Patrick Wang, In the family

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Patrick Wang, In the family, 2011.

Joey et Cody, deux hommes jeunes, élèvent ensemble Chip, six ans. Rebecca, la mère de Chip est morte à sa naissance et Cody, très affecté, a trouvé une consolation auprès de Joey. Avec Chip, ils sont devenus une véritable famille, et « Chip a deux papas ». Mais Cody meurt soudainement. Joey continue à s’occuper de Chip jusqu’au moment où la sœur de Cody lui annonce qu’elle est l’exécuteur testamentaire de Cody et qu’elle reprend Chip, traité en quelque sorte comme une partie de l’héritage, pour l’élever dans sa propre famille. C’est ainsi que se noue le drame que raconte In the family. Par la suite, Joey va tenter de reprendre la garde de Chip. Il voudrait avoir recours pour cela à un procès, mais aucun avocat ne veut s’engager dans une cause perdue. Un ami, avocat à la retraite, lui proposera pourtant d’organiser une rencontre de médiation, non pour réclamer un droit (puisque la loi n’en dit rien) mais pour faire entendre sa parole face à un passage à l’acte qui n’est jamais justifié.

Il y a tant de films qui nous présentent des drames dont on se dit qu’il aurait suffi de parler pour les dénouer, tant de fois où l’on sort en s’étonnant de cette incapacité si partagée à taire, se taire, repousser les explications, ne pas même imaginer quelle parole, où, quand, comment, pourrait, aurait pu, être dite, que je ne pouvais pas dédaigner un film dont on nous assure que, précisément, il trouve là toute sa force et sa beauté. Ainsi, Les Inrocks, sous la plume de Jacky Goldberg de s’enthousiasmer :

« Patrick Wang cherche à créer un espace, presque une scène au sens théâtral du terme, où le dialogue serait possible. […] le cinéaste s’en donne patiemment les moyens, posant une à une les briques dialectiques qui permettront à une juste parole d’éclore ».

En effet, au bout d’un long cheminement, en grande partie intérieur, du personnage et d’un long film — plus de trois heures —, le cinéaste, crée un espace cinématographique, le cadre, très découpé, très carré, frontal, pour que le protagoniste s’adresse au spectateur, de face, plutôt qu’à ses interlocuteurs. Je ne sais pas si l’on peut faire de ce « cadre » fictif, formel, et pour tout dire imaginaire, le cadre fonctionnel, institutionnel, symbolique d’un espace de parole dont tout le poids serait de prendre valeur d’acte du fait de l’institution qui le sanctionne et du pacte, à tout le moins, qu’il scelle entre ceux qui écoutent et ceux qui parlent. Quel programme ! Inutile de dire que la parole dont il s’agit est plutôt rare, qu’on ne sait pas bien comment elle fonctionne, pourquoi elle devient performative, ou symbolique, dans quelles circonstances. On imagine qu’une telle parole a besoin d’institutions, toutes proportions gardées, tant il est vrai que les institutions n’en sont pas la garantie absolue (beaucoup de mensonges et de gauchissements, de raideur et d’inhumanité y dévoient la parole) ou qu’à tout le moins, quelque chose ou quelqu’un, sans doute, doit autoriser la parole, l’instituer, ce qui ne manque pas d’être complexe et même mystérieux. Pour un film, s’attacher à cette énigme n’est pas une mince entreprise, cela mérite d’être salué.

La gazette de l’Utopia, tout aussi élogieuse, accompagne d’hyperboles « un des plus beaux [films] jamais réalisés sur la paternité […] on se met à espérer à un monde où, quelle que soit la difficulté de la situation, le dialogue et la possibilité de convaincre restent possibles ».

Le film lie donc les deux problèmes car il s’agit finalement de trouver quelle parole (« juste », capable de « convaincre », peut non seulement dénouer un conflit familial, mais également fonder la paternité.

