"Au fond des bois" de Benoit Jacquot par Dominique Chancé

Au fond des bois Benoit Jacquot

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sortie le 13 octobre

Benoît Jacquot, Au fond des bois, 2010.

Dans le sud de la France, en 1865, un face à face entre les bois et une petite église de village se met en place, dès les premiers plans, autour d’un intrus, un vagabond dont l’œil attire autant qu’il capte, et d’une jeune fille toute en blanc dans un univers tout en noir. Ce qui s’annonce comme une chronique, le récit d’un fait historique et situé, prend pour cadre le contraste lui-même entre un univers de sentiers et de branchages et un décor de pierres où le « foyer » se réchauffe auprès de l’âtre, sans réussir, cependant, à susciter une « famille ». Est-ce pour que s’affrontent nature et culture, extérieur et intérieur, communauté et étranger, croyances et instinct ? On verra que si les thèmes sont bien présents, les valeurs ne se répartissent pas mécaniquement et que s’entrelacent les motifs. Le feu est également dehors, la croyance chez le sauvage aussi bien que chez le cultivé (qui peut être « athée convaincu » ou pieux comme l’héroïne), les pierres protègent bien peu de l’extérieur et sont souvent le décor de routes et campagnes, entre construction et ruine. Une branche fait le lien inattendu avec la maison, le jeune sauvage grimpant à un tronc que le travelling amène tout naturellement jusqu’au point d’où l’on voit tout ce qui se passe chez le bon médecin, M. Hugues, et en particulier ses allées et venues avec sa fille. Ce film qui pourrait suggérer parfois un contraste entre des séquences en noir et blanc et des séquences en couleur, a une palette, en réalité beaucoup plus nuancée, brouillant les pistes et teintant de bleu les séquences les plus sombres, comme il plonge le récit circonstancié et réaliste d’un fait divers, dans l’imaginaire des contes et des fantasmes.

On pourrait lire Au fond des bois comme un film sur l’inconscient, à la manière d’un Bettelheim relisant les contes de Grimm. Ou pour le dire mieux, il ne s’agit pas davantage d’un film sur l’inconscient que Le Petit Chaperon rouge n’est un conte sur l’inconscient, mais ce sont des textes ou des motifs qui parlent l’inconscient et parlent à l’inconscient. On est « au fond des bois » comme dans Le Petit Poucet, comme dans le rêve, dans une plongée au cœur des fantasmes, non pas à un niveau métaphorique, mais plutôt comme dans une expérience initiatique. La caméra s’enfonce dans les branchages et les entrelacs de rameaux, les sentiers et les traces pour confronter le spectateur non à un personnage pris dans ce cadre mais à l’expérience de cette enfouissement et de cette errance, avec les personnages. Dès les premières séquences, le film fait penser à L'énigme de Kaspar Hauser et à L'Enfant Sauvage et c’est un peu comme si Au fond des bois était à ce dernier film ce que la psychanalyse est à la psychiatrie. Les images de la forêt et de la déambulation, tout au long du film ont fait surgir les images de Fernand Deligny, dans Le moindre geste, comme si l’on accompagnait l’errance, avec le pressentiment d’un mouvement à la fois obsessionnel et marqué, laissant ses repères et ses traces s’inscrire pour les retrouver dans une histoire. Mais surtout la manière de filmer les pays et les paysages donne à ressentir une nature dans laquelle une liberté est possible, comme dans un écrin de branchages et de pierre, d’eau et de talus, qui gardent ou ressuscitent une liberté de mouvement, d’événement, de surprise sensuelle. Au fond des bois de l’enfance, du fantasme, où la belle endormie avance pieds nus — la caméra y insiste — on retrouve la douceur d’une scène enfantine : les pieds mouillés dans les mains du papa. Et si le corps est blessé, écorché, déchiré, brûlé, violenté, dans cette nature sauvage, cachée, hors social, il y est également éveillé, désiré, caressé finalement et y découvre la jouissance et même des liens affectifs, quasi familiaux, une forme d’humanité émouvante.

