Un prophète de Jacques Audiard, 2009

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Réalisé par Jacques Audiard Avec Tahar Rahim, Niels Arestrup, Adel Bencherif

Condamné à six ans de prison, Malik El Djebena ne sait ni lire, ni écrire. A son arrivée en Centrale, seul au monde, il paraît plus jeune, plus fragile que les autres détenus. Il a 19 ans. D'emblée, il tombe sous la coupe d'un groupe de prisonniers corses qui fait régner sa loi dans la prison. Le jeune homme apprend vite. Au fil des " missions ", il s'endurcit et gagne la confiance des Corses. Mais, très vite, Malik utilise toute son intelligence pour développer discrètement son propre réseau...

Un prophète de Jacques Audiard, 2009.

Angoisse

On sort du film de Jacques Audiard bouleversé, un peu hébété. C’est une épreuve, une véritable expérience à vivre. Moins que l’enfermement, la prison, dont on découvre tout de même avec épouvante la réalité, l’abomination, la pauvreté tragique, c’est la perversion de tout ordre qui fait frémir, et la confusion du dedans et du dehors. Un critique, Jean-Baptiste Morain, s’est avisé justement, dans les Inrocks (en ligne) que le propos du film de prison se trouvait fondamentalement transformé :

« Aujourd’hui, l’évasion n’est plus un thème pertinent et on peut mettre au crédit d’Audiard de l’avoir compris. Le crime se réalise de l’intérieur de la prison : plus besoin d’en sortir. Le ver est dans le fruit et ne s’y trouve pas si mal ».

Il fait de cette situation le signe d’une société qui ne songe plus aux révolutions mais à la meilleure manière d’habiter l’espace, social, empirique, et pourquoi pas carcéral, qui lui est donné :

« la société d’aujourd’hui est habitée par des hommes qui ne veulent plus en sortir ou la changer comme les générations précédentes : ils veulent tirer leur épingle du jeu, sans en modifier les règles »…

Le film pourrait valoir effectivement allégorie d’une société du chaos, telle que la décrivent les essayistes postmodernes, une société tribale, sans partages symboliques, uniquement organisée par des remaniements internes, sans dehors ni dedans. On est angoissé par cette prison si peu étanche où la vie, le crime, le commerce, les études, les parcours sociaux, les alliances et les rivalités, continuent. Le réalisateur donne une vision quasi clausewitzienne d’une prison qui d’abord, semble une jungle, un lieu totalement pervers et antisocial (comme l’est la guerre), et qui progressivement, apparaît comme une continuation de la vie sociale sous une forme exacerbée. Si « La guerre n'est qu'un prolongement de la politique par d'autres moyens », on se demande si la prison n’est pas également le prolongement de la vie sociale —et de la politique— par d’autres moyens. C’est le lieu du politique à l’état pur, jeu de pouvoir, de rapports de force et d’intimidation, jusqu’à la terreur, et l’on se demande en sortant (enfin !) si le monde réel est ici ou là-bas, s’il faut s’attendre à être pris, ici, dans ce que l’on vient de voir là-bas. On a perdu ses repères, on est très inquiet.

La horde primitive

De loi, nécessairement, il n’est question que de cela, dans un lieu où tous se sont mis hors la loi, ont transgressé, et où cette loi ne réussit guère à se réinstaurer. Les personnages vivent sous l’emprise de la terreur, de la violence, sous le régime de la horde primitive. Le père tout puissant, écrasant de tout son poids tous les petits soldats anonymes autour de lui, réunis en groupes qui s’affrontent et dont il organise les joutes, à son profit, est absolument effrayant. Niels Arestrup est comme un bloc de chair, physiquement oppressant, avant même qu’il ait fait le moindre geste. Il ne connaît que la torture. Les cadres autour de lui, se resserrent encore, il mange tout l’espace, comme un fauve en cage. Dans cette jungle de la horde, notre héros, jeune, fragile, petit, est comme jeté dans la fosse aux lions. C’et un enfant, souvent attendrissant, désarmé, inquiet, qui ne sait pas quoi répondre ou esquive, cherche le sens des questions qu’on lui pose. Et parce qu’il est démuni, précisément, il doit être malin et utilisera à son profit les formes qu’on lui propose. Au commencement, il ne semble connaître aucune loi, aucune règle, il est comme une pâte molle, innocente, qui va découvrir l’univers et prophétiser, peut-être, un autre monde. N’étant que les « yeux et les oreilles », il est organe cinématographique de découverte, comme le héros candide le fut pour la littérature. Il nous donne à voir et d’abord à entendre, dès le générique, la prison, corps et biens, son incroyable violence, sa terreur, son économie, ses couloirs, ses grilles, son vertigineux labyrinthe, ses ateliers et trafics, qu’on suit au rythme de l’apprentissage et des émotions, lent, vif, lent, presto, selon des séquences très musicalement écrites et toujours extrémement tendues.