De la lenteur

J’étais prête à me laisser convaincre et émouvoir par « le plus déchirant des trajets cinématographiques » (Goldberg, Les Inrocks) ; plutôt bien disposée, j’ai donc cherché, patiemment, la nécessité de séquences aussi longues, comprenant bien que pour accéder à un cheminement tout intérieur, il fallait abandonner le pur récit, dilater, mettre en suspens, envisager les choses dans le temps nécessaire à ce que la chose à penser et à dire se fraie une voie. La parole n’est pas du registre de l’action simple, soit. Je n’ai pas réussi, pourtant, à habiter ces plans vides, entre deux montants de porte, cette cuisine en placage qui imite le bois et donne l’impression d’être dans un appartement plein de cette authenticité des catalogues « maison coloniale ». Je me suis demandé, longtemps, puisque le cinéaste nous en donne tout le temps, ce qu’il y avait à voir dans chaque séquence, dans chaque plan étiré où l’on trie le courrier, où l’on boit une bière, où le héros écrit, comme un bon écolier faisant ses « devoirs » pour savoir « ce qu’il faut conserver », ce qu’on peut changer, ce à quoi on est prêt à renoncer » (l’argent, la maison, le confort, bien sûr ! Il fallait y penser !).

Je me suis également demandé pourquoi la caméra s’arrête si longtemps devant la porte d’une chambre où un enfant écoute une histoire de dragons qui n’est ni particulièrement intéressante ni bien racontée, ni pourquoi il faut qu’un personnage, de trois quarts, sur le bord du cadre, écoute sans entrer. Quant à savoir pour quelle raison la caméra se situe souvent un peu au-dessous de la table, à quel point de vue cela correspond, j’y ai renoncé. J’avais l’impression de ces photos prises avec retardateur, quand on est tout seul et que l’appareil, posé sur une chaise ou sur la table est un peu bas ou un peu trop haut.

On peut faire l’hypothèse que précisément, la rhétorique du film est dans la maladresse qui permet de donner au spectateur l’impression de naturel, l’illusion d’une image dépourvue de mise en scène. La caméra est posée là, un peu au hasard car l’essentiel est ailleurs ! Le cadre, souvent laid et sans intérêt s’impose comme le degré zéro de la mise en scène.

À la limite, il n’y aurait rien à voir. C’est un travail purement rhétorique qui signifie, à travers la vacuité des images et l’extrême longueur des plans, que l’on assiste à un processus intérieur. Cette construction du cadre, apparemment dépourvu de mise en scène, crée également les conditions (l’illusion cinématographique) d’un procès juste, honnête. Ce dispositif plaide enfin pour le personnage : l’absence totale d’étrangeté, de spectaculaire, signifie que Joey est un homme comme les autres, dans une maison banale, menant une existence extrêmement conventionnelle rythmée par les journées de travail, les retours à la maison, le temps des devoirs et des histoires, le temps du quotidien et du deuil. Il s’agit, me semble-t-il, de nier tout ce qu’il y avait, au contraire, d’exceptionnel dans son histoire, dans cette vie de famille à « deux papas », c’est-à-dire dans un couple homosexuel avec enfant.

De l’homosexualité

La situation de Joey, tentant de retrouver la garde de Chip, est assez désespérée car, évidemment, il n’a aucun droit, du point de vue juridique ni sur l’héritage de Cody ni sur l’enfant de son compagnon. Il se pourrait même qu’en tant qu’homosexuel, il n’apparaisse pas, à la famille, au spectateur, comme le père idéal. Mais le dispositif du film, justement, va presque faire disparaître cette donnée, avec la disparition de l’un des pères et l’atténuation de tout ce qui pourrait faire penser à un contexte spécifiquement homosexuel. Tout ce qu’il y avait à voir (la vie de famille d’homosexuels avec un enfant) a été escamoté dès les premières séquences et il ne reste qu’un homme et un enfant, séparés injustement, et qu’un vide juridique empêche de se retrouver. L’homosexualité, qui est une donnée essentielle du film, puisqu’elle crée la difficulté dramatique, devient accessoire, puisque Cody étant mort, Joey se retrouve seul avec Chip dont il a toujours été l’un des « pères », le « papou » plus exactement, à côté du « papa ». La question du rapport entre l’enfant et un couple parental homosexuel, voire d’un homosexuel, père solitaire d’un enfant, est donc en fait évacuée. Il reste quelque chose comme la revendication d’un beau-père à garder l’enfant qu’il a contribué à élever depuis sa naissance, dans un attachement réciproque. Cependant Joey ne veut pas seulement retrouver un droit de visite ou une sorte de continuité de relation, mais il cherche bel et bien à être reconnu comme le père de cet enfant et à en obtenir la garde.

