Vienne 1900 « À chaque époque son art, à l'art sa liberté »

exposition Vienne 1900 Klimt, Schiele, Moser, Kokoschka

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Particulièrement féconde sur le plan artistique, l’effervescence culturelle que connaît Vienne, capitale de l’empire austro-hongrois, autour de 1900, a été notamment marquée par les œuvres de quatre grands peintres, réunis ici,  pour la première fois à Paris, dans une exposition d’envergure : Gustav Klimt (1862-1918), Egon Schiele (1890-1918), Koloman Moser (1868-1918) et Oskar Kokoschka (1886-1980). Avec 91 tableaux et 55 dessins réalisés entre 1890 et 1918 (année de la disparition de Klimt, Schiele et Moser), l’exposition dresse un panorama très complet de cette véritable révolution du langage pictural dont la Sécession viennoise, mouvement fondé par Klimt et ses amis peintres en 1897, fut le creuset. C’est en regroupant ces œuvres selon trois genres qui, à la fin du XIXe siècle, correspondent à des codifications traditionnelles de la peinture, que sont abordées les transformations artistiques en Autriche, ainsi que le passage du symbolisme vers l’expressionnisme, évolution sans réelle rupture, qui suscita l’émergence de nouvelles formes. Les trois sections de l’exposition reprennent ces trois thèmes, en confrontant dans chaque salle des œuvres des quatre peintres : - La section « Histoires » (30 tableaux : 8 Klimt, 5 Kokoschka, 8 Moser, 9 Schiele), qui comprend des œuvres relevant de la peinture d’histoire, met en évidence chez Klimt en particulier, au delà du symbolisme, la volonté d’atteindre, dans de grandes compositions, à un art monumental ; - La section « Paysages » (29 tableaux : 10 Klimt, 6 Moser, 13 Schiele) montre de même qu’à partir de motifs assez conventionnels, la représentation d’une nature très stylisée et refusant la perspective classique, conduit à une forme souvent proche de l’abstraction ; - La section « Figures » (32 tableaux : 8 Klimt, 10 Kokoschka, 2 Moser, 12 Schiele) réunit des figures isolées, des autoportraits et des portraits de groupe : on peut voir comment, peu à peu, le portrait officiel d’apparat évolue vers une représentation souvent très décorative des personnes et comment émerge et se développe le portrait expressionniste. Cette exposition présente aussi le grand intérêt de faire découvrir au public français l’œuvre de Koloman Moser, très méconnue en France (où aucun tableau de lui n’est conservé dans les collections publiques). Galeries nationales du Grand Palais Entrée Square Jean Perrin 75008 Paris Tél. 01 44 13 17 17

le site de l'exposition

« À chaque époque son art, à l'art sa liberté »

(inscription gravée sur le porche du pavillon de la Sécession, mouvement artistique fondé en 1897, à Vienne).

« […] peut-être le temps est-il venu où nous pouvons interroger avec profit […] ce qui est en jeu dans la création artistique. Il s'agit pour nous de la création comme Freud la désigne, c'est-à-dire comme sublimation, et de la valeur quelle prend dans le champ social. [Freud formule que, si une création du désir, pure au niveau du peintre, prend valeur commerciale […] c'est que son effet a quelque chose de profitable pour la société, pour ce qui, de la société, tombe sous son coup.6 »

À partir de cela, qu'est-ce à dire de la manière dont une exposition peut être structurée ? Qu'est-ce à déduire de comment sont montrés les tableaux ? Voir… pourquoi ? L'exposition « Vienne 1900 » du Grand Palais vient aussi nous questionner sur ces enjeux. Je dis « aussi », parce que le thème de l'exposition peut interroger ceux qu'intéresse la psychanalyse, dans ce qu'il évoque chronologiquement de l'inventeur de celle-ci.

Si je résume ce que Freud et Lacan nous disent plus haut, « Sublimation : quelque chose de profitable pour la société », on peut comprendre aussi : Art = médecin, par la « sublimation » qu'il propose, et le bien qu'il fait aux membres de ladite société. C'est donc une question de contexte. Je me pose cette question : En plus des tableaux issus d'une époque X ou Y, faut-il donc montrer aussi des fragments de la « société », de l'époque précise qui a « profité » de cette forme de sublimation picturale ? Ou bien, au contraire, les tableaux se suffisent-ils à eux-mêmes, et n'ont pas besoin de cet accompagnement « temporel », historique ?