« Prophète », Malik l’est, en effet, parce qu’à l’instar de la femme sourde, dans Sur mes lèvres, il entend et voit au-delà, et d’abord au-delà des apparences trompeuses, des mises en scènes de la prison. Il entre dans l’intime du pouvoir, immédiatement et peut-être son regard tout droit, mais souvent indéchiffrable, ses oreilles tendues perçoivent-ils quelque chose qui nous est offert en retour, comme un mystère à pénétrer. Il annonce également une société qui tuerait le père primitif, non pour le remplacer mais pour instituer un ordre symbolique, par la mort du chef de la horde, et l’avènement d’autre chose. La première séquence est du reste marquée par la scansion de ce mot : « chef », Malik soumis, bon élève, ne cessant de saluer d’un « oui chef », qui reviendra au fil des sorties : « au revoir, chef », si ce n’est lors de l’ultime sortie où le héros demeure silencieux.

Cette fin, qui nous laisse sur une véritable jubilation, un étonnement ravi, est cependant en suspens. On ne sait ce qu’il adviendra de ce jeune homme mûri, intelligent, humanisé paradoxalement, à bien des égards, qui sort de prison. On ne sait si son amoralité radicale, nécessaire adaptation au milieu dans lequel il a eu l’héroïsme de simplement survivre, s’est transformée en cynisme ou si son apprentissage courageux, subtil, lui permet de transcender le milieu dont il sort. Aura-t-il vaincu la mort et la prison pour enfin vivre sa vie et construire un monde nouveau dans lequel le chef laisserait sa place au père ? Sera-t-il plutôt le nouveau caïd d’une nouvelle horde qui ne demande qu’à continuer à faire régner la loi de la jungle ? La tribu des frères musulmans aura-t-elle simplement, grâce à lui, pris le pas sur la tribu corse ? Le système sera-t-il profondément transformé par une loi plus latérale, plus fraternelle ?

Le triomphe des « frères » est peut-être à prendre ici au sens littéral tout autant qu’idéologique et religieux. Ce fils de personne, orphelin qui a été « placé », a grandi en foyer, est hors du champ des filiations et paternités : il travaille précisément en réseau, dans le sens de cette société postmoderne et tribale annoncée par les sociologues comme Michel Maffesoli et Edgar Morin. Dans cette perspective, je ferais l’hypothèse que le symbolique n’est pas refondé, les petits autres formant une grande famille, le réseau, sans transcendance ni paternité1. L’imaginaire (système moïque des petits autres) se substitue au symbolique. On ne sait pas, à suivre le protagoniste au fil des séquences, si sa force consiste à refonder le symbolique ou à inventer un nouveau style et une nouvelle politique, sans père : il assemble, joue les alliances, la diplomatie. Plutôt que de tuer des chefs ennemis, il en fait des associés, les oblige à travailler ensemble après avoir détruit la horde primitive, en jouant les uns contre les autres. Il devient ainsi le maillon nouant les tribus nouvelles de l’Egyptien, des frères musulmans, sans oublier son allié initial, le Gitan. Bref, il ne triomphe pas au nom d’un clan, d’une tribu, mais unit en réseau les nouvelles générations, dont il pourrait ne pas être le Caïd, mais un élément parmi d’autres, dans un monde qui réinventerait des lois, un ordre dont on ne sait encore ce qui le ferait tenir, quel grand autre le traverserait et nouerait les mailles.

