jean pierre Lehmann

Hommage à Jean Pierre Lehmann

 7 AVRIL 1929/13 MAI 2020

 

Jean-Pierre Lehmann vient de mourir et cet événement me touche. Il fut l’un des premiers psychanalystes que je rencontrai lors de mon entrée au Cercle Freudien dans les années 80. Je me souviens d’un exposé étonnant à propos de la musique. Il évoquait une émission de radio aujourd’hui disparue : le matin des musiciens. Cette émission proposait d’écouter plusieurs interprétations du même morceau musical. Bien sûr il compara l’interprétation du psychanalyste à celle du musicien, et c’était la première fois que j’entendais une telle hypothèse… Mais il se positionnait dans le même mouvement comme amateur, ce qui m’étonna. Il insistait sur le mot alors que je remarquais son tact à l’allure très professionnelle. Il voulait sans doute montrer cette face du métier où il s’agirait de toujours s’avancer comme amateur, aimant et dégagé d’une quelconque routine. Il faut aussi que j’évoque son « look » très particulier, original avec un regard d’une grande douceur et un étonnement d’enfant qu’il posait sur le monde.

Peu après je le vis apporter un livre sur le rebirth que je n’étais pas encore prêt à recevoir. Je n’eus pas la curiosité de le lire, et pour moi qui cherchais à me former, j’étais encore bêtement attaché à ce qui serait de la vraie psychanalyse, comme si l’on pouvait en avoir la définition ou la certitude.

Justement cette question ne cessa d’insister tout au long de ses exposés cliniques, où il ressortait de façon insistante que nombre d’analystes de l’Ecole Freudienne l’avaient ostracisé, lui renvoyant violemment que sa pratique n’avait rien d’analytique. Plus tard il m’apprit que cet ostracisme avait même pu se redoubler de menaces de violence physique. Mais j’avais alors déjà compris que les passions haineuses pouvaient déchirer les groupes d’analystes.  

Sans doute sa douceur et sa capacité d’encaisser les coups tout en affirmant sa pratique d’inspiration winnicottienne devait-elle beaucoup agacer ceux et celles qui n’avaient jamais été confrontés aux difficultés du transfert délirant. Pour ma part sa clinique des bords comme il aimait à nommer son travail avec les états limite, me réjouissait et j’y retrouvais un voisinage certain avec la praxis qui s’inventait au centre Antonin Artaud, à la rencontre des patients mais aussi de l’institution. Pour ce qui est du travail institutionnel ? j’ai pu écrire ailleurs ma dette à l’égard de Tosquelles et surtout Oury. Je dois rappeler que pour Oury aussi la rumeur courait qu’il ne s’agissait pas d’un « vrai » psychanalyste. Ce phénomène est récurent et fait partie du fonctionnement des groupes : inclusion/exclusion. Est-il plus violent dans les groupes analytiques où se pose toujours la reconnaissance par les pairs de la qualité d’analyste de chacun ? J’ai un temps cru qu’il s’agissait d’un phénomène intrinsèque à la doxa lacanienne ou plutôt aux disciples se disputant l’appropriation du grand- œuvre, y compris à force de procès. Plus tard j’ai appris qu’il en était ainsi dès l’origine de la psychanalyse : Ferenczi a longtemps trainé avec lui une réputation sulfureuse de folie créée de toutes pièces par son analysant Ernest Jones. Il fallut la publication de la correspondance avec Freud pour qu’on admette enfin le respect que lui garda « le père fondateur » de la psychanalyse malgré de sérieuses divergences. Ce fut entre autres JP Lehmann qui m’incita à lire Ferenczi et les articles incriminés publiés depuis dans le tome 4 de ses œuvres complètes. Et mon expérience des psychoses avançant, je pouvais constater la massivité des traumatismes réels subis par mes patients. Traumatismes qu’il est essentiel de reconnaitre quand bien même ils sont intriqués au délire.