Ainsi, la probité apparente des images est démentie par le tour de passe-passe initial qui à la fois suppose et évacue l’homosexualité. Ce qui, au fond, pose problème est totalement éludé, comme si le film nettoyait toute trace de son hypothèse de départ. Bien que Chip, le petit garçon du film, ait deux « papas », une fois passée la première image, assez saisissante, où le spectateur découvre la situation, le matin, au saut du lit (ce qui pourrait être assez scabreux… et courageux, de la part du cinéaste) tout le reste est un amas de clichés, de scènes, décors, costumes, coupes de cheveux, accessoires, les plus conventionnels possibles, de sorte que vraiment, ce couple apparaisse comme le plus normal ou naturel possible. Le récit de la rencontre entre les deux hommes, par exemple, est très en retrait, l’homosexualité étant une sorte de hasard dans une histoire d’amour tout à fait banale. Comment est-on passé de l’amitié à l’amour et au désir ? Comment Cody est-il passé de Rebecca à Joey ? Est-ce que Joey était, quant à lui, déjà homosexuel ? On n’en saura rien. C’est hors sujet. On se demande même s’ils font l’amour. On ne sait pas si la scène érotique qu’on imagine serait une obscénité ou une audace. Ne pas la faire est presque courageux (éviter toute complaisance, tout voyeurisme, faire un film très pudique) mais participe en même temps d’une euphémisation générale qui fait de ce couple un couple parfaitement conforme, sans histoire et même sans sexe (comme si l’érotisme et particulièrement l’érotisme homosexuel constituaient un empêchement majeur à la paternité, ce que l’avocat de la famille ne manquera pas de pointer, faisant de Joey le séducteur de Cody).

La paternité est tellement au centre que le couple existe à peine, ce qui évite au spectateur de se demander comment ça se passe dans une famille où les parents sont homosexuels, aussi bien pour avoir des enfants (mais là, par chance, il arrive tout fait) que pour les élever dans une relation sexuée (qui est celle ne n’importe quel couple) avec les différentes questions qui se posent (mais là, il n’y en a pas, chacun fait ce qu’il a à faire, travailler, faire la cuisine, conduire l’enfant à l’école, lui raconter des histoires, sans que rien ne soit dit ou n’apparaisse discutable). Le personnage principal, Joey, est le gendre idéal, bien élevé, bien habillé, mesuré. Toute la gestualité et le jeu de visage de l’acteur vont dans le même sens, faire le portrait de quelqu’un qui est quasiment neutre.

Pourtant, la situation n’est pas celle du beau-père, de la belle-mère qui, vivant en concubinage, par exemple, peuvent partager la vie d’un enfant pendant plusieurs années et le perdent complètement de vue si une séparation survient, sans qu’aucun droit ne vienne pérenniser leur lien. La situation de Joey n’est pas non plus celle d’un père adoptif et à aucun moment il n’est à supposer que Joey fasse une démarche d’adoption. Joey est le père de Chip parce qu’il a été le compagnon de Cody et que de facto, il a toujours élevé Chip comme son fils.

C’est donc bien le contexte homosexuel qui rend la situation de Joey à la fois pensable (il se définit comme le père de Chip) et particulièrement difficile. En effet, la famille se précipite pour reprendre ses « droits » et par un retour du refoulé, grands-parents, oncle, tante (frère et sœur du père décédé), qui ont accueilli, bon gré mal gré, son compagnon, s’empressent de lui retirer l’enfant, de lui interdire toute visite. De toute évidence (puisque tacitement) le non dit refait violemment surface. On ne saura rien des motivations de cette famille mais on peut supposer que la mère, assez caricaturale, qui recevait Joey avec beaucoup de gêne, est bien contente que les choses rentrent dans l’ordre (même si elle embarrassée par la violence des événements), tandis que la sœur dont on ignore les sentiments et qui n’a pas d’enfant, récupère Chip comme un objet faisant partie de l’héritage.

