jeune que lui.

Et le flot de tendresse et de pitié qui d’un coup vint lui remplir le cœur n’était pas le mouvement d’âme qui porte le fils vers le souvenir de son père disparu, mais la compassion bouleversée qu’un homme fait, ressent devant l’enfant injustement assassiné – quelque chose ici n’était pas dans l’ordre naturel et, à vrai dire, il n’y avait pas d’ordre naturel mais seulement chaos et folie là où le fils était plus âgé que le père… »

C’est cette même inversion temporelle qui ordonnera la construction des autres chapitres de son roman.

Il y s’agit de rencontres, avec sa mère, avec son oncle, avec Mr Germain et chacune de ces rencontres ouvre sur une plongée dans le passé de la vie familiale, de l’école, ou bien dans l’histoire de la colonisation. Les souvenirs affluent et donnent à ces rencontres une épaisseur charnelle étonnante. On est bien loin de la sécheresse et du présent perpétuel de l’Étranger - et à un moindre degré peut-être de ses autres romans - où manque cruellement l’épaisseur du temps qui à chaque instant nous renvoie à nous même et à nos expériences passées : On y était dans ces œuvres, confronté à un temps comme aplati, un temps linéaire, un temps comme arrêté tel que peut l’être le temps des réanimés épinglés dans le réel immédiat de leur terrible expérience.

C’est comme si une vitre imaginaire disparaissait tout à coup… Il peut voir les gens qui l’entourent et en parler, voir sa famille pauvre et parler de sa mère presque silencieuse, de sa grand-mère, de tous ses oncles morts dans les massacres de la grande guerre. Il n’a plus besoin d’interposer entre lui et ses personnages, entre lui et le lecteur une construction imaginaire brillante.

Jusque-là, il nous montrait des marionnettes qui le figuraient, lui, avec son empêchement à être ; elles étaient merveilleusement articulées, nimbées d’un parfum d’étrangeté. Il était en quelque sorte étranger à lui-même, et voilà que maintenant il habite sa planète, son pays : tout cela cesse d’être un décor, les Arabes sortent de la toile de fond, ils ont un nom, un sexe, des façons d’être, ils sont tout à coup présents et s’animent. L’Arabe n’est plus un accessoire du décor romanesque, il n’est plus comme un palmier en zinc posé là pour qu’on se rappelle vaguement qu’on n’est pas en métropole. L’autre devient vivant, chaleureux ou brutal, mais vraiment incarné. Les gens sont aimés, ou détestés, ils ont un caractère qui leur est propre.

JFX - Mais avant St Brieuc et sa rencontre pathétique avec ce jeune homme assassiné qui fût son père, de quoi disposait donc Camus pour échapper à l’enfermement duel avec sa mère ?

La lecture de la première partie de son livre « A la recherche du père » (215/307 pp) nous donne-t-elle des informations à ce sujet ? Le problème est de taille car la tentation de l’Un avec sa mère est là avec l’effroi qu’elle suscite :

« Le regard de sa mère, tremblant, doux, fiévreux, était posé sur lui avec une telle expression que l’enfant recula, hésita et s’enfuit. Elle m’aime, elle m’aime donc se disait-il dans l’escalier… » p 1O6

Vont apparaître comme des petits cailloux blancs ou noirs qui sont si peu, mais qui sont là quand même, qui font signe pour baliser de loin en loin l’évocation possible d’un père, le sien.

Sa mère est incapable de lui en dire quoi que ce soit à quoi se raccrocher, elle ne sait même pas son âge à trois années près. Si ! elle lui montre cependant la dernière carte postale de son père blessé à mort qu’elle ne sait pas lire, mais qu’elle a conservée : « Je suis blessé, ce n’est rien. Je vous embrasse ».

Elle lui dit encore « Il te ressemblait ».

On relate page 78 la rencontre de Camus avec le directeur de son école, un certain Lévesque qui avait fait quelque temps de son service militaire au Maroc avec son père. Il évoque un épisode cruel et sauvage de cette guerre, une mutilation des cadavres :

« Lévesque avait dit que pour eux, dans certaines circonstances, un homme doit tout se permettre/…/. Mais Cormery (le père) avait crié comme pris de folie furieuse : « Non, un homme ça s’empêche. Voilà ce que c’est qu’un homme, ou sinon… »

Ces fortes paroles transmettent à Camus fils ce viatique de son père : que l’humain ne se soutient que de l’interdit ; mais du même coup elles rejettent hors humanité les adversaires marocains - des Arabes.