Lacan écrit encore ceci :

« Cet appétit de l'œil qu'il s'agit de nourrir fait la valeur de charme de la peinture […] vraie fonction de l'organe de l'œil, l'œil plein de voracité, qui est le mauvais œil. […] Qu'est-ce à dire – sinon que l'œil porte avec lui la fonction mortelle d'être en lui-même doué – […] d'un pouvoir séparatif. […] Ce pouvoir, où pouvons-nous le trouver, sinon dans l'invidia ? (« Envie », NDLR.). […] C'est à ce registre de l'œil comme désespéré par le regard (regard envieux, séparatif, NDLR) qu'il nous faut aller pour saisir le ressort apaisant, civilisateur et charmeur, de la fonction du tableau.7 ».

Alors, autre question : ces tableaux ont « apaisé », nourris, les yeux de leurs contemporains. Ils apaisent les nôtres aussi (la foule qui se « presse » voir cette exposition en porte la trace vorace…) mais est-ce pour les mêmes raisons ?

Selon un certain point de vue, n'en est-il pas des époques comme de l'inconscient : « structuré » comme un langage », langage fait des différentes productions (scientifiques, esthétiques, techniques etc…) qui les composent ? Multiples signes, polysémie généreuse, qui parlent du passé et s'adresse à l'avenir, musicalité propre à chaque époque et son « style », style qui, paraît-il, fait aussi l'homme… Tout étudiant en « art » quelque chose, (Arts Plastiques, Arts Appliqués, Archéologie…), ou tout esprit curieux, est surpris, parfois ébloui par cette « cohérence » des diverses productions d'une époque, cohérence qui se lit dans « l'après-coup » de l'observation historico-culturelle.

Mais d'une certaine manière, tout psychanalyste ne vit-il pas la même étonnante observation aux récits de ses patients ? Ainsi que l'analysant, qui a quelques chances (en principe) de découvrir la « cohérence » de son histoire personnelle, (et le sens de son symptôme) à travers les signes qui la constitue, la parole qu'il en produit sur eux.

La transmission culturelle se fait entre autre par le biais d'expositions. Il n'est pas seulement important d'exposer au regard des hommes des traces de leur passé collectif, la manière de montrer ces traces est en elle-même parlante. Elle est choix, « parti pris », « angle de vue », etc. elle est peut-être également révélatrice de la société qui « commet » l'exposition. L'exposition du Grand Palais, « Vienne 1900 », est à ce titre intéressante : elle se situerait comme en porte-à-faux de l'exposition sur Vienne au Centre Georges Pompidou (En 1986… : autre contexte, autre exposition ?).

Celui-ci, avec la collaboration de Jean Clair, (qui réalise aujourd'hui l'exposition sur la « Mélancolie ») avait donc déjà « commis » une exposition qui parlait très globalement de « Vienne 1900 ». Globalement, c'est-à-dire mettant en relations constantes les productions de l'époque et du lieu les unes avec les autres. Psychanalyse y compris. En somme, on montrait là la structure d'une époque donnée. Ce que l'on « donnait-à-voir » à l'« appétit de l'œil » (C.F. Lacan dans le même chapitre du même livre), c'est un peu plus que les dompte-regard que sont les seuls tableaux. Ou, sinon plus, disons : autre chose. Faut-il cependant systématiser, réclamer pour toute expo ce parti pris clairement culturaliste, voir structuraliste ? Faut-il toujours prendre le parti de la « mise à plat » de la structure, de l'inconscient au fond, d'une société ? Et si le choix est de passer sous silence cette structure, est-ce « révélateur, mon cher Watson » de l'inconscient de la société qui en fait le choix ? En l'occurrence, comme il s'agit ici à l'exposition bien actuelle du Grand Palais, je parle de notre société actuelle