Il y a donc une spécificité de la relation homosexuelle qui fait de la « famille » du titre une ennemie radicale de Joey, même si son hostilité avait été (mal) dissimulée sous les politesses. Plus profondément, cette spécificité, non-dite dans le film, et même évacuée, soutient la revendication de Joey à la paternité. Car si Joey revendique la place de père, ceci ne peut se référer qu’à la situation homosexuelle qui le lie à Cody parce qu’elle fait de lui un second père, un mari ou un conjoint qui peut fantasmer l’enfant comme celui du couple. Il n’y a ni beau-père ni père adoptif, parce que, de toute façon, la paternité, dans la situation de ce couple homosexuel passe par-dessus la question biologique et s’affirme comme symbolique ou comme naturelle ( ?) dans la relation de couple devenue parentale. C’est en vertu de sa relation à Cody que Joey peut revendiquer un lien avec Chip, même si Cody est mort, ce lien fait de lui son veuf, première étape à faire reconnaître alors que la famille naturelle et la société ne lui accordent même pas le droit d’être de sa famille, d’être son conjoint.

Ainsi, les scènes à l’hôpital où Joey n’a pas le droit de venir voir son ami mourant sont parmi les plus belles et le travail du son, du hors-champ, des conversations vues plutôt qu’entendues, selon qu’on s’adresse à Joey ou qu’on l’ignore, sont très émouvantes. La question qui est alors posée est claire, à défaut de solutions. Une infirmière prend sur elle, contre la loi, d’accorder à Joey un droit de visite spécial. Le décalage entre la loi et la raison humaine (situations et émotions) est déjà patent. Mais, à ce stade, on n’en est encore qu’à une limite du droit concernant les concubins, compagnons, n’ayant pas d’existence institutionnelle. À la mort de Cody, plus rien ne vient soutenir légalement ou socialement, sa relation avec Chip.

De la paternité inter patres

Sa paternité va donc être fondée sur un discours tenu solennellement. Mais il faut, pour que ce discours soit possible, qu’un cadre soit trouvé, qu’une institution le permette. La parole intime ou une explication en famille ne suffirait pas, il faut une parole/acte, instituante et instituée, symbolique. En même temps, comme la loi ne donne aucun droit à Joey, aucun avocat ne veut l’accompagner. Il sera donc soutenu par un avocat à la retraite, miraculeusement trouvé, dans la personne d’un patron pour lequel travaille. Par là, quelque chose de la loi, sans que ce soit toute la loi, une loi à la retraite, ou en retrait, un peu de biais, va soutenir la revendication de Joey. L’humanité étant au-delà des limites de la loi — ainsi que l’avocat l’explique à Joey — c’est dans cette zone un peu incertaine entre la fonction et sa métonymie que la vérité peut le mieux se dire.

Qu’on puisse supposer que la vérité et la loi se disent aux marges de l’institution qui est censée les proclamer n’est pas dénué d’intérêt, les manques de l’institution judiciaire sont d’ailleurs inquiétants, soit qu’elle ne reconnaisse pas de droits à ceux qui en auraient besoin (dans le cas de la parentalité homosexuelle), soit qu’elle manque visiblement d’éthique (discours de l’avocat officiel). Précisément le film offre son espace imaginaire à un problème qui n’est pas résolu socialement dans le symbolique. Il construit donc autour de Joey, moins un espace juridique et institutionnel (impossible en l’occurrence) qu’un imaginaire de la paternité symbolique. L’avocat est moins un avocat en fonction qu’un deus ex machina et un père providentiel capable de soutenir la paternité de Joey. Entre eux, par la reliure, se tisse une relation paternelle. La métaphore fonctionne comme un lien pris au pied de la lettre (relier, sauver du patrimoine, recoller, réparer la déchirure), reconstituant une filiation qui part du père adoptif de Joey et aboutit au père symbolique à qui les reliures sont offertes et qui, en échange, répare la paternité en lambeaux de Joey.