P 114 Encore un petit caillou blanc : l’oncle Ernest sourd et au vocabulaire très limité : « L’a une bonne tête, celui-là. Dure/…/mais bonne ». Parfois il ajoutait : « comme son père »

P 194 Le dernier caillou est noir, c’est l’histoire de Pirette. Pirette est un assassin, un voleur condamné à mort, guillotiné publiquement. Son père dit-on, s’était levé fort matin pour assister à l’exécution. Il en était revenu bouleversé et vomissant et n’avait jamais plus voulu en parler. Ce fait divers sera la matrice d’un cauchemar itératif où l’enfant Camus se rêve condamné lui-même à avoir la tête tranchée « on venait le chercher, lui, Jacques, pour l’exécuter. Et longtemps au réveil, il avait secoué sa peur et son angoisse et retrouvé la bonne réalité où il n’y avait aucune chance qu’il soit exécuté. Jusqu’à ce que, arrivé à l’âge d’homme l’histoire autour de lui fût devenue telle qu’une exécution rentrait au contraire parmi les événements qu’on peut alors envisager sans invraisemblance, et la réalité ne soulageait plus ses rêves, nourrie au contraire pendant des années très précises de la même angoisse qui avait bouleversé son père et qu’il lui avait léguée comme seul héritage évident et certain. »

Voilà les petits cailloux sur lesquels la figure prothétique de l’instituteur parvient à prendre assise. Il a fait lui aussi la guerre des tranchées comme son père, il en est revenu avec des choses à dire sur la dureté de la vie dans la boue. Il en parle volontiers et affiche une dilection particulière pour les enfants orphelins de guerre. Il leur lit « Croix de bois » de Raymond Dorgelès, et à la fin de l’année arrivé à la mort du héros Jacques s’effondre en larmes.

L’instituteur a, comme aurait pu le faire un père, infléchi définitivement son destin en le proposant au concours des boursiers pour entrer au lycée après avoir réussi à convaincre, non sans mal, la redoutable grand’mère. Camus dit très clairement que Monsieur Germain a été pour lui un substitut paternel salutaire et décisif.

JG - J’ai essayé de revenir aux « Chroniques algériennes », mais passés « La famine en Kabylie (1939) et « Crise en Algérie » qui sont deux très beaux articles dont je vous ai déjà entretenu, le livre me tombe des mains. J’ai quand même retenu un passage qui d’ailleurs, rend bien compte du ton des articles suivants :

« J’ai mal à l’Algérie comme d’autres ont mal à leurs poumons » dit-il (mais en fait c’est lui qui a eu mal à ses poumons). C’est là le discours d’un homme amoureux et l’amour rend aveugle, c’est bien connu. Il ne voyait pas son Algérie, il en était amoureux et ce n’est pas du tout pareil. Il lui disait et faisait l’amour comme dans « Noces », comme « la femme infidèle » qui atteint le paroxysme de la jouissance sexuelle en contemplant la nuit saharienne, son immensité et son silence… Il jouissait de son Algérie à la sauvage, d’un amour quasi incestueux ; il n’y avait pas de place pour un autre, pas plus qu’il n’y en a dans un amour incestueux coincé dans la répétition. Il ne sait pas, il ne peut pas savoir que chaque chose aimée est destinée à être perdue. Il est attaché à son Algérie comme un nouveau né à la mamelle, jeune astronaute débarquant sur une planète inconnue… je m’égare.

Cet homme que j’admire n’a accompli son sevrage que dans la guerre et le sang. Il était trop intimement attaché à son Algérie, trop collé à elle pour penser que son désir la poussait ailleurs, qu’elle n’était pas que mer et soleil offerts à sa jouissance, mais qu’elle se cherchait un destin qui lui appartienne en propre, et qu’elle soit reconnue, comme une jeune femme ne peut se contenter d’être mère, mais exige d’être reconnue comme femme.

Privé du regard qu’il portait sur l’Algérie pour se l’approprier, séparé d’elle par la Méditerranée et la guerre, dans les « Notes » du « Premier homme » il dit de soi des choses terribles. ; « Je vais raconter l’histoire d’un monstre » p 344.