La question s'impose d'autant plus que le grand Palais, lui, donne-à-voir uniquement les tableaux de quatre peintres (quatre mousquetaires) choisis pour leur représentativité, leur énergie créatrice particulière. Klimt, Schiele, Kokoschka, Moser, jugés par les « commissaires » de l'exposition comme représentatifs de leur société « 1900/1910 » en terme de « nouveauté », annonçant l'Art dit « moderne », éventuellement « abstrait ». À l'époque d'un « Livre noir sur la Psychanalyse », j'étais curieuse de voir ce qu'il en était de la… lumière, même discrète, éventuellement donnée aujourd'hui sur Freud, « représentatif » lui aussi d'une certaine « nouveauté ». dans une exposition telle que celle-ci… Non, il n'y a pas ce type de « lumière » dans cette manifestation du Grand Palais. L'exposition que j'ai vue, « Vienne 1900, Klimt, Schiele, Moser, Kokoschka », se distingue par le parti pris de l'image pour l'image, et de la description formelle. Par contre, il est à noter que le fameux « foisonnement intellectuel et créatif » de Vienne en 1900/1910 est décrit et montré par le menu dans… les articles de presse actuels qui commentent l'évènement. Ou bien dans les catalogues de l'exposition. On cite alors abondamment Freud, Arthur Schnitzler, le philosophe Wittgenstein, Arnold Schönberg, les architectes Loos, Hoffmann, etc… Mais aucun de ceux-ci n'est mis en scène dans l'exposition. Le « novice » en histoire de l'art, en histoire tout court, qui ne lira pas la presse avant d'aller voir cette exposition toute… médiatique, risque de jouir du spectacle des tableaux, mais cela suffit-il ?

Un fait étonnant, et mettant en jeu encore une fois la… presse : Serge Lemoine, le commissaire de l'exposition, dans un article du « Nouvel Observateur », déclare refuser cette idée de « rupture », que ces artistes pourtant revendiquaient fermement par le titre même de leur mouvement… Selon lui, pour résumer l'interview, toutes les formes plastiques « se tiennent » chronologiquement, l'évolution est constante, dit-il en substance. Donc, on peut se permettre de passer outre les « ruptures » plus marquées. Comme celle de l'entrée dans le 20ème siècle. Serge Lemoine est là très affirmatif, car, selon lui, : « Il n'y a pas de rupture entre le 19è et le 20è siècle ».

On peut s'interroger sur ce refus de prendre en considération ce thème de la « rupture » et de la différence : de quoi est-il donc le « symptôme », dans notre époque contemporaine ? Et sur cette assertion supplémentaire de Serge Lemoine qui dit : « « Klimt a vidé ses portraits de tout sens, il supprime la psychologie. Lorsqu'on regarde les personnages qu'il a peints, on ne pourrait pas dire d'eux qu'ils vont parler ». « Vidé de tout sens » ? Sont-ce vraiment les personnages de Klimt qui sont muets, ou cette exposition qui ne sait les entendre ?

Les angles choisis par les commissaires de l'exposition sont géographiques (cela part d'une bonne intention : sortir de l'ethnocentrisme français sur la création artistique d'alors) thématiques et plastiques : réunir systématiquement dans chaque salle les œuvres des 4 peintres, à chaque fois sous un thème apparemment « commun » : « Paysages », « Portraits », etc….

Première conséquence : le spectateur est pris dans une comparaison constante, sensible, émotionnelle, concentrique, entre les 4 artistes. De ce centre, aucune salle dans l'expo n'est prévue pour en sortir et pour comprendre un peu de quoi il retourne symboliquement avec l'époque concernée… Le désir annoncé du commissaire de l'exposition, est de montrer au spectateur comment ces artistes auraient « abandonné » l'axe anecdotique et académique du « sujet » du tableau, au profit de la « pure » recherche formelle et plastique, recherche qui préfigurerait selon lui l'art abstrait… Abandon du « sujet » (sic !), qui ne paraît du reste pas toujours effectif à la vision des œuvres. Il me semble en effet un peu rapide, (voir… inconscient ?), de prétendre que les « sujets » traités par ces peintres encore figuratifs, seraient devenus « secondaires ». Comment minimiser en effet les sujets liés aux mythologiques, thème commun aux quatre peintres ? : Oui, détail… de taille. Sur ce point, et vu l'époque pré-fasciste concernée, il me semble qu'il aurait été utile de souligner que ces mythes sont aussi à la racines de conceptions éthiques et politiques. En termes éventuellement tragiques : Si les Grecs inspirèrent notre pensée rationnelle occidentale et nos démocraties, les mythes germaniques, eux, inspirèrent plutôt (et à la même époque !)…Hitler, lui-même admirateur de Wagner. Ainsi, Si Klimt et Kokoschka puisent dans les mythes grecs et chrétiens, Wagner inspire Moser, qui se laisse séduire (à l'instar également de Jung, le « mystique », contre Freud le « rationnel » ?) par les mythes germaniques.

