Fritz Lang, Clash By night (Le Démon s'éveille la nuit), 1952

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« Après dix ans d’absence, Mae Doyle revient au pays. Un passé trouble et un amour malheureux l’ont transformée. Elle est accueillie par son jeune frère, Joe, qui habite un petit port de pêche. Jerry d’Amato, le patron de son frère, s’éprend aussitôt d’elle et lui propose de l’épouser. Mae qui connaît bien sa propre inconstance, hésite, mais finit par accepter. À peine mariée, comme prévu, elle s’éprend du meilleur ami de Jerry, Earl Pfeiffer, un projectionniste cynique et violent. Elle entame une liaison dangereuse avec lui…Un film à part dans la filmographie américaine de Lang, une sorte de drame social et sexuel beaucoup plus naturaliste qu’à son habitude. Au début, une extraordinaire séquence dépeint le travail quotidien des pêcheurs et des travailleurs des conserveries. Cette scène, tournée dans un style documentaire, ancre le film dans une réalité lourde de chaînes qui explique l’aliénation petite-bourgeoise des personnages. » 

Psychanalyse et cinéma : Fritz Lang, Clash by night (Le Démon s'éveille la nuit), 1952.

Fin de la présentation de la Gazette de l’Utopia, Bordeaux, où le film est projeté. Mais peut-être pourrez-vous le voir à Paris et dans d’autres villes qui proposeront cette rétrospective « Fritz Lang en Amérique ».

Une telle lecture, dont le langage politique nous semble un peu simplificateur et daté, n’est toutefois pas impossible. Il est certain que les images du travail à la chaîne, des intérieurs meublés avec lampes à peluche, décors conventionnels, les dialogues révélant une aspiration à un mode de vie sécurisé, calme et rangé, le discours de Marilyn en ouvrière que fascine un diamant et qui rêve de ne plus travailler à l’usine, dessinent bien le tableau d’une petite bourgeoisie américaine aliénée. On lutte entre rêves et vie quotidienne, pour se faire une vie confortable, les désirs et la sensualité sont l’ornement (ou l’empêchement) d’une vie à tourner en rond. Chacun aspire à réaliser un mode de vie conventionnel et rassurant, tout en rêvant d’aventure et d’ivresse.

Pourtant, le film de Lang est loin de s’en tenir là. Et quel est l’enjeu d’un film qui dénoncerait les aliénations de la petite bourgeoisie américaine, quand l’arrière-plan politique manque de toute évidence (à l’inverse de films comme Les Raisins de la colère, ou du Métropolis de Lang) ? Mae, Joe, Jerry, Earl ne sont pas seulement des petits bourgeois se débattant dans l’aquarium d’une ville semi industrielle, entre la plage où l’on s’ébat et où s’épanouissent les désirs et l’usine où l’on met en boîte le produit de la pêche. Ce sont des êtres humains aux prises avec les contradictions essentielles de la condition humaine, entre norme et singularité, désir et loi, animalité et aspiration morale.

Film atypique ? Mais dans l’univers moraliste et philosophique des films de Lang, grande méditation sur le bien et le mal, la moralité, la corruption, la qualité d’être homme (The Big Heat, par exemple, Moonfleet, également ou Fury, et encore Beyond reasonable doubt), ce film n’est pas si marginal. S’il est question d’aliénation, elle n’est sans doute pas réservée aux petits-bourgeois, mais concerne tous ceux qui se projettent dans l’image, en particulier celle d’un cinéma conventionnel, ceux qui rêvent leur vie à défaut d’en assumer le parcours douloureux, ceux qui se voient sur un écran, à travers des identifications avantageuses, beaux muscles, femmes séduisantes et parfumées, véritablement aliénés, certes, car pris dans l’image du petit autre avec lequel ils se confondent, dans lequel ils se mirent, plutôt que de tenter la relation à l’Autre, dans le langage et dans la différence. C’est dans cette dimension philosophique que Fritz Lang nous offre un très beau film sur l’aliénation propre à l’imaginaire et nous indique en quoi pourrait résider le symbolique, dans la relation homme/femme.

Fantasme et réalité

Qu’est-ce que cette séquence « documentaire » sur les pêcheries et les usines de poisson, à Monterey, au début du film ? N’est-elle que la manifestation soudaine d’un réalisme social ? En fait, cette séquence prend toute sa place dans le diptyque sur lequel s’ouvre le film et qui oppose deux images de la mer, ou peut-être une image et une réalité, une image de cinéma et un cinéma anthropologique et plus obscurément, un monde pulsionnel-fantasmatique et un monde symbolique.