Malik pourrait encore ne plus appartenir à aucune tribu, n’entrer dans aucune des voitures qui le suivent en cortège, et devenir le père symbolique de cet enfant, orphelin comme lui, le père à venir, dans une famille humaine qui échappe à la prison et à la jungle. C’est l’interprétation de l’ouvreuse du cinéma avec qui j’ai discuté. C’est un peu idéaliste, mais après tout, c’est une possibilité. Jacques Audiard ne sacrifie pas ses héros. Ici, comme dans Sur mes lèvres, ils échappent aux règlements de compte, à la tuerie générale et sortent du film comme vers la liberté, ayant retourné la perversité et la violence contre ceux qui en usaient et se sont en quelque sorte autodétruits. Fin du film et début d’un rêve qui avoue son caractère illusoire ? Ma fille pense que le héros sera mort dans deux mois, tué par un clan adverse, mon fils qu’il va devenir un très grand caïd, menant double vie entre sa petite famille paisible et protégée et la nouvelle mafia musulmane…

La situation finale est d’une merveilleuse ambiguïté : le héros est-il en position de père symbolique ou de frère ? La belle scène où le héros dort auprès du petit garçon, penche plutôt du côté de la fraternité, comme s’il fallait d’abord être fils et frère, avant de devenir soi-même père, refaire tout le parcours affectif et filial. On sait qu’il est cependant le parrain de cet enfant, un second père, par conséquent. La fraternité qui lie Malik au père de cet enfant, Ryad, celui qui l’a aidé et dont il hérite une femme, un foyer, un enfant, est-elle la voie d’une paternité d’autant plus symbolique que Malik n’étant pas le géniteur accède d’emblée à la distance. Tout cela est à la fois de guingois et en même temps riche en bricolages identitaires et novateurs, en questionnements.

Langues

Un autre fil conducteur, est la question des langues. Il est frappant que le héros, comme la sourde de Sur mes lèvres, soit un personnage qui parle ou comprend des langues que les autres ne comprennent pas. La femme sourde décryptait ainsi les secrets, traduisait, devenant l’intermédiaire (véritablement cinématographique) entre une image muette et donc incompréhensible (pour les spectateurs comme pour certains personnages) et le sens à restituer, le son qui revenait alors. Elle développait, grâce à ce don, une stratégie inattendue et intelligente, se trouvait armée d’un courage et d’une efficacité inédits (inouïs ?). Le personnage de Malik est son double. Il n’a pas de langue maternelle (il ne sait pas ce que c’est) ou il en a deux. Il lui semble qu’il a toujours entendu l’arabe et le français à la fois. Il n’écrit aucune langue, mais il est doué pour les apprendre toutes. Il apprend très vite le corse qu’il semble également lire sur les lèvres, comme dans une initiation sensuelle. Ainsi, le personnage est-il un médiateur, celui qui met en relation tous les clans, tous les autres, grâce à son bi ou trilinguisme. Belle réflexion sur l’identité, la force de ceux qui, d’un défaut identitaire (surdité, inhibition, absence de racines, de patrie), vont pouvoir transcender les limites identitaires, faire de leur différence un don. Malik, victime d’une origine marocaine qui l’a assigné à un destin de paria, victime du racisme des Corses et de la suspicion de ses « frères » arabes trahis, saura, en parlant toutes leurs langues, lier, déjouer, les limites claniques. N’ayant lui-même qu’une identité en creux, à peine définie, il se glisse entre les lignes ; ceux qui s’accrochent à leur origine, à leur esprit de clan, finissant par être victimes de leur étroitesse mentale et spatiale. Malik prophétise également, de ce point de vue, un avenir de l’homme. Il profère une parole multilingue, ou plutôt il entend davantage qu’il ne parle les langues, et peut ainsi répondre, surprendre, se décaler, se mettre à distance. Le multilinguisme est peut-être ici en place de grand autre.