Et il peut voir qu’on peut faire autre chose que de brillantes dissertations, fussent-elles nobélisables. Il parle d’un talent dont rêve chaque écrivain : de faire revivre tous les êtres aimés, pour de bon ! Et d’un idéal qui serait de renoncer au savoir faire et à l’art pour retrouver une innocence. « En somme, je vais pouvoir parler des gens que j’aimais. Et de ceux-là seulement. Joie profonde » souligne-t-il (p 357)

Je vais encore me servir de l’évolution des écrits de Camus pour éclairer notre attitude vis à vis des migrants et son ambivalence :

L’amour de la patrie est comme l’amour de Camus pour son Algérie ; notre sentiment national - exclut l’autre -, l’étranger, comme son amour pour l’Algérie l’empêchait de parler des Arabes. Déjà qu’il nous a fallu perdre l’illusion d’un amour sans partage de celle qui nous a jeté dans le monde : Notre mère nous a été infidèle puisqu’elle n’est pas une mère, mais une femme qui a rempli pour nous, à son tour et en son temps la fonction maternelle.

Cela je le pense fonde notre ambivalence à l’endroit de notre père, et tout aussi bien notre xénophobie toujours présente.

Si on écrivait « Matrie » au lieu de « Patrie », on s’y retrouverait plus facilement.

Il nous est assigné de faire une place à l’autre, car cela a été en son temps notre salut. Cela nous a permis de parler grâce à l’interdit de l’inceste qui fonctionne comme le tranchant de l’étrave d’un navire. Notre enfermement dans la forteresse de notre matrimoine serait incestueux et stérile.

JFX -- Et je retrouve ici ma préoccupation première, l’impossibilité de notre société de voir l’autre, l’étranger, l’immigré que se refilent comme un mauvais objet Malte et l’Italie pendant qu’ils se noient en Méditerranée - que se refilent la France et l’Angleterre à Sangate ou Calais.

Je propose de considérer l’histoire littéraire de Camus comme un modèle de notre propre cécité, de notre surdi-mutité quant à l’autre immigré qu’on emprisonne par décision administrative. Et ce qui est magique, c’est que lui, Albert Camus trouve le chemin pour voir et rencontrer son autre étranger à lui, l’Arabe. Ce chemin passe par l’exploration de ses origines, ce qui lui ouvre bien plus qu’un savoir, une modification de son être. Ceci rejoint une discussion avec Michel qui soulignait ce fait que d’avoir vu le film« Welcome » l’avait changé, lui, et pas seulement son savoir sur nos « autres » - je voudrais pouvoir dire nos hôtes - de Calais ou de Sangate.

JG-- Nos origines, disais-je : leur exploration décille Camus, et si nous regardions les nôtres ? Et si c’était cela le chemin ? D’où venons-nous ? D’où viens-je ? Depuis trois cents ans les bouchers Gazengel sont installés du côté de Dol de Bretagne, me dit ma cousine généalogiste, mais avant ? On dit dans ma famille que nous sommes peut- être des juifs d’origine alsacienne, c’est-à-dire de vieux migrants. Et si je regarde autour de moi, que de migrants : Supposez que se lèvent tous les immigrés, fils d’immigrés et petits fils d’immigrés qui sont légitimement en France : Juifs, Chrétiens, Musulmans, Tamouls, Bouddhistes, Hindouistes, Parsis, Libanais, Marocains, Tunisiens, noirs, blancs, asiatiques… mon balayeur algérien qui a pris sa retraite, mon ami cambodgien venu en France pour se perfectionner en laissant femme et enfants au pays d’avant Pol-Pot pour les retrouver 15 ans plus tard un peu grandis forcément, le banquier chinois de mon épouse, un paquet de psychanalystes, le mari zoroastrien d’une copine franco-algérienne de ma femme, mon marchand de primeurs et toute sa famille marocaine, et aussi le portugais qui répare mon toit, l’italienne de troisième génération épouse de l’un de mes frères… ça en ferait du monde ! Pour faire bonne mesure ajoutez-y les harkis et leurs descendants, les pieds-noirs de toutes origines immigrés en France après le divorce franco-algérien, mon comptable arménien et son épouse roumaine et les enfants français qu’ils n’ont pas manqué de faire ; les Laotiens de mon restaurant asiatique préféré et tous ceux qui voudront bien me pardonner de ne pas les avoir cités, Ça en ferait un sacré paquet de Français !