Le film commence par la mer. Une mer démontée, des vagues qui déferlent sur les rochers, une mer sans contexte, des vagues, écumes, mouvement, explosions, remous, dont on perçoit bien le caractère absolu et métaphorique à la fois. Ces images orchestrées ne disent ni un pays ni un paysage, mais la mer comme mouvement, impétuosité, mer pure qui est donnée à voir et à contempler comme nature impulsive et non maîtrisable et comme image romantique des sentiments humains. On retrouvera cette image vue par Mae, représentant dès lors plus clairement sa passion amoureuse, son fantasme. Il y a de l’inconscient dans cette image. C’est une image de nature sauvage et la projection de sentiments que le film va lier en articulant sentiments amoureux et nature pulsionnelle, incontrôlable, dans une contradiction. Jerry découvrant la trahison de sa femme avec Earl, son meilleur ami, s’écrie, horrifié : animaux, ce sont des animaux ! Mae connaît cette contradiction qu’ignore Jerry : les bons sentiments ne suffisent pas à canaliser les pulsions, la passion, le désir, le corps. Elle est la femme aux prises avec cette contradiction qu’elle aimerait dépasser, mais qui est plus grande qu’elle et la ramène à son abjection, à sa défaite morale et sociale. Elle plaide en même temps pour l’absolu de la passion, la beauté, la furie qui seule donnent sens à la vie. Elle se convainc que son désir se traduit en amour et s’apprête à fuir avec l’homme qui l’a séduite. Earl est l’homme du même bord, ou de la même névrose, son véritable jumeau. Il n’est pas « violent », mais il est impulsif, détruit par un désir contrarié, un désir de passion devenu sans objet. Il n’est pas indifférent que sa femme l’ait laissé seul pour faire une tournée de spectacles déshabillés : l’objet du désir devient objet de travail et l’on sent que les pulsions sont sorties de leur canal pour déborder dans l’exhibitionnisme, la prostitution, une sorte de trop-plein de sensualité qui n’aboutit pas à l’amour mais à l’argent, se dévoie dans un système individuel et onaniste. Une impasse du désir est indiquée là, qui laisse le mari impuissant et amer. Romantisme et nature animale, cosmique, entrent en correspondance dans une sorte de dérive des sentiments, une véritable errance qui certes, n’humanise pas le désir, en laisse deviner la perversion.

La deuxième séquence nous fait découvrir l’autre mer, un paysage, des côtes, des oiseaux et des otaries qui commencent à indiquer une géographie, un peuplement, une attente, celle des bateaux qui arrivent, chargés de poisson qu’escortent les mouettes avides. La mer devient réalité humaine, sociale, celle du travail, des relations dans un écosystème, des équilibres entre différents agents, du côté de la faim et de la production. C’est le monde de Jerry, capitaine et pêcheur, et à l’autre bout de la chaîne syntaxique, précisément, c’est aussi le monde de Marilyn, l’ouvrière.

Le cinéaste semble dire : après le fantasme, l’image projetée, voici la réalité. Laissons le cliché romantique de la mer, je vais vous montrer, dans un cinéma plus authentique, la réalité de la mer et de la vie, d’où une approche effectivement documentaire.

Tout s’enchaîne comme dans une logique parfaite de travelling en travelling, d’un plan à l’autre, des premières images de mouettes aux chaînes de traitement des poissons, à la sortie de l’usine. Logique anthropologique et culturelle : la mer n’est pas seulement une métaphore, une image des passions, c’est aussi le moyen de vivre de tout un peuple, animaux et humains. En même temps, la relation homme/femme est tout de suite au centre, puisque l’ouvrière jouée par Marilyn rencontre son fiancé à la sortie de l’usine. La discussion est vive sur les relations de couple : telle femme a été battue par son mari trompé ; comment accepter une autorité morale et physique ? Le fiancé défend l’honneur du mâle, la jeune femme la liberté des passions et d’un désir qui n’aurait pas de comptes à rendre. Elle a l’air d’avoir raison et le fiancé assez brutal n’a pas d’emblée le soutien du spectateur. C’est dans ce contexte, au cœur de ce diptyque, qu’arrive Mae avec sa valise, ses échecs et son attente.

