Freud et Yvette Guilbert

"je ne sais quoi" Yvette Guilbert

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Quartett

Texte français Jean Jourdheuil, Béatrice Peu-égaux (© Éditions de Minuit) , lumière Sébastien Michaud, costumes Nathalie Trouvé collaboration artistique Stéphane Facco, conseils dramaturgiques Irène Bonnaud mise en scène Célie Pauthe scénographie...

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Prenant prétexte du spectacle de Nathalie Joly "je ne sais quoi" basé sur les chansons et les lettres échangées entre Freud et Yvette Guilbert, Jean Allouch a bien voulu nous confier ce court article. Précisons que le spectacle sera donné à Avignon cette année et qu'il tourne régulièrement en France. Ajoutons enfin que ce texte figure dans le dernier ouvrage de Jean Allouch :"Contre l'éternité Ogawa, mallarmé, lacan" EPEL

Jean Allouch / Contre l’éternité / Cabaret : p. .

Cabaret

Sigmund Freud goûtait fort les chansons d’Yvette Guilbert (1865-1944) qu’incité par Mme Charcot il entendit lors de son séjour à Paris chez le maître de la Salpêtrière, entre octobre 1885 et février 1886. Quarante ans plus tard, s’engage une correspondance1, sans doute occasionnée par une tournée de la « diseuse2 » à Vienne. M. et Mme Freud saluent ce séjour par l’envoi d’un bouquet de fleurs à l’hôtel Bristol, où séjournent l’actrice et Max Schiller, son mari. Un billet accompagne sans doute l’envoi, signé Sigmund Freud. On accueillerait presque comme une lettre d’amour ce qu’il fait alors savoir à l’artiste : il avait frémi en écoutant « La soularde » ; il avait répondu « “oui”, avec tous les sens » à la demande véhiculée par la chanson « Dites-moi que je suis belle ».

Cinq ans plus tard (février 1931), Yvette fit parvenir à celui qui était devenu son « cher professeur » le prologue d’un ouvrage qu’elle était en train d’écrire. Une autre consultation se fait jour, qui fleure la demande d’analyse. Dans sa réponse datée du 8 mars, Freud reprend d’abord la thèse qu’il vient de lire : la technique d’Yvette, résume-t-il, consiste « à reléguer complètement à l’arrière-plan votre propre personnalité et à la remplacer par le personnage que vous représentez ». Il poursuit :

À mon avis, ce que vous considérez comme le mécanisme psychologique de votre art a été affirmé très souvent, peut-être généralement. Mais l’idée de l’abandon de sa propre personnalité et son remplacement par une personnalité imaginaire ne m’a jamais complètement satisfait. […] Je suppose plutôt qu’il doit s’y ajouter un mécanisme contraire. La personnalité de l’artiste n’est pas éliminée, mais certains éléments, par exemple des prédispositions qui ne sont pas parvenues à se développer ou des motions de désirs réprimées, sont utilisées pour composer le personnage choisi et parviennent ainsi à s’exprimer et à lui donner un caractère d’authenticité.

Non, rétorque aussitôt Yvette, « je ne crois pas que ce qui sort de moi en scène soit le “surplus” supprimé et employé ». Et d’argumenter : elle est nue en scène, elle s’y offre « déshabillée de tous les mensonges ». Trois jours plus tard, une lettre de son mari vient apporter de l’eau à son moulin, plaider sa cause. Son répertoire, écrit-il à Freud, comporte entre vingt et trente « types de femmes », ce qui rend inconcevable qu’en chaque personnage se manifestent des sentiments « suppressed ». Le débat se prolonge un temps, où l’on sent Freud piqué au vif. Ainsi écrit-il à Max : « Il est vraiment très intéressant pour moi de devoir défendre mes théories contre Mme Yvette et l’oncle Max. » À cette fin, il fait état de son Léonard de Vinci et mentionne Chaplin qui « joue toujours le même personnage ». Chacun, pour finir, restera sur ses positions sans que cela porte préjudice à l’affection. Cependant, aucune des rencontres envisagées par la suite, notamment à Londres où Freud a immigré, n’aura lieu et Yvette n’entreprendra pas de « traitement », fût-il de quelques jours, avec un dénommé Robinson, que Freud lui indiqua alors qu’elle était de nouveau de passage à Vienne.

Ce bref récit atteste que Freud était averti de ce dont il a été question ici même, du disparaître comme condition de la création. Quoique ayant admis la généralité du propos, il le récuse au nom de l’inconscient et de l’infantile. Le résultat de cette position défensive est clair : sur ce débat tout au moins, son échange avec Yvette et Max fut un dialogue de sourds. Et la querelle reste non tranchée.