Le compagnonnage au Cercle Freudien

Je n’ai jamais effectué de contrôle à proprement parler avec JP Lehmann. C’est plutôt par une discussion au long cours qu’une transmission s’est opérée. Transmission d’une posture sur le bord de l’institution analytique avec le risque permanent de s’en faire rejeter. Pourtant la pertinence clinique de ce qu’il avançait était difficile à récuser même si elle heurtait le ronronnement. Je me souviens d’un exposé qu’il fit au Cercle où il évoqua sa pratique beaucoup plus directement qu’à l’accoutumée, sans doute à proximité de la parution de son livre remarquable : Introduction à la clinique de Winnicott. La salle fut médusée devant l’affirmation d’une pratique somme toute strictement winnicottienne, mais aussi férenczienne  où il était question du toucher, du corps, et plus précisément de la chute du divan d’une patiente. Il accueillit cette chute comme un effondrement à relever et non comme une manifestation hystérique, ce qui suscita étrangement un petit scandale. Une fois de plus je constatais cette difficulté dans un groupe analytique pourtant très ouvert à accueillir l’au-delà de la névrose ordinaire. Du coup il m’est arrivé  spontanément de lui parler de mon embarras avec certains patients. Un souvenir : au cours d’un cocktail suivant un colloque, il vient vers moi pour me demander comment ça se passe dans mon travail à Reims. Oui j’insiste sur le fait qu’il n’hésitait pas à venir vers l’autre avec un désir de rencontre et d’interlocution. Ce n’est que dans l’après-coup que j’ai pu reconnaitre l’importance de ce moment d’échange. J’étais encombré par le silence actif d’un patient psychotique que j’avais le sentiment bien réel de nourrir psychiquement. Je savais que je devais le faire, mais la tâche me paraissait infinie comme si je rencontrai chez l’autre une sorte de puits sans fond. A un moment Jean-Pierre souligna que si le patient revenait à ses séances, c’est bien qu’il y avait un noyau de vrai self qui avait été préservé de son côté. Ce qui eut le don de me soulager : de fait la tâche était rude et prolongée mais la suite lui donna raison. La notion de « vrai self » était assez nouvelle pour moi, mais j’y trouvais un point d’appui pour poursuivre la thérapie. 

En 2003 il me donna à lire le manuscrit de son livre « La clinique analytique de Winnicott, puis après la publication j’eus  à le présenter dans une mercredi du  Cercle Freudien  ». Il s’en suivit une note de lecture publiée dans Che Vuoi ? La retrouvant aujourd’hui avec étonnement par la magie d’internet, je me permets d’en citer un passage toujours actuel :

   « J.-P. Lehmann précise ainsi avec beaucoup de netteté les contours de ce courant dit du « contretransfert » en le distinguant radicalement du courant de « l’ego-psychologie » que Lacan et nombre de ses disciples eurent tendance à amalgamer. Il faut lire en particulier la longue polémique – on aurait envie de dire le dialogue de sourds – déployé par Lacan vis-à-vis de M. Little et du récit déguisé qu’elle fit de sa propre cure. Le lecteur trouvera le récit minutieux des erreurs et contresens manifestes, jusqu’à l’affirmation péremptoire de M. Safouan accusant M. Little d’avoir, avec les états-limites, inventé et promu des « entités morbides fictives » qui auraient en quelque sorte « contaminé » toute la clinique !

Dès lors, nous découvrons le véritable enjeu du livre de J.-P. Lehmann : rendre compte d’un espace clinique qu’il s’agirait de reconnaître comme partie intégrante du champ psychanalytique. Il s’agirait ainsi de lever un certain désaveu, une répudiation qui ne cesse de faire retour dès lors que l’on s’échappe de l’orthodoxie pour frayer les chemins de traverse que la clinique exige… »

La même année en 2003 Jean-Pierre devenu président du Cercle, me proposa de co-organiser avec la Criée un colloque à Reims sur l’infantile. Ce fut réellement une construction commune, importante à plus d’un titre pour le t groupe rémois dans son effort toujours nécessaire de relancer de la pensée dans un petit groupe local.

Il vint aussi présenter plusieurs exposés cliniques ainsi que ses livres ultérieurs dans des conférences et rencontres de la Criée.

Je me souviens ainsi  de rencontres de la Criée assez anciennes, au moment où le débat sur les psychothérapies agitait le mouvement analytique. Jean-Pierre représentait le Cercle dans le Groupe de contact, dont les positions m’agaçaient quelque peu, tant elles me paraissaient décalées d’une analyse politique du biopouvoir en train de s’installer. Jean-Pierre intervint dans le même colloque sous deux visages : celui du président soucieux de représenter les positions d’un groupe analytique, puis le lendemain, bien que prévenu, je fus surpris de le voir surgir du fond de la salle déguisé en sorcier africain et montant finalement à la tribune pour y défendre une position qui lui convenait parfaitement. C'était effectivement un "analyste guérisseur" qui ne reniait pas ce qu'il avait appris de l'expérience de "l'école de Fann", expérience d'ethnopsychiatrie menée par Henri Collomb, dont il avait écrit à quel point elle l'avait marqué pour comprendre Winnicott.

Pour conclure : j’avais un peu perdu le contact avec lui alors qu’il veillait sur sa femme malade, morte voici deux ans. Je lui envoyais mes condoléances et quelques temps plus tard il me téléphona d’une voix blanche assez douloureuse à entendre pour me demander de mes nouvelles. En fait il voulait savoir si je poursuivais avec les patients à Reims. Je compris très vite que c’était important pour lui que « ça continue », que la psychanalyse des psychoses et des états-limite se poursuive toujours à contre-courant, malgré la violence qui se renforce à l’égard des patients et des analystes  

Adieu l’ami !

Patrick Chemla

Bibliographie :        La clinique analytique de Winnicott (érès)

Développements de la clinique de Winnicott (érès)

Comprendre Winnicott (Albin Michel)

Marion Milner et Margaret Little Actualité de leur travail avec les psychotiques.(érès)