judith Butler

« À mon âge on connaît ses limites et cette connaissance
peut tenir lieu de bonheur. »

Jorge-Luis Borges


Un dernier pas de côté pour clore cette amorce de réflexion à partir du travail de
Judith Butler.


On veut arracher la vérité au réel mais on est sans cesse débordé, entraîné. Il y a
toujours en lui une zone d’ombre vivante qui rend impossible qu’on y « suture » (Badiou)
la langue. Le réel échappe à toutes les prises, philosophiques, littéraires, poétiques,
scientifiques, etc. Il n’est aucun savoir maîtrisant quant à ce dont il s’agit sous ce mot.
Lacan écrivait naguère: « Le réel, c’est l’impossible. » S’ensuivent un certain nombre de
conséquences qui encombrent toujours. La « valeur de vérité » suit les « courants de la
pensée ». Comme les fleuves ont les leurs. La vérité ne prend pas corps, ni dans les
concepts, ni dans les idées dites claires et formulées dans un discours transparent, ni
même dans les corps. Irrémédiablement liée au langage, elle n’a pas, à proprement parler,
de socle. Des réseaux de discours s’efforcent d’expliquer et de contenir le monde.
Montaigne, « autant émerveillé que décontenancé », constate: « Tout n’est que babil. » Le
jeu est alors paralysé par l’indécidable même qui rend la vie possible. Le discours à la fois
construit et menace tous les possibles. Dire que « Dieu est mort » signifie qu’il n’y a pas de
détenteur transcendantal d’un pouvoir métalinguistique. Le sujet est toujours dans tous ses
états. Affolé. Indéfiniment mis en pièces et recomposé dans la langue même dans laquelle
il tente de se dire, de s’inscrire, de se poser. Même l’adhérence à son nom soi-disant
propre est fortuite. C’est l’une des origines de la fascination du pouvoir politique et c’est
l’une des raisons pour lesquelles on n’en a jamais fini avec les « fables » des origines. Car
le passé n’a jamais été présent. La vérité ne se limite pas plus à des concepts, à des
contenus de pensée ou à des discours que le réel ne se limite à des faits, à des expériences
ou à la « nature ». Reste que partout les discours règnent, norment et se norment,
s’efforcent de contenir et de se contenir, de façon parfois toute-puissante - bref, règnent,
donc, sur ceux et celles qui se donnent à l’occasion la tâche de militer pour une autre
vérité, quittant les arguties du « réalisme » comme du « nominalisme », qui abandonnent
la recherche des « choses pures » (Montaigne encore) comme la gestion compulsive,
fébrile, affairée du marché des valeurs « morales ». Qui reconnaissent qu’il ne peut y avoir
à la vérité comme au réel qu’un rapport suspensif. Husserl disait: épochè.


Pour toucher le réel, il faut prendre le temps de chercher ses mots. De faire attendre
la vérité. Qui, elle, piaffe toujours, du moins tant qu’on attend. La vérité, eu égard à
l’identité, n’est jamais sûre, jamais claire. C’est pourquoi l’analyse, psychanalytique et
politique, doit être reconduite, recommencée, ajustée, affinée jour après jour compte tenu
de la zone d’ombre toujours vivante qui rend impossible qu’on y suture la langue.


Post-scriptum
Je ne saurais trop encourager tous ceux que ces questions intéressent à lire
« Geschlecht, différence sexuelle, différence ontologique », de Jacques Derrida, publié
dans « Psyché, inventions de l’autre », Galilée, 1987, p.395-414. Il s’y agit pour Derrida de
situer Geschlecht (le mot et la chose) dans le chemin de pensée de Heidegger, chemin qui
« ouvre à la pensée d’une différence sexuelle qui ne serait pas encore dualité sexuelle,
différence comme duel. » Il (se) demande si l’on ne pourrait « commencer à penser une
différence sexuelle (sans négativité, précisons-le) qui ne serait pas scellée par le deux? qui
ne le serait pas encore ou ne le serait plus? ». Voici les dernières lignes du texte: « Le retrait
de la dyade achemine vers l’autre différence sexuelle. Il peut aussi préparer à d’autres
questions. Par exemple à celle-ci: comment la différence s’est-elle déposée dans le deux?
Ou encore, si l’on tenait à consigner la différence dans l’opposition duelle, comment la
multiplication s’arrête-t-elle en différence? et en différence sexuelle?
Dans le Cours, pour les raisons que nous avons dites, Geschlecht nomme toujours la
sexualité, telle qu’elle est typée par l’opposition ou par le duel. Plus tard (et plus tôt) il n’en
irait pas de même, et cette opposition se dit décomposition. »

Michael Larivière