Jacques Audiard, De Rouille et d'os, 2012

audiard

Autres critiques de l'auteur

Le Promeneur du champ de mars, Robert Guédigian, 2004, avec Michel Bouquet

le promeneur du champ de mars

La vérité sortie du bain La proposition de Guédigian met presque nécessairement mal à l'aise. Pour un peu, on bouderait le film. N'est-il pas trop tôt pour analyser le personnage historique de François Mitterand ? N'est-il pas...

Lire la suite

Rohmer, un cinéaste lacanien

Triple agent

Triple agent Film français (2003). Espionnage, Thriller, Historique. Durée : 1h 55mn. Date de sortie : 17 Mars 2004 Avec Serge Renko, Katerina Didaskalou, Emmanuel Salinger, Amanda Langlet, Cyrielle Claire  Plus... ...

Lire la suite

Du manque au cinéma : réflexion à partir des films "Lost in translation" et "Uzak"

Que le cinéma ne soit pas tout entier tourné vers les séductions de l'image et de l'imaginaire, des films récents, Lost in translation de Sofia Coppola et Uzak de Nuri Bilge Ceylan, en font la preuve. Il faudrait sans doute les situer...

Lire la suite

Pages

Ça commence dans le Nord. li se retrouve avec Sam, 5 ans, sur les bras. C'est son fils, il le connaît à peine. Sans domicile, sans argent et sans amis, Ali trouve refuge chez sa sœur à Antibes. Là-bas, c'est tout de suite mieux, elle les héberge dans le garage de son pavillon, elle s'occupe du petit et il fait beau. la suite d'une bagarre dans une boîte de nuit, son destin croise celui de Stéphanie. Il la ramène chez elle et lui laisse son téléphone.Il est pauvre ; elle est belle et pleine d'assurance. C'est une princesse. Tout les oppose.téphanie est dresseuse d'orques au Marineland. Il faudra que le spectacle tourne au drame pour qu'un coup de téléphone dans la nuit les réunisse à nouveau. uand Ali la retrouve, la princesse est tassée dans un fauteuil roulant : elle a perdu ses jambes et pas mal d'illusions.l va l'aider simplement, sans compassion, sans pitié. Elle va revivre

Jacques Audiard continue, dans ce nouvel opus, une belle réflexion sur le pouvoir, la puissance et la fragilité. Les protagonistes, Stéphanie, dresseuse d’orques et Ali, homme au corps puissant, filmé comme un paquet de muscles un peu lourd, sont tous les deux fascinés par la majesté, la force excitante et intimidante, purement physique, opaque. Ces masses aveugles des orques, comme de grosses peluches, de même que le corps élastique et rebondi du boxeur luisant, ont quelque chose à la fois d’effrayant et d’attendrissant, comme des forces naïves, enfantines, faute d’une intelligence (supposée plus perverse, rusée) qui les conduise. Ils sont redoutables sans intention, destructeurs et violents innocemment. C’est pourquoi ils deviennent mythiques, de véritables cristallisations d’imaginaire. L’alliance de l’intelligence, du style aigu de Stéphanie qui mène au doigt et à l’œil les puissances, du moins le croit-elle, et de la puissance brute du mâle, devrait faire de ce couple une force irrésistible. C’est ce qui se passe quand elle devient le manager de son amant et boxeur aveugle, aveuglé par l’ivresse de sa propre violence/jouissance. Mais là n’est pas l’essentiel. Cette alliance ne sera qu’un moment dans un parcours d’épreuves plus significatives et qui mènera le couple à dépasser les images pour découvrir autre chose.

Le film révèle bien sûr comment la faiblesse de chacun sera la meilleure alliée de son humanité. Mais c’est ailleurs que se joue l’essentiel, dans le tiers, l’autre du couple, l’enfant qui semble si peu celui de l’un et qui n’est pas du tout celui de l’autre. Mais cet enfant, en souffrance, arrivé nulle part et n’allant nulle part, encore pris dans une vie animale telle qu’il se vit comme le chien avec lequel il partage une niche plus rassurante que la maison traversée, plus qu’habitée par les humains, sera l’enjeu d’une véritable reconnaissance, de l’humanisation de chacun. Il faudra aller au bout de la violence, de la bêtise, de l’inconscience, de l’animalité, d’une sorte d’enfermement à la façon du héros brutal du roman de Steinbeck, Des souris et des hommes, pour que le héros se réveille enfin et découvre, sous la glace, son fils, sa paternité.

Ainsi le film pourrait se résumer dans la question : sous la surface de la pellicule, glace qui lisse toutes les images, comment dé-couvrir et sauver l’humanité ? Il faut casser la glace, déchirer la surface, déchirer la peau/pellicule. Le cinéaste est celui qui glisse sur cette pellicule, la surface des images, des corps qui ont l’air de parler pour eux-mêmes, de nous faire jouir en tant que beaux objets, désirables, denses, occupant tout le cadre, serré sur les muscles, les jambes, les dos, l’étreinte. La même image se donne lorsque Stéphanie revoit les orques désirés derrière une vitre qu’elle caresse, surface qui permet la jouissance visuelle et tactile, loin de l’émergence mortifère du corps réel, de son poids (le poids du corps de l’amant vécu par le spectateur comme éprouvant lors de la première étreinte avec une femme handicapée, à peine sortie de l’hôpital). N’y a –t-il d’autre alternative que la jouissance d’une image lisse, fantasme qui nous protège du réel et le surgissement destructeur de ce réel quand l’orque bondit et nettoie tout sur son passage justement à peine visible, impossible à capter, à cadrer dans l’image ? N’y a-t-il pas de jouissance humaine (ou humanisée) ?