Un cinéma qui se méfie du cinéma

Que fait le cinéma, entre ces deux images de mer, celle de la passion /nature — elles se rejoignent, comme représentant l’incontrôlable force des éléments, celle de la pulsion, naturelle ou humaine— et celle de la réalité sociale ? C’est une belle gageure que de raconter cette contradiction entre le pulsionnel et le social, l’ordre moral, humain, symbolique, avec ses servitudes et ses grandeurs, et le désordre des passions. La contradiction n’est pas nouvelle et a donné d’autres films, il est plus rare que le cinéma prenne sa place dans ce conflit, au lieu qu’il occupe, en tant que miroir aux alouettes, captation de l’imaginaire et moyen de démonter les jeux de cet imaginaire. Dans cette réalité sociale, bien représentée, le cinéma tient une large part, en effet. Earl, l’amant potentiel puis effectif, est projectionniste. En outre, la première rencontre entre Mae et Jerry (organisée d’ailleurs par Earl), a lieu au cinéma permanent. Jerry, naïvement immergé dans le film, tout en dévorant des pop corn, comme un enfant, ne s’aperçoit pas que le film recommence. Il boit et dévore les images, preuve que même le plus dur et le plus réaliste des hommes demeure un enfant absorbé dans ses rêves. C’est ce qui précipitera Jerry dans un amour difficile avec Mae. Mais c’est également le leurre des images qui jettera Mae dans les bras de Earl, au profil d’acteur, parce qu’il lui fait miroiter la carte postale d’une passion romantique et hollywoodienne, parce qu’il lui ressemble également et représente la projection de son moi : nous sommes pareils, dit-il. L’image a les deux aspects ici, du cliché et du reflet narcissique. Face à cette image de l’acteur, Jerry ne représente pas l’homme idéal.

De multiples associations font de Jerry un non homme, en effet : sa force s’inverse en lourdeur et en mollesse, se dégrade en bedaine ; il ressemble à l’ourson que les amants rapportent de la foire et lui offrent ironiquement. Il se conduit en enfant au cinéma, il ne semble pas capable de satisfaire sa femme, il n’est pas violent, il berce son bébé, il devient l’anti-viril. En revanche, le beau Earl pose à l’homme viril, élégant, beau parleur, un peu brutal, il est « celui qui défoncera la porte » et emportera la femme. C’est lui que préfèrera Mae : le dialogue ainsi que les scènes d’étreintes manifestant qu’avec lui elle connaît la jouissance et un puissant désir satisfait, tandis que son mari lui inspire l’ennui puis le dégoût. Le couple adultère symbolise la passion, l’amour fou, asocial et fougueux, il s’estime au-dessus des lois et de la morale. Earl et Mae se persuadent que le désir leur donne tous les droits, tous les pouvoirs. C’est une lame de fond auprès de laquelle semble bien mièvre la vie petite-bourgeoise du couple conventionnel et du salarié à la chaîne.

Mais Fritz Lang inverse la représentation. Le romantisme passionnel devient cynisme, le séducteur n’est qu’un dépressif amer, avide de revanche, un faux ami, un faible, une image de carton pâte vite déformée, abîmée en grimace. Sa chemise hollywoodienne, ses lunettes, sa gestuelle sont du cinéma, sa fonction de projectionniste le signale comme celui qui permet les projections, sans doute, mais dans le domaine de l’illusion.

Dans une très belle scène, le mari bafoué entre dans la cabine du projectionniste pour le tuer. Ils se battent, en présence de Mae. Au fond, dans le trou du projectionniste, un écran laisse apercevoir deux silhouettes, ombres chinoises, marionnettes qui s’agitent au loin. La mise en abyme du cinéma révèle à la fois le caractère chimérique de la scène filmée, et fait apparaître une opposition entre la scène du premier plan, celle d’une vérité, et la scène de l’arrière-plan, celle du cinéma. Il s’agit pour Fritz Lang de démarquer son cinéma du cinéma, de dégager son œuvre d’un film conventionnel qu’on regarderait en mangeant des pops corn, de dire : ce que je vous montre, ce n’est pas du cinéma, c’est la réalité, ou du moins, c’est une vérité sur l’image, même si cette image ne peut être, par essence, que du cinéma, de la représentation, de l’image. Dans la scène de premier plan, celle de Fritz Lang, le mari retient finalement sa violence et épargne l’amant. Il préfère abandonner, horrifié à l’idée qu’il aurait pu tuer. Ce n’est pas mollesse, ou faiblesse de sa part, il manifeste, à l’inverse, une grande force morale qui lui dicte un refus de la violence. Fritz Lang se situe là dans un anti-cinéma, un anti-cinéma hollywoodien : pas de romantisme, pas de jouissance voyeuse dans la bagarre, de même qu’il n’y aura pas de baiser final.