On pourrait être tout à fait convaincu par cette accumulation de paternité symbolique et imaginaire venant à la rescousse d’un père non géniteur, ni même adoptif, mais réel et apparemment très convenable. Mais précisément on peut s’étonner qu’il n’y ait que des pères dans cette histoire. Le film construit une sorte de monde idéal où les hommes seraient capables de se faire pères tout seuls. Si bien que d’un côté, l’homosexualité, pourtant à l’origine des problèmes juridiques et de légitimité de Joey comme « père », est escamotée, mais que, de l’autre côté, elle réapparaît dans une certaine misogynie (du moins à l’égard des femmes de la « famille ») et d’un réseau paternel purement masculin.

La femme meurt en couches et laisse donc la place libre. Les femmes du film sont horribles : Eileen, la sœur possessive et autoritaire, bloc de silence et de bon droit, la mère, totalement caricaturale, sont des repoussoirs. Elles ne créent pas la paternité, certes, elles la détruisent, l’empêchent (le grand-père est inexistant et laisse sa femme et sa fille décider de tout). La mère de Joey, on le saura plus tard, était fofolle, ce n’est pas d’elle qu’il tient son sens de la paternité.

C’est dans cette mesure que le film construit moins un éloge du « père symbolique » qu’une utopie de la paternité sans femme, d’une parentalité homosexuelle masculine qui peut se passer totalement de femmes, de mères. C’est de l’avocat bon père et de lui-même que Joey tient sa paternité, convoquant la mémoire de son propre père défunt. La paternité se transmet par les hommes, directement. Et c’est Dave, le frère, qui comprend le plus vite, regarde, écoute, fait les premiers pas. Lorsqu’au générique, on découvre la dédicace de Patrick Wang à son père (dont le nom asiatique fait un écho autobiographique au père du héros), on voit se fermer la boucle dans une filiation à une seule branche.

Le père pourrait même se passer de partenaire puisque Joey, finalement est un père tout seul, père de Chip et pour Chip dans une relation duelle père/enfant qui se suffit à elle-même et dans laquelle chacun est tout pour l’autre, unique partenaire et interlocuteur. Il n’y a pas de tiers mais une paternité évidence qui se légitime de son propre désir. On ne voit pas très bien comment cela peut créer du symbolique, de l’Autre, et finalement de la paternité. Par conséquent, ce discours, cette parole supposée active, instituante, que le film a charge de faire « éclore », on peut se demander si, dans son cadre bien peu institutionnel, ils ne relèvent pas d’autre chose que du symbolique.

De la parole

Dans la scène cruciale de la médiation, l’avocat de la famille est évidemment odieux. À l’inverse du bon avocat bon père qui a convoqué la réunion (on ne sait avec quels arguments, autour de quelle affaire instruite au nom de qui, de quoi, mais passons…), l’avocat de la famille tient un discours totalement stéréotypé, ignoble, fait des ruses et du cynisme d’une stratégie sans horizon, ni humain ni légal. On ne sait même pas s’il représente l’Institution puisqu’à ce titre, il n’aurait finalement rien à dire, le droit n’ayant tout simplement rien prévu dans le cas de Joey. Mais ce qu’il dit, dans le cadre proposé par son adversaire, pervertit l’institution car il ne se réfère nullement à un problème juridique, essayant simplement de discréditer Joey, de prouver qu’il n’est pas digne d’être père. Il entre par là dans un « faux procès » et transforme lui-même la question du droit en question psychologique et morale : Joey mérite-t-il d’être père, a-t-il les aptitudes à la paternité ?

Par conséquent, il rend les choses beaucoup plus faciles à Joey (et au cinéaste) qui, ne pouvant prouver son droit peuvent, le spectateur en est témoin, prouver très aisément ses mérites, qualités personnelles et morales qu’on a pu constater « objectivement », depuis deux heures.