Nul savant n’observe le phénomène, bien que le docteur ait pu suggérer le personnage de Lucien Malson et de Truffaut, le professeur Itard qui étudie Victor dans L'Enfant sauvage. Ni étude, ni éducation cependant ici, mais le passage fulgurant et inquiétant d’un être profondément trouble et troublant dont le regard fascinant/fasciné impose sa loi et son mystère. Pas plus que le médecin, plus étonné que véritablement curieux, le cinéaste ne cherche à comprendre, il se contente de regarder et d’éprouver, de donner à éprouver ce qui se passe, ce qui passe, donner à entendre l’audible et l’inaudible. Mais surtout, le phénomène se double de l’énigme tout aussi grande de la jeune fille qui dès le début du film est tout aussi étrange, étrangère au monde social que le garçon qui s’empare d’elle. C’est une aventure à deux qui se mène et le lien étrange entre les deux personnages est donc au cœur du film. Celui que Joséphine appelle monstre, bête de foire, trouve un profond enracinement dans le fantasme et le désir endormi, songeur, de la belle, une jeune fille hallucinée dès les premières images, une belle endormie qui rêve, cherchant l’extase et l‘envol, toujours au bord d’un précipice et défiant le vent et la mort, dans un vertige. Joséphine (Isild Le Besco), n’est ni plus ni moins innocente, dans sa robe blanche, que le garçon qui finira par dire son nom, Timothée (ManuelPerez Biscayart), elle est tout aussi provocatrice, exhibitionniste, et peut-être comme lui, innocente au sens de simple, folle. Tous les deux marginaux, les deux héros s’appellent, obéissent tous les deux à une attraction/répulsion irrationnelle, tous les deux lunaires et charnels à la fois. Leurs yeux se fascinent mutuellement, sans qu’on puisse démêler qui est objet, qui est sujet, qui est la proie ou la victime. Dans les premières séquences, la caméra suit le garçon comme un objet qui devient voyeur, comme si les positions pouvaient se retourner, dans une préfiguration de la situation finale où le spectateur ne sait plus du tout qui mène le jeu.

Si, au début du film, on peut voir dans la rencontre des deux jeunes gens, un conflit et une attirance assez banale entre l’ange et la bête, entre l’idéal et la pulsion, entre la blanche et le noir, la civilisée et le sauvage, on a tôt fait de perdre ses repères et le film, tout en jouant des contrastes, rebat les cartes, redistribue les valeurs. Ce n’est pas une figure de son inconscient que rencontre la belle jeune fille, sous les espèces d’une bête assoiffée de sang, de sexe, sans langage ou presque et sans sentiments, tandis que l’autre rencontrerait son idéal informulé. C’est plutôt à eux deux qu’ils forment une figure de l’inconscient, dans son ambivalence profonde, comme s’ils étaient la part cachée et nécessaire de l’autre. Chacun initie l’autre à une part inconnue de lui-même, le trouble amoureux de Timothée n’étant pas moindre que le trouble sensuel de Joséphine, le silence de l’une ou ses réponses sèches recélant autant d’énigme que le langage étrange, étranger, de l’autre.

À la brutalité parfois insoutenable du garçon à demi sauvage, s’oppose la blancheur, la virginité, le caractère éthéré de la jeune fille violée, enlevée et traînée à travers la forêt où sa robe blanche devient de plus en plus grise et noire. Mais la relation se complique singulièrement quand la jeune fille révèle son propre désir et sa jouissance, quand ses appétits de vin, de chair, de corps, de bois, ou d’envoûtement, s’épanouissent dans une double initiation. Son corps mis à nu par le réalisateur n’est nullement éthéré, ses seins sont bien d’une femme, comme ses dents fortes s’avèrent capables de déchirer la viande tout autant que celles, noires et repoussantes du jeune garçon qu’elle embrasse pourtant et qui la comblera finalement, après l’avoir fascinée et brutalement violée.