De l’imaginaire au symbolique

Le personnage le moins séduisant l’emporte finalement par sa parole. Il ne force ni la femme ni l’amant, et lorsque la femme prend conscience de sa « responsabilité », de son désir d’assumer une position d’épouse, et rejoint le mari plutôt que l’amant, il ne lui parle pas de son devoir. Ce n’est pas l’institution du mariage ou l’engagement, la fidélité, le devoir moral qui sont invoqués. Le mariage, chacun l’a éprouvé comme vide et non réalisé, il ne symbolise pas à lui seul en tant qu’institution, rite social. Le mari, de façon très émouvante, n’exige aucune promesse, aucun engagement. Il dit, avec une grande simplicité : il n’y a que la confiance. On n’a pas le choix. Il faut faire confiance.

C’est la seule chose qui symbolise la relation et lui donne sens, lie les individus. C’est une très belle parole, qui suppose un sens du contrat, entre deux êtres, qui ne mobilise pas de morale toute faite ou d’ordre social, simplement une relation qui humanise, par le crédit qui est accordé à l’autre. L’homme n’a dès lors besoin ni de force ni de puissance virile, ni d’image séductrice : il a l’autorité que lui donnent cette parole, cette confiance en l’autre. Le mariage est, à cette seule condition, pourvu de sens. Finalement, les personnages sont donc débarrassés de l’image qui les définissait, les limitait comme pantins et leurres les uns des autres : image de play-boy ou de looser, image d’ours fort et bête, image de femme séduisante et faible, images de jeunesse rayonnante et sensuelle incarnées par le couple de Marilyn et de son Ephèbe. La relation homme/ femme devient affaire de parole et de confiance, elle se symbolise, s’humanise, sans que l’homme n’ait à prouver sa virilité, sa force, à imposer sa puissance ou à « enfoncer la porte ». La femme n’est pas à dompter, à posséder ou à mater. Elle cherchait un abri, une protection contre « vents et marées », contre les éléments déchaînés du désir en elle, de la vie, de la nature et de sa propre nature pulsionnelle. Mais c’est dans la seule confiance en elle et la confiance que cet homme lui accorde que résident cette sécurité humanisante. Au début du film, Mae a peur d’elle-même, comme Jerry a peut-être peur des femmes. La confiance de Jerry est ce qui permettra à Mae de ne plus avoir peur de son propre désir.

Ici le film fait une impasse sur la sexualité, mise au premier plan dans d’autres séquences, comme si c’était un faux problème. Pourtant, l’échec du couple Jerry/Mae semble issu de l’insatisfaction sexuelle, de même que Mae trouve explicitement en Earl désir et satisfaction. Le film fait l’hypothèse que le problème sera résolu par la relation juste entre Mae et Jerry, au nom du respect de soi et de l’autre, d’une véritable éthique du couple adulte et parental. Difficile de savoir si la sexualité est reléguée comme ce qui doit être dépassé dans une relation plus responsable, ou si Lang suggère que la sexualité trouvera sa place dans un couple digne, lié par l’estime.

Une virilité complexe

Aucune force ne peut canaliser les pulsions, aucune puissance lutter contre la furie des désirs. En revanche, les qualités de naïveté, de tendresse enfantine et de douceur font, paradoxalement, du marin maladroit, l’homme par excellence, et finalement, l’homme viril, on ne peut en douter, qui tire sa force de la parole même, du respect, de cette sorte de confiance en l’autre qui est celle de l’enfant. C’est pourquoi on voit Jerry en père avec son bébé dans les bras, c’est pourquoi il émeut le public en racontant l’accouchement, et pourquoi il marque sa confiance en remettant à la femme son enfant. De nombreux épisodes viennent ainsi signifier sa qualité d’humain, d’adulte qui ne peut nuire à un enfant, d’homme qui devient père et ne craint pas d’être un peu mère également (si j’avais pu, dit-il, c’est moi qui aurais accouché !). Il est l’homme qui à la fois assume une part un peu féminine et tendre de sa personnalité, et reconnaît la place de l’autre, la mère, et lui laisse jouer son rôle. Fritz Lang plaide donc pour une virilité complexe, dans laquelle la force et le muscle —si protubérant chez Joe l’éphèbe— ne sont pas consistants, dans laquelle l’homme digne fonde l’homme viril et non l’inverse. Le muscle, pourrait-on dire, est ex-sistant dans l’homme à quelque chose qui le fait homme, une chose plus symbolique et difficile à définir. Ce phallus, on est tout près de le montrer ici, c’est de la parole, la reconnaissance d’une altérité, d’une différence qui conduit à faire confiance.