Or, quand Joey nous assure qu’il sera le père idéal, le spectateur peut légitimement sourire de tant de naïveté. Si la promesse d’être le meilleur père du monde est bien de celles qui permettent de reconnaître un gentil papa, tout parent sait aussi que cette promesse est intenable et que tous les projets que Joey fait pour Chip, la réussite qu’il lui garantit, le bonheur et le reste, sont au-delà d’un désir parental, inaccessibles et aléatoires. Même si on s’en donne les moyens, comme semble le croire Joey, on sait que l’on échoue toujours, parce que ce n’est pas un « job », un exercice ou un « devoir » (« homework ») et qu’éduquer un enfant est bien ce qui relève d’un impossible auquel on se confronte cependant, ne serait-ce que parce qu’il n’y a ni échec ni réussite dans la vie, que chacun trouve son chemin et qu’il faut bien renoncer à fabriquer le destin de ses enfants.

Si bien que les arguments de Joey, là où il est censé convaincre ses adversaires et le spectateur ne sont pas convaincants du tout. S’ils sont attendrissants, ils sont en même temps tout à fait à côté du problème. En fait, on ne peut pas prouver qu’on est un bon père ou qu’on sera un bon père. Personne ne sait ce que c’est. Contrairement à ce qu’a l’air de croire Joey qui essaie de le prouver, la paternité n’est pas un « travail » pour lequel il serait compétent, parce qu’il a hérité, par son histoire, un potentiel de paternité. La difficulté d’un devenir père n’est certainement pas résolue par le discours de Joey, il serait plus pertinent d’en accepter le mystère et l’indicible. Cela rend évidemment plus compliquée encore la quête de celui qui, n’étant pas père, veut le devenir ou ne l’étant pas naturellement, estime qu’il l’est pourtant légitimement. Et comme ni Joey ni le cinéaste ne peuvent prouver que le personnage a cette légitimité (de quel droit ?), ils ont recours, inévitablement à la séduction pour déplacer la question et persuader le spectateur qu’il est un type bien (on n’en doute pas), qu’il mérite donc d’être père.

Joey est séduisant, physiquement et par sa rhétorique, une rhétorique de la simplicité qui, heureusement, ne nous accable pas d’anaphores (« moi père, moi père, moi père », par exemple) une rhétorique de la sincérité, du bon sens, du dévoilement. Son discours est également porté par les séquences précédentes du film qui ont averti le spectateur, lui ont permis de voir la scène de la rencontre, les moments vécus avec l’enfant, etc. et d’accréditer par conséquent les propos du plaidoyer. Pourtant, cette histoire que raconte Joey, et qui le constitue comme honnête homme n’a pas grand chose à voir avec la question posée, si tant est qu’on sache quelle question est posée.

Est-ce celle du droit des beaux-parents ou des compagnons homosexuels en cas de décès de leur ami sur les enfants de celui-ci ? Vraisemblablement pas.

Est-ce la question de savoir si Joey mérite d’être père ? Mais alors quel est son sens ? Quels arguments pourraient nous en convaincre ? Comment, finalement, échapper à l’impossible ? Dans cette situation complexe, on peut effectivement se demander quelle parole est possible, quels actes et quelles lois ou institutions peuvent se porter garants d’un droit à cette paternité symbolique. On peut faire l’hypothèse que l’Autre est précisément ce qui soutient cette paternité, reconnaissance de la mère, en particulier, et du père homosexuel, Cody, dans le cas de Joey. Mais justement, leur couple a manqué de symbolisation, ils n’y ont pas pensé. Ils ont vécu une sorte de famille et d’amour naturels, sans contrat, sans testament, sans parole sociale, si bien que la relation de Joey à Chip n’a été aucunement formalisée, reconnue à quelque niveau que ce soit. Il est bien en peine, dans son discours, de la faire reconnaître, par conséquent, et c’est affectivement, émotionnellement qu’il plaide, non devant la Justice mais devant l’opinion.