Pas de rupture… ? Pas de « sujet » ? Oserait-on avancer : pas de… vie ? Serait-ce l'effet paradoxal d'une quantité trop grande d'images… à consommer ? Nous sommes en effet fascinés par la beauté de celle-ci, sans autres formes de procès… plus symbolique. S'agit-il d'un fascinum, au sens lacanien, et au sens où le regard et le mauvais œil ont pour effet d'« arrêter le mouvement », « tuer la vie » ? Or, justement, pendant le parcours, la sensation d'étouffement vient vite, ainsi que celle de mal voir : manque d'espace, beaucoup de spectateur, peu de lumière, et la monotonie. Monotonie d'une succession monocorde de salles sombres et opaques, sans fenêtres, effet (involontaire) d'indifférenciation des peintres, qui sont toujours présentés ensemble. Mon bien-être de visiteuse est enfin arrivé… en dernière salle, celle des dessins, œuvres sublimes de simplicité, de mordant, d'élégance cruelle, de vitalité graphique, d'humour… très noir. Et la lumière fut, en effet, la lumière du jour, enfin…

Fallait-il pour autant exposer d'autres choses, faisant de cette expo un témoignage d'une époque, d'un style ? Qu'est-ce que cela peut donc apporter de plus ? : Epoque et style, cohérence, sens, oui, c' est toujours troublant. Nous l'évoquions plus haut, cette « révélation » structurelle, symbolique de l'explication « pédagogique » (globale) d'un mouvement artistique « impose » ensuite au regard une réserve (moins… vorace ?) et une curiosité nouvelle, fondées sur le souci de rationalité… et de sens. Souci qui « protège » le spectateur de lui-même, peut-être… Par exemple, de la jouissance purement visuelle devant un tableau. Et souci qui, à jamais, le rend exigeant dans un discours sur les productions humaines. Par ailleurs, dans sa démarche singulière, Freud l'iconoclaste ne prônait-il pas du reste cette sorte de réserve prudente quand aux séductions, entre autres, de l'image ?

Question d'angle, pour que celui-ci ne soit pas tout à fait mort… L'artiste lui-même ne nous y incite-t-il pas ? : Prenez par exemple l'intérêt de Klimt, pour la déesse Athéna, déesse de la raison et de l'intelligence. N'est-ce pas chez lui discrète et subtile incitation à ne pas s'abandonner (totalement) à la jouissance due à la contemplation à ses œuvres ? N'est-ce pas discret message qui nous dirait : « Savoure l'image que je te concocte avec mon talent, mais n'oublie pas de cogiter un peu, comme Athéna t'y invite… »

Mais, à mon sens, il aurait fallu peu de chose pour que l'on respire davantage, physiquement comme intellectuellement : prévoir dans les premières salles quelques exemples de cet art avec lequel les « sécessionnistes » voulaient « couper », par exemple. Il m'aurait paru plus riche intellectuellement, et par respect posthume pour le souhait très clair de ces peintres, de montrer un peu de ce qu'ils rejetaient d'une époque jugée « académique ». Or, l'exposition est organisée sur l'immédiateté, de la proximité, tant sur le plan de la présence des images, dévorantes en effet de séduction et de beauté, que sur le plan de la temporalité. Je n'ose dire qu'il y a là quelque accointance avec l'impératif de « jouissance » (pour ce que j'en ai compris à ce jour), mais… je le dis quand même. Montrer au public quelque chose de « sublime », mais faire silence sur le sens de cette séduction sur nous…

Doit-on mettre cela en rapport avec le fait que l'exposition est organisée, entre autre, grâce au « soutien de LVMH/Moët Hennessy. Louis Vuitton », puissance commerciale de luxe, producteurs d'objets de jouissance contemporains. ? En tout cas producteurs d'objets d'arts dits « appliqués » (mode, accessoires, chez Vuitton) Coïncidence, Klimt, Moser, furent formés aux… « Arts appliqués » de Vienne, et Kokoschka aux arts décoratifs, ce qui en est très proche.