Le cinéma de Lang propose donc un dispositif qui vise à dépasser l’imaginaire (spéculaire, narcissique, illusoire et hollywoodien) pour découvrir du symbolique (parole, confiance, relation à l’Autre dans le langage). Mais alors, qu’en est-il du réel me disais-je, au bout de ma méditation ? Que serait le réel dans ce cinéma langien ?

Le réel du cinéma

C’est bien simple, revoyons la scène de la bagarre dans la cabine du projectionniste. En plein imaginaire, le cinéma est à l’avant et à l’arrière-plan, dans une sorte de mise en scène à double-fond. Image de vérité, image de leurre, le cinéma ici, et la réalité que je vous montre moi, mais où ? Au fond, là-bas, ou ici, devant ? Et si tout n’était qu’image et leurre, à l’infini de la répétition en abyme ? Comment comprendre alors ? De même la mer imaginaire, contemplée, rêvée, projetée, et la mer réelle du marin ? Mais ne sont-ce pas toutes les deux des images et des réalités de la mer ? Comment s’y retrouver ? Où est la vérité ? Les deux hommes se battent, Mae tente de s’interposer. Jerry la rejette brutalement et elle crie, adossée au projecteur. Le voilà, tout d’un coup, le Réel du cinéma. C’est une machine, un gros projecteur noir, opaque et qui fait mal. La femme s’y cogne et révèle la fragilité de son corps, éprouvant la force de Jerry et la douleur qu’on rencontre à être à son tour projeté sur la dure matérialité du métal. Il est très étrange que ce soit justement sur le projecteur, l’outil à dérouler des images que se casse le processus ; la bagarre y trouve sa limite, tout s’arrête, et surtout le défilé des images, le suspens, la jouissance du spectateur et peut-être de la femme qui voit les deux hommes se battre pour elle. N’est-ce pas le réel qui, au cinéma, fait soudain limite à l’image, dans un retour sur la matérialité dure et choquante, comme au début du film l’image émouvante et esthétique de la mer butait sur la réalité économique, géographique, humaine du domaine maritime et de la lourde coque d’un navire? Ici, du symbolique, là du réel.

Mais l’image de la mer ne saurait pourtant être réduite à cela, puisque en elle, se disent à la fois le réel indépassable de la nature, l’inconscient de la pulsion, l’image des passions et des sentiments. Elle est à la fois de l’imaginaire, une métaphore, et du réel, de l’inconscient, de la pulsion non symbolisée. L’espace qui s’ouvre ensuite y apporte la médiation du symbolique, des relations et des activités dont elle est la matière, le décor, le prétexte à la fois. Le cinéma de Fritz Lang y trouve donc à méditer sur une réalité multidimensionnelle et à déployer tous ses accessoires, qui projettent à la fois de l’image leurre, de l’image esthétique, font entendre des paroles, vraies ou mensongères, déjouent les pièges du narcissisme pour atteindre, dans une sorte de tiroir à images —la caverne des idées, peut-être— comme une vérité symbolique qui n’ignore pas la butée du réel.

Le cinéma, dit-il en substance, c’est un appareil à produire des images et à les projeter ensuite. Cela démystifie un peu, même si c’est encore une image. On est au bord du réel, de la lettre cinématographique, un littéral du geste et de la production cinématographiques qui rappellent la réalité de la fabrication plutôt que d’entraîner dans le défilé des projections. Les personnages sortent par la gauche, comme à reculons, on rembobine en quelque sorte, le film. La question de la production est donc au centre du film : production de poissons à la chaîne, en face d’une mer déchaînée, production d’images sur bobine, en face d’une passion violente. C’est une manière de nous rappeler à la réalité humaine, de nous faire prendre conscience de nos errances et d’opposer la création (économique, cinématographique) qui exigent des outils solides, un dispositif complexe dont on n’est pas totalement dupe, plutôt que des sentiments indomptés et trompeurs.

Avril 2006