L’effet de ce discours est immédiat. Eileen reconnaît l’absurdité de sa démarche, le frère intercède, l’enfant est restitué. Mais on ne sait absolument pas ce qui a pu agir dans la parole, comment elle a convaincu. Il suffisait qu’elle soit dite. Ce qui rend une parole efficiente, ce qui fait que la parole est entendue, cela n’est pas du tout envisagé. La scène de l’hôpital dans laquelle Joey a réussi à convaincre Chip nous a déjà convaincus qu’il suffit de trouver les mots justes pour être entendu. N’est-ce pas ce que les psychologues répètent à longueur de colonnes, dans les magazines ? Pourquoi l’autre n’entend-t-il pas, cependant, ou met-il tant de temps à entendre ? Ne résiste-t-il pas ? N’a-t-il pas son propre point de vue ? Ne faut-il pas répéter, reprendre, déplacer, discuter ? Là encore, la question de l’altérité est éludée, la parole n’appartient qu’à celui qui parle et à ses dons de pédagogue. On ne saura rien de la sœur, elle n’a pas de point de vue. Des films de médiation plus ou moins judiciaire, comme Get, Le procès de Viviane Amsalem, de Roni et Schlomi Elkabetz, ou La Séparation de Asghar Farhadi, ont montré d’une manière autrement radicale comment la parole se heurte justement à une formidable surdité quand elle s’attaque à des institutions et à des dogmes puissants. Faire l’économie de cette vraie difficulté de la parole comme échange, comme rencontre avec l’autre, qui peut s’avérer extrêmement buté ou sûr de son droit, ne peut que créer un leurre.

Finalement, le film de Wang, par ses tours de passe-passe et sa rhétorique, ne réussit pas à poser les vraies questions et ne peut que nous séduire et nous émouvoir. Il rejoint curieusement par là le film de Fincher, Gone Girl, qui montre un homme aux prises avec une femme manipulatrice et perverse et qui doit, accusé injustement d’assassinat, prouver son innocence. Il le fera, non devant un jury au tribunal mais à la télévision, devant des médias et une opinion qu’il lui faut séduire par tous les moyens (apparence, rhétorique, émotion calculée). Il y a quelque chose d’inquiétant dans la manière dont la question de la vérité est évacuée au profit de celle de la rhétorique, de l’image, qui séduisent une opinion tyrannique (chez Fincher) qui se substitue au droit. Contrairement à James Stewart, dans Mr Smith au sénat, ou à Henry Fonda face au jury de Douze hommes en colère, dont la parole se disait dans le lieu idoine et devenait efficace de ce fait, les personnages de Fincher et de Wang, qui s’adressent frontalement au spectateur, sont dans un espace imaginaire et émotionnel qui ne suscite pas le symbolique mais la séduction et la connivence. La médiation, dans In the family, a lieu dans un cadre mal défini. On ne saisit pas bien quel est le statut, le pouvoir de ce lieu, de ces gens et de cette institution. De quoi peut-on y décider ? Du droit, de la morale, de la sympathie des uns et des autres ? Les avocats parlent pour quel juge ? Il est, dans ce « cadre », tout à fait illusoire de croire à une parole symbolique, on n’en a que le semblant, la parodie sentimentale.

La fiction, nécessaire pour imaginer l’utopie, le droit qui n’existe pas encore, montrer l’écart entre les institutions et la morale ou la justice humaine, ne peut, en l’occurrence, que mettre en scène un faux procès, un simulacre de symbolique. Ce n’est après tout que recourir aux moyens de la littérature ; Voltaire n’a pas autrement plaidé contre la guerre, pour la tolérance religieuse, faisant, en l’absence de principes juridiques, appel aux sentiments et à l’humanité. Peut-être cette utopie avait-elle le mérite cependant, à l’instar des films de Sydney Lumet ou de Franck Capra, de se situer clairement sur le plan politique et non sur le plan purement affectif qui est celui de Patrick Wang. De sorte que ce dernier a certainement eu tort de laisser tomber l’hypothèse de son film qui aurait réclamé un propos politique sur la question du droit à la parentalité des homosexuels et non un plaidoyer sentimental sur une paternité au mérite.

Il n’est pas certain, en effet, que « ne pas vouloir faire de peine » à Joey ou à Chip, récompenser le mérite du père supposé ou faire de l’enfant le prix d’un concours de vertu soient la meilleure façon de résoudre le vide juridique et symbolique. C’est évidemment, la meilleure manière, toutefois, d’obtenir une fin hollywoodienne dans laquelle tout le monde se réconcilie et qui permet à l’enfant de sauter dans les bras de son papa, comme un cadeau de noël.