On peut suivre ainsi, dans l’œuvre de Jacques Audiard, un fil qui traverse les films (mais je ne les ai pas tous vus, hélas !) : la paternité impossible, perverse, qui empêche d’exister dans De battre mon cœur s'est arrêté, ou l’absence de père ici, le trouble identitaire dans Sur mes lèvres, où l’on retrouve du reste une figure de père défaillant, dans le personnage de Masson, le contrôleur judiciaire (mais sa défaillance libère), sont dépassées par la capacité à trouver son langage propre, ni langue maternelle, ni langue paternelle : musique, langage des gestes ou des lèvres, langues étrangères, entre-deux qui permet de mettre en relation, d’entrer en relation, d’échapper à l’assignation identitaire et filiale. De bouche à bouche ou de bouche à main, l’émotion se transmet et répare, remonte ce qui ailleurs se démonte. L’extraordinaire baiser à distance, entre Emmanuelle Devos lisant sur les lèvres de Vincent Cassel, de très loin, est d’une poésie sublime et sensuelle, une scène de jouissance dans laquelle les corps ne se touchent pas mais se joignent pourtant par l’intermédiaire de la lecture. On ne fait pas du cinéma par hasard : ici l’image est vraiment fondatrice d’un rapport très singulier au corps, à la pulsion, et au langage. La distance permet de réintroduire de l’humanité et du désir quand la proximité, ou la promiscuité tuaient celui-ci. Les autres jumeaux, identiques, ne s’attirent pas. Ils se mêlent dans l’informe du groupe. Il faut beaucoup de distance et de médiations pour réinventer le désir et l’amour.

Ainsi, s’aimeront par delà la distance d’une mort, l’assassin et sa victime, unis par la terreur et le destin. Dans le terrible corps à corps du début du film, avec la victime sacrificielle et initiatrice, Reyeb, le baiser de mort devient baiser de vie, passage d’un secret, d’une prophétie, d’un don aux deux sens du terme. Le jeune homme, frère et double de Malik, incarnation d’un destin possible de celui-ci, lui fait don de sa vie et de son don de voyance. Qu’importe que le fantastique soit ou non crédible, la poésie transcende ici la signification dramatique. Le don est don du désir.

Car cette scène répond également à la question en suspens dans cette prison d’hommes: qu’en est-il du désir ? Si le père de la horde veut le pouvoir, il n’a pas pouvoir sur les femmes : de femmes, il n’y en a pas, ou bien tout autre est femme, dans l’humiliation physique, sexuelle, morale, qui réduit chacun au rôle de serviteur, esclave qui fait le café, la vaisselle, tue par asservissement. Le pouvoir est quelque peu vidé de son sens, dans cette prison, réduit à la pure domination des autres, sans autre profit pulsionnel. Mais pour Malik, le désir naît dès le début de sa relation avec la victime désignée. Le combat est filmé deux fois, en violence meurtrière presque insoutenable, et en corps à corps sensuel, lumineux, homosexuel. Sans doute cela révèle-t-il un non dit de la relation de pouvoir dans la horde. Mais cela peut également révéler le caractère nouveau d’un personnage qui peut aimer, désirer, se laisser séduire et qui séduit également ceux qu’il rencontre. C’est un personnage émouvant, désarmé et qui charme le spectateur, lorsqu’il patauge dans la mer comme un enfant découvrant le monde, lorsqu’il apprend à lire, lorsqu’il réfléchit et offre un regard indéchiffrable et peut-être innocent. La rencontre brève avec Reyeb semble l’avoir initié à cette séduction, à une possibilité du corps et du désir, même s'il a eu le temps d'en connaître uniquement, dans des noces de sang d’une rare intensité. C’est la scène la plus insoutenable du film, sans doute proche de ce que Catherine Millot appelle le sublime, ce moment où la beauté et l’horreur se rencontrent. Elle rime avec la séquence du carnage dans la voiture, un moment paroxystique à nouveau, dans lequel le héros devient sourd (tiens !) et presque fou d’une jouissance inouïe, que nous partageons, sidérés de tant d’immoralité.

Malik aurait même pu séduire le vieux chef pervers, sans doute, mais préfère s’en affranchir. La psychologie, les sentiments, ne sont pas à l’ordre du jour. Le héros sort de la dialectique maître/esclave, et de ses liens homosexuels, sado-masochistes, pour aller vers autre chose, peut-être un désir humain, une possibilité de différer : marchons un peu en attendant, et de différence : homme/femme, homme/enfant, relation à trois.

Montages

On a évoqué des cinéastes à propos de ce film, et Audiard n’a pas récusé l’influence des uns ou des autres, pour un film de genre qui hérite effectivement d’images ou de types, d’un développement narratif connus, de Hawks à Scorsese, De Palma ou Tarentino, mais également Audiard, le père, Becker, etc. On ne s’étonnera pas que le cinéaste tente le bilinguisme cinématographique et stylistique, dans un genre qui s’est du reste illustré des deux côtés de l’Atlantique.