La responsabilité en incombe à Freud. Où et comment a-t-il dérapé ? En doutant de l’inconscient ! Ou, plus exactement, en n’en doutant pas de la bonne façon3. S’il y avait cru davantage, il n’aurait eu nul besoin de le mettre en avant comme tel, de ferrailler avec ses interlocuteurs, de tenter de les convaincre de son existence. S’il y avait autrement cru, il aurait mis de côté son savoir et aurait questionné plus avant celle qui lui faisait part de son expérience de comédienne et de la théorie qu’elle s’en était forgée, celle qui, en outre, le questionnait à ce propos, lui ouvrant ainsi sa porte. Et − qui sait ? − peut-être aurait-il pu lire cette élaboration comme une nouvelle « théorie sexuelle infantile » et, de cette façon, avoir in fine raison contre elle et son mari.

Dès octobre 1926, Yvette lui avait adressé pour traitement une dénommée Miss Dorothy Hunt munie d’une lettre de recommandation signée de sa blanche main. Freud a certes d’excellentes raisons de ne pas recevoir cette possible patiente (son travail, sa fatigue, sa maladie) ; on doute cependant, tant la chose est fréquente, qu’il n’ait pas un instant envisagé ce geste d’Yvette comme une demande d’analyse qu’elle n’osait pas encore effectivement formuler. Cinq ans après, cette demande refait surface avec la consultation chez le Dr Robinson… sans davantage aboutir. Et c’est donc la lettre du 8 mars 1931 où Freud récuse la position d’Yvette et de Max, qui, en portant l’échange sur un plan théorique, ne laissa plus aucune chance à l’exploration analytique du disparaître comme condition de la création.

Un autre empêchement a joué : l’éternité. Freud conclut ainsi sa lettre d’octobre 1926 : « Que l’“éternelle” jeunesse − dont il ne me reste rien − soit avec vous. » On mesure l’embarras du propos au nombre de signes de ponctuation. Il est d’ailleurs contradictoire avec la thèse qui sera plus tard défendue auprès d’Yvette et Max, celle qui rattachait (a priori) le talent d’Yvette « aux conflits de ses années de jeunesse » (lettre du 26 mars 1931). Freud serait-il, lui, complètement débarrassé de sa jeunesse et de ses conflits ? Il le suggère, quand bien même son hypothèse de l’inconscient interdit de le penser.

La jeunesse hante sa correspondance avec Yvette et Max. Dans une lettre du 24 octobre 1938, Freud leur écrit qu’il a été « assez privé de n’avoir pu redevenir jeune l’espace d’une heure grâce au charme magique d’Yvette ». Le 10 juin4, il redit ce même regret de ne pouvoir entendre Yvette en concert : « Je n’aurai probablement pas encore retrouvé la jeunesse et la force ne serait-ce que de venir écouter la grande, l’incomparable artiste […]. » Yvette ne s’y trompe pas, qui informe le vieil homme, le 21 avril 1939, et, cette fois, en anglais, qu’elle et son mari ont « lighted a candle to thank God to keep you in eternal youth and activity ». Freud décède le 23 septembre 1939.

Il est aisé de conclure : l’inconscient, cette instance psychique que Freud disait « hors du temps », c’est l’éternelle jeunesse de Freud. Aussi, se démarquant des « freudiens », Jacques Lacan dut-il s’employer à offrir à Freud une sépulture décente5. Ce qu’il fit encore ultimement en renommant « unebévue » l’inconscient − ce piège tendu aux psychanalystes ainsi que l’on vient de le voir. L’unebévue est l’inconscient sans son éternité, l’inconscient strictement accueilli dans ses manifestations ponctuelle (il y a unebévue, puis une autre bévue, puis une autre encore : rien de plus). L’unebévue est l’inconscient délesté de l’éternelle jeunesse de Freud. L’unebévue offre à Sigmund Freud la possibilité de n’être pas privé de sa seconde mort.


  • 1.

    Aujourd’hui publiée sous forme de livret joint au disque « Je ne sais quoi. Nathalie Joly chante Yvette Guilbert » (http://marchelaroute.free.fr/discographie.htm).

  • 2.

    Immortalisée comme telle par Toulouse-Lautrec.

  • 3.

    Pour une mise à plat de cette plus que nuance, on pourra se reporter à « Perturbation dans pernépsy », Littoral, n° 26, Erès, Toulouse, novembre 1988.

  • 4.

    Le Livret présentant la lettre du 24 octobre avant celle du 10 juin de la même année 1938, on entrevoit qu’il y a là une erreur soit de datation, soit de positionnement de l’une ou l’autre lettre.

  • 5.

    « Telle métaphoriquement, dans son être collectif, l'association créée par Freud se survivrait, mais ici c'est la voix qui la soutient, qui vient d'un mort. Certes Freud a-t-il été jusqu'à nous faire reconnaître l'Éros par où la vie trouve à prolonger sa jouissance dans le sursis de son pourrissement. Dans un tel cas pourtant l'opération du réveil, menée avec les mots repris du Maître dans un retour à la vie de sa Parole, peut venir à se confondre avec les soins d'une sépulture décente » (Jacques Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 486). Ce texte est daté « septembre-octobre 1956 », ce qui indique que ce souci lacanien d’offrir à Sigmund Freud une tombe décente fut formulé bien avant que ne soit produite la translittération Unbewusste / unebévue.