« Arts appliqués », qu'est-ce que c'est, sinon l'art « appliqué aux objets du quotidien », aux objets de la jouissance… Alors que l'Art (tout court !) se tient à distance de l'homme et le tient en respect, lui faisant bénéfiquement « déposer les armes » (c.f. Lacan), les Arts dits appliqués (le « Design ») et leurs « décors » parlent bien directement et charnellement au corps et ses besoins souvent impérieux. La fourchette au subtil « Design » sera touchée par nos mains et nos bouches, les draps décorés de motifs envelopperont nos corps, le train tractera la personne physique à l'autre bout de la France, etc… Si l'œuvre d'art s'offre aux sens avec distance (le plus souvent), l'objet d'art appliqué s'achète, s'utilise, s'use, se jette, se remplace. L'homme et la femme en jouissent, en profitent, et en changent régulièrement. « Profit » : oui, les arts appliqués ont le plus souvent un enjeu marchand immédiat. Le design est né de l'ère industrielle capitaliste, la consommation de masse. L'objet de design, création d'un « designer » en général anonyme, est reproductible en milliers d'exemplaire, alors que l'œuvre, au nom propre de l'artiste, est unique, et traverse le temps, les siècles (Certes, il existe la photo, nous sommes à l'heure de la « reproductibilité » (W. Benjamin), mais le lecteur comprendra mon « schéma » de base…)

Klimt, et ses amis, pleins d'intuition à l'orée du 20è siècle, tentent de « réconcilier » les deux pôles : Klimt assaisonne par exemple ses toiles de références décoratives (arts appliqués) universellement connues. Et à l'inverse donne à ses décors, allégories, une puissance plastique égale à de « vraies » peintures. Réconcilier art et arts appliqués ? Comme tous les artistes qui feront le 20e siècle, avec ceux du Bauhaus (Kandinsky, Paul Klee…). « Unité et intégration des arts », clamaient ceux-ci… On considère que l'on ne peut plus « cliver » les différentes formes de création humaines. Les choses ont leur cohérence avec leur époques, et les créateurs doivent en tenir compte… Et c'est en cela aussi que cette exposition me déçoit : elle évacue justement cette démarche « ouverte » des artistes d'alors.

Le parcours de Klimt m'intéresse, comme son goût généreux de l'étoffe… Le textile et le texte ont quelques accointances par ailleurs notables : Klimt écrit bien quelque chose de symbolique à déchiffrer, dans cette permanente référence au tissu. Athéna elle-même, personnage de Klimt, déesse de l'intelligence et de la raison, protectrice d'Athènes, n'est-elle pas tisseuse et brodeuse à ses heures, pendant les voyages d'Ulysse ? Klimt ne met-il pas ici en valeur l'idée qu'enjeux intellectuels et manuels ne s'excluent pas, au contraire… ?

Et je fais cette hypothèse : ce n'est pas par hasard si le peintre le plus représentatif de la période de création de la psychanalyse a eu une formation aux Arts appliqués. Passions mêlées à pour la quotidienneté, le réalisme, pour le symbole, la mythologie et les dieux grecs (dont Athéna), l'étude du passé : cela ne le rapproche-t-il pas de Freud ? Cela n'aurait-il pas mérité un angle moins « primaire » à cette exposition ? Oui, pour s'intéresser aux Arts appliqués, il faut un tant soit peu aimer le quotidien, et le symbole, l'animalité du corps, et le langage humain. Klimt peint la vie, le désir, la mort, l'amour, et le langage symbolique des formes. Klimt n'était pas qu'un « bon vivant » sensuel et jouisseur, amateur de sexe, de femmes. Aspect que beaucoup de commentateurs livresques saisissent un peu trop facilement (commercialement ?) pour parler de son œuvre. C'est aussi un artiste qui semble en quelque sorte faire causer le passé (dans ses allégories, dans ses choix graphiques, formes égyptiennes, grecs, byzantines), prendre en charge la transmission presque pédagogique d'une mémoire graphique, ou dans ses peintures monumentales, pour mieux entrer dans l'époque du siècle qui s'annonce.

