les classiques de l'érotologie moderne

Judith Butler
Antigone : la parenté entre vie et mort
Traduction de l'américain par Guy Le Gaufey

Judith Butler est reconnue aux États-Unis pour ses publications sur la question du genre (identité sexuelle). Ses deux livres les plus célèbres, Gender Trouble et Bodies That Matter, en ont fait l'une des figures de proue du mouvement queer. Tout récemment, est paru en français son autre livre : La vie psychique du pouvoir. Et un important article, publié, dans Marché au sexe, par Epel.
Epel, on s'en souvient, a fait paraître un certain nombre des auteurs les plus connus des queer studies, travaux euxmêmes issus des études gays et lesbiennes et du mouvement féministe nord-américain : David Halperin (Saint Foucault, Cent ans d'homosexualite~, Vemon Rosario (L'irrésistible ascension du pervers entre littérature et psychiatrie), Jonathan Katz (L'invention de l'hétérosexualite~, Leo Bersani (Les secrets du Caravage).
Avec cette actuelle étude sur Antigone, Butler poursuit son questionnement, prenant appui sur un texte fameux entre tous - Antigone de Sophocle - mais aussi critiquant quelques interprétations majeures qui en ont été faites (Hegel, Lacan).
Les deux premiers chapitres établissent d'abord l'impasse dans la parenté où se trouve Antigone du fait que son père (OEdipe) est aussi son demi-frère (ils sont tous deux enfants de Jocaste). Mais c'est pour mieux poser la question de la nature de la loi à laquelle la fille d'oEdipe prétend obéir en tenant à donner une sépulture décente à son frère Polynice (deux images métaphoriques de la tombe de Polynice figurent en couverture de l'ouvrage). Contre la loi de la Cité représentée par Créon, Antigone invoque répétitivement l'existence d'une loi non écrite, d'une loi qui régirait l'humain en-deçà même de son inscription dans quelque cité que ce soit. Comment donc comprendre le lien entre la tumultueuse position d'Antigone dans la parenté, et sa revendication à incarner une loi d'avant les lois ?
Avant de donner sa dimension actuelle à ce questionnement (l'existence d'un droit naturel et intemational par-delà les différents États, et les conséquences qui en découlent sur la parenté), Judith Butler expose, avec précision, les façons qu'ont eues Hegel et Lacan de faire valoir le personnage d'Antigone pour, selon elle, illustrer certaines de leurs thèses. L'Antigone d'Hegel n'est Rend'autre que la figure du conflit entre l'État et la famille. Elle incarne toutes les femmes, dans leur lutte pour garder leur fils et leur refus d'en faire des guerriers prêts à mourir pour la Cité. Elle ridiculise donc l'universel de la Loi en privilégiant le particulier de son désir.
Butler nous présente ensuite un Lacan lecteur d'Antigone pris lui aussi dans un souci de mise en place du personnage qui réponde davantage à ses propres thèses d'alors qu'au texte même de Sophocle. En en faisant une figure de 1'« entrée dans le symbolique », Lacan souligne bien qu'elle se tient sur un seuil ; mais il la rapporte uniquement à l'ordre symbolique, donc laisse dans l'ombre ce qui intéresse au premier chef Butler : qu'en est-il de ces lois « non écrites » dont se réclame Antigone ?
Ne serait-ce pas de ce côté-là qu'il conviendrait de chercher, écrit-elle, « de nouveaux fondements » pour de nouvelles conceptions de la parenté, dégagées de Lévi-Strauss ?
C'est donc le thème de son troisième et demier chapitre. Que se serait-il passé, écrit Butler, si la psychanalyse avait choisi Antigone au lieu d'oEdipe pour en faire son héraut ? Si elle avait choisi non pas celui qui, ayant tué son père, désire incestueusement sa mère, mais celle qui (comme son nom même l'indique : anti gonè, contre la génération) vient jeter un trouble dans la génération et aussi dans le genre (elle est plusieurs fois dite « homme »), sans jamais être mère elle-même.
Antigone se détermine autant par ses paroles que par ses actes, indissolublement liés les uns aux autres du fait de la malédiction dont elle est à la fois l'objet et l'agent.
En parcourant un certain nombre d'études anthropologiques américaines, Butler en vient alors à une critique de la famille hétérosexuelle telle qu'elle est promue comme norme par une certaine psychanalyse rivée à ses idéaux oedipiens et effrayée à l'avance par les nouvelles formes de la parentalité.
Antigone pourrait-elle nous aider à bousculer nos habitudes de pensée sur le fait d'être père, mère, enfant, homme, femme ? Les voies de la sexuation sont-elles, de fait, aussi dépendantes de la structure familiale qu'on le croit communément ?