Cependant, si le parcours du héros, la violence, le suspense, les types humains, la mafia corse rappellent bien des films noirs, Bresson est également présent dans la fabrication extrêmement rigoureuse, réfléchie, intelligente, patiente, détaillée, d’une stratégie. La manière de suivre le véritable travail de Malik dans cette prison, et le montage de son système politique, précis, concret, dans ses gestes et ses actes, comme un tissage laborieux, sérieux, rappellent Un condamné à mort s'est échappé. Car Malik est également un « condamné à mort », non par décision de justice, mais par la prison, par les autres truands, par la loi de la jungle. Pourtant il va réussir à s’échapper, non de la prison matérielle (il la quitte, mais cela ne suffit pas pour s'en sortir), grâce à son intelligent système, à sa capacité à tisser, comme le condamné de Bresson ourdissait, nouait, sa toile, une corde, des nœuds.

Bresson est également présent dans les séquences au rythme fou qui captent les trafics de la cantine aux cellules, en passant par le parloir, et qui rappellent Pickpocket : l’habileté extraordinaire, magique, de ses voleurs et artisans géniaux. La manière dont la main dérobe, replace, le montage très vif, sont tout à fait bressonniens. Le héros est sublimé par son habileté, par un travail manuel qui en fait un artiste, la main guidant le montage comme l’indiquait si magistralement Gilles Deleuze, dans sa conférence à la FEMIS, sur le « geste créateur ». Du reste, une main est le premier objet mis en lumière dans la nuit du générique. J’avais été particulièrement frappée par la qualité du montage chez Audiard, me disant même qu’il se montrait incroyablement soucieux des raccords à une époque où les cuts, les ellipses, les passages brusques d’une image à l’autre sont devenus la règle, laissant au spectateur l’élaboration des liens. Rien de tel chez Audiard qui écrit un cinéma du montage et du raccord, du passage entre deux images, entre deux lieux, dehors et dedans, entre deux langues. Il travaille le jeu entre les séquences, entre les espaces, tisse de grilles et de travellings les intervalles entre les cellules, entre les êtres. Les passages sont toujours beaux, entre un visage et un lieu, un geste et une réponse, une nuit et un visage, un arrêt et un mouvement, et surtout une bouche et une main. Entre des cellules, des fragments, des êtres séparés ou morcelés, il cherche un passage, une translation que la caméra opère, véritable tangente qui fait communiquer, comme une autre traduction, les univers à priori étanches2.

Ainsi, partant de la prison comme lieu de l’angoisse, de la terreur, d’une loi qui exclut tout désir, parce qu’elle exclut toute humanité, le film ouvre un espace de dialogue, de liberté, d’interrogation, de filiation, d’entre deux, de passage. Il parle plusieurs langues, qu’il transcrit avec le cinémato-graphe et traduit en espaces, en images, en distances. Il trouve là sa propre dit-mension, métisse et ambiguë, entre pères et frères, entre pères et fils, vers l’autre et la différence. Le cinéma est nécessairement un art de l’ambiguïté, entre l’image et la parole. Audiard entre dans cette ambiguïté qu’il redouble par une pratique du bilinguisme, comme d’une autre médiation nécessaire quand la parole et l’image sont perverties, opaques, et ne transmettent plus que de la redite, ou des stéréotypes identitaires qui figent les filiations. Il faut alors réinventer, et le jeu entre les langues, le passage, la traduction, permettent de s’échapper de la prison des identités. Il s’agit de découper en morceaux, de déconstruire, ce à quoi l’espace d’une prison se prête évidemment fort bien, pour remonter d’une manière neuve, surprenante, bref, de remettre en mouvement, ce qui est le propre du cinéma. Reste à trouver la sortie, de la prison, de son espace quadrillé, et du film comme système d’images séparées et reliées, pour aller où ? …

Dominique Chancé, septembre 2009, pour le site Œdipe.


  • 1.

    J’ai abordé ces questions de la paternité symbolique, réelle et imaginaire et des réseaux, dans une trilogie sur la littérature postcoloniale : Poétique baroque de la Caraïbe, Les Fils de Lear et Écritures du chaos qui synthétise la question (Presses universitaires de Vincennes, 2009).

  • 2.

    On peut relire, sur ce thème, l’essai de Gilles Deleuze, Proust et les signes.