Fasse le ciel que tous ces Français-là se sentent personnellement concernés par la façon dont nous (mal) traitons aujourd’hui nos immigrés !

Il me semble que le problème central des migrants étrangers est la façon dont nous tolérons tous que des hommes soient emprisonnés avec leur famille et leurs enfants dans des prisons dont le nom : "centre de rétention" est incapable de masquer le caractère carcéral.

En d'autre temps, on appelait bien "camps de concentration" des lieux de terreur et de mort. Les euphémismes prolifèrent dans notre monde et malheureusement nous n'avons plus parmi nous Victor Klemperer, le linguiste de Dresde qui de la fin des années trente jusqu'en 1945 a noté au jour le jour la purification, la pétrification progressive de la langue allemande sous le rouleau du nazisme.

Il arrive donc qu'une partie des gens qui habitent notre pays sont traités comme des choses et dans les discours politiques on n’en entend parler que du seul point de vue de leur inutilité ou de leur utilité (comme on pourrait parler de flux de gaz dans les tuyaux de Gazprom).

JFX-- C'est la rencontre avec d'autres hommes qui nous fonde comme humains. C'est dans la rencontre que les paroles échangées peuvent seules fonder notre propre humanité en reconnaissant celle de l'autre.

Notre monde d'aujourd'hui se cristallise dans le rejet de l'étranger et sa chosification. Une complicité obtuse et silencieuse, la nôtre, a commencé de miner notre propre humanité. Et cela se lit en filigrane dans les discours, dans les journaux. C'est nous qui perdons notre humanité comme se perd dans notre regard de mépris celle de l'autre qui a une autre couleur de peau et qui se réfugie chez nous pour fuir l'oppression et la misère. Et nous voilà prêts, nous aussi, les "blancs de peau" à accepter d'être traités comme des fluides élastiques et si vous ne m’en croyez, allez donc faire un tour dans un supermarché ultra moderne sans caissière, avec paiement automatisé sous l'oeil menaçant de quelques vigiles avec chiens ou même sans chien !

J G-- C’est un sujet si brûlant qu’il en est, même des meilleurs, qui détournent la tête comme je la détourne du clochard plein de poux, comme d’autres avant nous ont détourné la tête pour ne pas être déchirés de la blessure des juifs étrangers raflés au petit matin, il y a de ça quelque 60 ans,

Je n’en veux pour preuve que j’aie pu, dans mon travail sur Germaine Tillion que j’ai exposé ici il n’y a guère - remplacer plusieurs fois le mot « camp de concentration » par « centre de rétention administrative » sans que personne ne bronche - ce qui donne une mesure un peu terrifiante de la surdité de notre société à l’immense migration qui est en cours et au fait qu’on met des hommes en prison parce qu’ils sont migrants et pour aucun autre crime - au nom de quelques obscures directives administratives qui ne sauraient, à juste titre être considérés comme une Loi par les migrants, bien en peine d’y voir autre chose qu’une persécution, fut-elle habillée des guenilles de la justice,

On pourrait reprendre à ce propos l’opposition entre la Loi symbolisante d’Antigone qui ne dispose que de ses mains et d’un peu de terre - et les lois mortelles du puissant Créon : entre la Loi d’Antigone qui impose le respect des rites, permet la symbolisation de la mort de Polynice, arrête la répétition de l’inceste et du meurtre – et les décrets du puissant Créon qui ne font que pousser à la vengeance meurtrière et à l’enchaînement des crimes.

JFX-- « Celui qui adhère à une loi, dit Albert Camus dans un texte toujours d’actualité, ne craint pas le jugement qui le replace dans un ordre auquel il croit. Mais le plus haut des tourments humains est d’être jugé sans loi. Nous sommes pourtant dans ce tourment. Privés de leur frein naturel, les juges, déchaînés au hasard, mettent les bouchées doubles.» (« la Chute», pp 135-136, Gallimard, 1956).

Joseph Gazengel Ce 1 7 2009

  • 2.

    Travail lu au Séminaire « parole/génocide » de Michel Fennetaux le 24 octobre 2009 en collaboration avec Jacqueline Sudaka Bénazéraf.