Comme les trois autres peintres, chacun différemment, aux évidentes préoccupations réalistes, émotionnelles, sensuelles… et symboliques. Chacun avec sa singularité. Au regard de leur « père » Klimt », Moser, Kokoschka, Schiele sont plus austères, sur le plan du décor. Mais tous les quatre font partie de la « Sécession », du latin secare, « couper ». En quoi font-ils éventuellement « rupture » ? Selon mon hypothèse, (forcément partielle) ils font « Sécession » par l'affirmation très moderne, propre aussi à leurs contemporains, d'une reconnaissance réaliste, douloureuse et heureuse à la fois, du corps comme indissociable de l'esprit, d'un refus de séparer l'un de l'autre. Jamais le corps, sa jouissance, sa douleur n'aura à ce point été chanté par l'audace des peintres. La Sécession, et tout le début du 20è siècle fait « conflit », rupture, en ce sens qu'elle suggère l'abandon d'une forme d'hypocrisie qui voudrait séparer le corps de l'esprit. C'est bien là que ces artistes furent « thérapeute » de leur société viennoise, coincée dans l'hypocrisie bourgeoise et religieuse. À l'instar de Freud. À l'instar de Klimt qui réconcilie « Arts appliqués » (le corps et ses besoins vitaux) et Arts « nobles « (l'esprit). Il est regrettable qu'aucune analyse un peu poussée, incisive, de cette période « charnière » entre deux mondes n'apparaisse dans ces dédales de salles presque ennuyeux. Est-ce pour ne pas faire « comme Beaubourg » que le Grand Palais semble être tombé dans l'excès inverse de la surdité et le silence total sur les autres aspects de cette époque ? Il manque selon moi l'enjeu… générationnel : une jeune génération d'artistes veut en « découdre » avec le texte et le textile du passé, avec les générations précédentes. Soit. Quoi

au fond de plus banal, (sur le plan intime, familial, comme sur le plan collectif) mais aussi de plus humain, vivant, dynamique, intéressant au regard du génie humain toujours renouvelé ? Pourquoi ne pas avoir pris en compte (différemment de Beaubourg) cette réalité assourdissante, incontournable ?

« . Le nihilisme contemporain nous enseigne […] que le fait de détruire les idoles ne dispense pas pour autant du sens […].8 »

Je regarde le tableau qui me regarde. Je regarde une époque passée qui me regarde…, au titre, entre autre de mon inconscient. Un peu comme ce qui se montre et ne se montre pas à la télévision… La structure même d'une exposition en dit long sur le désir de sens d'une époque. En dit long sur ce qui ne veut se dire aussi. Depuis l'invention freudienne, en tout cas, on ne peut plus faire le choix de certains silences « innocemment ».

Ces artistes revendiquaient justement le « tout-sauf-l'ennui » : Ils savaient que cela ne « plairait » pas et voulaient l'assumer :

« Il faut savoir se faire haïr. Le viennois n'a de respect que pour les gens qu'il déteste » « Il ne faut pas s'assoupir […]. Le mot d'ordre doit être : tout ou rien ».

Se faire « haïr », certes… mais pour faire paradoxalement du bien au corps social, par la sublimation. L'artiste n'a-t-il pas de toute manière une posture quelque peu sacrificielle ? En apparence producteur de scandale, et en vérité profondément « thérapeute » ?

Nathalie Cappe, (20 Octobre 2005).


  • 6.

    Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1973, p.126 chapitre  « Du regard - Qu'est-ce qu'un tableau ?».

  • 7.

    Op. cité, p.131, 132.

  • 8.

    Didier-Weill Alain, Lila ou la lumière de Vermeer, Denoël, 2003, Paris.