penser/rêver
Jeanne Favret-Saada est l'auteur de : Les Mots, la Mort, les Sorts. La sorcellerie dans le Bocage (1977) ; Corps pour corps. Enquête sur la sorcellerie dans le Bocage (avec Josée Contreras, 1981) ; Le Christianisme et ses juifs, 1800-2000 (avec Josée Contreras, 2004) ; Algérie 1962- 1964. Essais d'anthropologie politique (2005); Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins (2007).

penser/rêver

« Dès la première entrevue, Madame Flora voulut que je nomme
les ennemis que j'avais pu me faire. Or j'avais beau ne pas croire
qu'un sorcier ait pu poser des charmes susceptibles de me rendre
malade, j'avais beau ne pas croire que nommer soit tuer, je fus
dans une totale impossibilité de lui livrer aucun nom. Chaque fois
qu'elle me pressa de le faire, en frappant la table de ses cannes,
j'eus l'esprit aussi vide qu'un analysant sommé de faire des
associations libres [...]»

L'anthropologue, devenue aussi psychanalyste, rapporte
ici la suite de ses travaux sur la sorcellerie dans le Bocage de
l'Ouest français. Elle s'est laissé impliquer dans les processus qu'elle étudiait. Certains ont vu en elle une désorceleuse, d'autres
une ensorcelée - en même temps qu'elle instituait l'anthropologie
« symétrique », dont elle fut une pionnière, qui met sur le même
pied les deux partenaires de l'interlocution ethnographique.
Le présent livre est donc un retour sur les matériaux relatifs
au désorcèlement, et pose la question de savoir comment le fait
d'« être affecté(e) » permet de construire un discours rigoureux,
ici sur la sorcellerie.
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Jeanne Favret Sada, « DÉSORCELER »édition de l’Olivier, 2009.

J’aime Jeanne Favret Saada pour cette grâce qu’elle partage avec d’autres ethnographes de regarder les hommes et les femmes non pas avec indifférence, mais sans en attendre rien d’autre que de comprendre comment ça fonctionne, comment ils parviennent à vivre entre eux, sans aucun autre a priori que de savoir qu’ils sont bien de la même espèce que l’observatrice, sans aucune idéalisation préalable de leur condition humaine, avec un très vif intérêt qui exclut, pour ce qu’on en sait, jusqu’à la possibilité d’en être déçu ; Mais pas non plus une position d’entomologiste, car l’ethnographe sait bien qu’elle se regarde dans le miroir de ses bons sauvages.

Les bons sauvages de Jeanne Favret Saada sont les habitants du bocage normand et elle s’intéresse à leur façon d’affronter les malheurs répétitif qui peuvent frapper leurs très modestes exploitations agricoles en recourant aux services des désorceleurs.

J’avais en leur temps lu avec une certaine ferveur « Les mots la mort le sort » (1977) qui relatent minutieusement les observations de terrain. J’avais été un peu déçu par « Corps pour corps » (1981) qui ne tenait pas ses promesses. Ce livre devait en principe démonter le fonctionnement de la sorcellerie et l’expliciter, mais ce n’était qu’une reprise du même matériel sous un angle à peine différent. C’est vous dire si j’ai été heureusement surpris de la sortie de « Désorceler » (2009) qui venait trente ans après répondre à la promesse de l’auteur de nous expliquer comment ça fonctionne.

Qu’on ne s’y trompe pas, les désorceleurs sont des thérapeutes qui permettent de sortir de la répétition (au même titre que d’autres thérapies (comme la psychanalyse). Malgré leur « exotisme », leur aventure ne peut donc nous laisser indifférents, et que l’observatrice soit aussi psychanalyste lui donne un degré de liberté supplémentaire dans l’analyse de ce phénomène proche et lointain.

Quel thérapeute désorceleur ou psychanalyste pourrait prétendre savoir tout ce qu’il fait et entendre tout ce qu’il dit ? Voilà une de ses impertinentes questions.

La plus grande dette que j’ai contractée auprès de JFS c’est encore de m’avoir fait toucher du doigt à quel point je suis, à quel point nous sommes à notre insu animés encore de pensée magique – à quel point nous ne sommes pas si différents que ça de ses bons sauvages du bocage normand et de leurs désorceleurs.

Elle même nous avoue qu’elle n’a pu observer la sorcellerie d’une position « neutre » mais d’une position engagée où de quelque manière elle ne pouvait pas éviter d’occuper la place d’un des maillons de la sorcellerie : prise parfois dans la position d’une sorcière, d’une ensorcelé ou d’une désorceleuse. Prise même plus intimement que ça : elle avait beau savoir que les paroles ne tuent pas in abstentia, elle n’a quand même jamais pu livrer le nom d’un persécuteur à sa désorceleuse qu’elle rencontrait alors aussi régulièrement que son analyste
(Et pourrait-on décrire la psychanalyse « objectivement » sans avoir occupé une des places engagées : patient sur un divan, analyste dans son fauteuil ?)

Joseph Gazengel