Les méandres de l’intrigue et de l’enquête sur ce double mystère, menée par un policier étonnamment intelligent et prudent, révèlent quelques surprises. Finalement, la jeune fille prise dans le piège d’une vérité simple, d’une alternative réductrice : « avez-vous été séduite ou enlevée ? » choisit de préserver sa vie sociale, et peut-être son équilibre psychique, une vérité simple et rationnelle. Tout en sachant que sa vérité, que la vérité est plus complexe, elle tranche. La force du film est de nous faire sentir qu’elle ment ­— parce qu’elle n’a pas le choix et que la société, sa propre survie sociale, l’obligent à choisir une interprétation unique et simpliste —, mais qu’en même temps, elle dit la vérité. La vérité étant profondément trouble, double, ambiguë, elle ne peut que la dire, sincèrement, tout en ne la disant pas toute.

Le mot « séduite », prononcé par l’officier, est merveilleusement ambigu lui-même et partant cristallise la duplicité de cette histoire et de cette vérité. Oui, elle a été séduite, c’est-à-dire violée, forcée, et également fascinée, magiquement et sensuellement, séduite parce que charmée, enjôlée, éprise. Le langage amoureux est tout entier fait de ces termes ambigus qui disent la contradiction entre le passif et l’actif, entre le désir et le refus, la force du désir qui fait violence tout autant qu’elle trouve dans le sujet ses complices, son énergie propre. C’est en quoi le film de Benoit Jacquot touche au plus près l’ambiguïté du désir, « au fond des bois » de l’inconscient, de cette contradiction vivante et mystérieuse entre un je veux et je ne veux pas, une attirance/répulsion insoluble. Ce qui est beau, c’est que le jeune homme n’est pas exempt de cette ambiguïté car il est également attiré par un être étrange pour lui et qu’il déteste sans doute autant qu’il l’aime. Et il acquiesce très sincèrement, peut-on croire, à ce jugement qui le condamne, reconnaissant en lui les forces magiques et la violence, même s’il n’ose proclamer également son amour et sa sensibilité naissante tout aussi évidentes pour le spectateur. N’a-t-il pas été également séduit ?

L’étrange connivence entre la jeune fille et le garçon, au moment du procès et par la suite, dans la prison, dit bien qu’ils s’accordent sur cette ambiguïté d’une vérité qui est, pour la société, impossible et même pour eux-mêmes, insurmontable, mais qu’ils acceptent, avec une sorte de liberté qui les fait soudain unis et triomphants, apaisés, malgré la séparation et le malheur, dans une sorte de pacte qui préserve la dignité de chacun. Les aveux de Timothée, du reste, semblent, tout en le condamnant (au regard de la justice) le sauver de l’humiliation, comme si la grande force maléfique, le pouvoir, qui lui étaient alors conférés le préservaient de toute abjection.

Caressé par la musique de Bruno Coulais, très subtilement lyrique, étrange, sans effets dramatiques excessifs, juste un peu lancinante parfois, le film dispose les séquences rythmiquement, alternant les arrêts contemplatifs et les mouvements (de la caméra, de la marche, de la narration), alternant les nuits américaines lunaires et froides et les images chaudes, fauves, de feu, de vie, en une composition d’autant plus contrastée que les valeurs et le sens s’y perdent et s’échangent peu à peu. De même la rigueur d’une narration réaliste et des références historiques, l’attention à la matérialité des corps, des lieux, des objets (blessures, emplâtres, lames, morceaux de verre ou pain, vêtements et pierres) et à la vraisemblance, n’empêchent nullement que se diffuse le mystère, le caractère somnambulique et halluciné des personnages.

Benoit Jacquot recrée ici toutes les dimensions du conte. Il ancre son film dans une narration vraisemblable, situable historiquement, dans une langue précise, un pays possible et compose en même temps une fugue dans les profondeurs de l’image et des formules magiques, la langue étrange, étrangère, de l’inconscient. On avance ainsi, captivé, entre les rocailles douloureuses des chemins et l’eau du sommeil et des rites, l’eau sensuelle du bain et des jeux. On se laisse happer par tant de violence et tant de douceur, tant de réalité et de sentiment d’être ailleurs.