Le film, justement, casse la surface, celle de la peau, belle et charnue, du boxeur défiguré, de sa bouche, comme une béance odieuse d’où s’envole une dent, comme dans un rêve, une espèce d’insert paradoxal, en mouvement, en apothéose, qui sort du cadre du film, de son tissu ; puis se cassent la surface d’une main, toute lézardée, la surface de la glace, la belle ligne des cuisses d’une jeune femme. Le cinéma n’est qu’images, mais il cherche pourtant la vérité ailleurs : sous les images, entre les images ?

Les images, ce sont celles, il ne faut pas l’oublier, des caméras de surveillance, de l’ennemi du cinéma et pourtant son immédiat jumeau, le contrôle, l’utilisation policière. Dès Les Temps modernes, en 1936, Chaplin avait déjà montré le dispositif double de l’écran de contrôle et de l’écran de cinéma qui libère. Chaplin ne croyait pas au son, seules les machines parlent, dans Les Temps modernes, les images, par une force inhérente, peuvent dire l’essentiel, déjouer les pièges, retourner les signes. La main qui inflige la blessure est aussi celle qui la guérit  et le cinéma vit de cette ambiguïté de l’image.

Pourtant, le son, une fois de plus, chez Audiard, est premier dans le film. Il est plus positif que chez Chaplin, même si les paroles sont rares. On entend avant de voir, mais il faudra beaucoup de temps pour s’en apercevoir et véritablement découvrir ce qu’il y a à entendre. On pourrait dire que la première chose à entendre ici, c’est la musique de Desplat. Mais il faudrait préciser alors qu’elle ne fait que souligner un montage essentiellement rythmique, musical, qui fait de ce film un petit opéra (c’est le sens de mélo-drame !). Le son, c’est également celui des paroles, rares. Jacques Audiard, fils d’un dialoguiste brillant, semble se méfier des paroles et son cinéma n’est pas prolixe. « Opé ? Opé ». On peut se demander, du reste, si à l’époque du SMS, les mots sont encore des paroles ou en sont réduits à être les images figées et appauvries de celles-ci. L’ « opé », du reste, n’est pas du registre de la parole échangée, ce n’est qu’un signal, un code reçu, renvoyé ; vide de langage et d’affect, il véhicule la pulsion ou la fonctionnalité du corps, plutôt que l’amour. Ou du moins, c’est ce qu’on croit, car ce qu’il y a de bien avec l’humain, c’est que l’affect arrive là où on ne l’attend pas, c’est que celui qui croit contrôler, les orques, son désir, son corps (anagrame sonore de [ork], ses faits et gestes, sa libido, plus ou moins comme une hygiène, sa force, comme un gagne-pain, etc., ne contrôle rien. Les puissances sont plus puissantes que lui. C’est ce qu’on appelle parfois l’inconscient.

Après avoir été mis face à sa propre ignominie, qui n’est que celle des images, le héros fuit, sans un mot. Et il lui faudra encore une épreuve, bien pire, pour comprendre. Finalement, ce n’est pas vraiment une parole qui le libère, mais la mort rencontrée et vaincue, miraculeusement, comme par un Orphée descendu aux enfers pour ramener, non Euridyce, mais un enfant, son enfant, sa paternité enfin reconnue. La femme, dans l’univers d’Audiard, n’est pas l’autre avec laquelle faire un enfant, de la paternité, mais le résultat du couple père/enfant. Le trio fonctionne comme un jeu sans origine où l’un humanise l’autre, l’enfant fait naître le père qui devient plus humain et peut rencontrer la femme non plus comme objet mais comme sujet à aimer, la femme qui a médiatisé cette humanité permet, en retour, à cet homme de devenir père, lequel a permis à cette femme de rencontrer sa féminité, son goût pour la puissance qui s’humanise et se nuance pour cesser d’être autodestructeur, peut-être. On tourne en rond, en se demandant ce que serait un couple qui ne serait pas dès le départ trois (comme dans Un Prophète).

Il va sans dire que la castration est à l’œuvre partout, entre dents perdues, jambes amputées, corps déchiré. Il faut beaucoup perdre pour devenir quelqu’un, (un peu de un ?), sinon, on est beaucoup trop. Le spectateur en a plein la vue, dans une image éblouissante de sang, de chair, de masses et d’éclaboussures sacrificielles. Jouissances diverses de l’image qui doit être traversée pour atteindre le réel et renaître dans l’enfance, infantia, qui ne sait pas encore parler mais qui donne. La générosité de l’enfant tient sans doute dans son besoin d’être protégé, qui protège les deux êtres violents de leur pulsion destructrice et autodestructrice, in fine.

Je ne suis pas sûre que l’enjeu soit ici dans les paroles. Audiard semble davantage faire confiance au geste, un geste qui, dans l’image, casserait et réparerait en même temps (montage/démontage). Le film, pour le reste, demeure assez muet. Comme chez les frères Dardenne, il semble culminer, cependant, après un relatif mutisme, dans un « je t’aime » final, minimal et nécessaire qui dit l’essentiel, au delà de la peau. Que dire de plus ? C’est à la fois un point d’orgue, pour le mélodrame, un mot de la fin qui n’est que le mot du début, une parole enfin possible parce que du symbolique est venu habiter/fracturer l’image. }