Recension par Louise Grenier

Yves Lugrin, Ferenczi sur le divan de Freud. Une analyse finie ? Paris CampagnePremière, 2017

 

« Voici le roman d’une relation analytique radicale, voire tragique », m’avait écrit Yves Lugrin en matière de dédicace. La lecture de Ferenczi sur le divan de Freud ne pouvait que m’en convaincre. Échappant à la sphère professionnelle ou amicale, cette relation analytique dévoile des passions sous-jacentes, quoique radicalement différentes, chez les deux hommes. Le premier, aux prises avec une souffrance enracinée au corps et au maternel, en gardera une sensation d’inachèvement. Le second, au sortir de l’aventure avec Jung, craindra de susciter via le transfert idéalisant dont il est l’objet désillusions et récriminations puis rupture. Aucun d’eux « n’ignore qu’ils s’engagent dans une expérience aussi nécessaire qu’impossible »[1]. C’est aussi, selon Yves Lugrin, l’histoire d’un malheureux malentendu dont rendent bien compte l’incident de Palerme, l’affaire Elma-Gizella et la question de l’analyse mutuelle. Trois situations interprétées par Freud comme la manifestation d’un défi envers le père substitut qu’il incarne. Là où lui-même fait entendre « la voix brutale du père » qui rappelle l’interdit œdipien, Ferenczi semble investir le « rôle de la mère tendre »[2] , non sans risquer le passage à l’acte sexuel en séance, pense Freud.

 

La cure de Ferenczi par Freud comporte trois séquences qui s’étendent entre 1914 et 1916. Elle se déploie en des registres affectifs hétérogènes tout en restituant en chacun les affres d’un transfert laissé sans réponse. Si elle est radicale, c’est peut-être parce qu’elle réactive un vécu originaire que le complexe d’Œdipe est censé refouler. Et si elle est tragique, c’est d’être d’emblée destinée à rester inachevée.

Dans son essai, Yves Lugrin emprunte au roman l’art de nous surprendre. Il nous happe du début à la fin et ce faisant nous oblige à examiner ce qui fonde notre rapport initial à la psychanalyse et à nos analystes. L’intérêt de cet essai est multiple : réflexions sur la pratique clinique au début du vingtième siècle, sur sa théorisation et sur ce qui nous apparaît aujourd’hui comme des transgressions.  Lugrin ne nous cache rien des frasques de Ferenczi avec ses patientes non plus que l’absence de frontières franches entre l’intime et le professionnel et sur les mœurs psychanalytiques de cette époque pionnière. Tout en pointant la question de la transmission et de ses avatars transférentiels, il n’ignore pas le contexte incestuel, forcément inanalysé, des premiers temps de la psychanalyse.

Fatalement, il y a un « au moins Un » qui ne pouvait être analysé, et c’est Freud, sans parler du premier cercle de disciples qui avait dû se contenter d’une autoanalyse ou de conversations avec le fondateur. Ferenczi serait le seul médecin de la première génération à demander une analyse personnelle pour soigner ses symptômes. Voilà qui situe autrement le lien Freud-Ferenczi, qui le spécifie, ajouterais-je à la suite de Lugrin. Celui-ci en montre l’influence dans la théorie traumatique de Ferenczi de même que dans sa pratique clinique davantage orientée sur la réciprocité du lien thérapeutique, ce dont il fut frustré avec son analyste.

Dans ce livre, trois sujets ont davantage attiré mon attention : le corps et les mots des femmes dans les élaborations théoriques et techniques de Ferenczi ; la fonction de la correspondance avec Freud, plus précisément des écrits du divan, dans son analyse ; l’analyse sans fin ou le goût du maternel.

Des femmes circulent entre Vienne et Budapest, des filles malades d’amour, carencées ou abusées sexuellement, incertaines de leur jouissance, plus ou moins hystériques, plus ou moins folles, qui transportent leur mal de vivre du divan au fauteuil d’analyste. Des femmes comme les signifiants d’une rencontre ratée entre hommes, matière à penser pour l’un, matière à jouir pour l’autre, objets œdipiens pour Freud, matrices originaires pour Ferenczi. Une difficile dissociation du féminin et du maternel pour l’un et l’autre. Amoureuses, séductrices, sauvages, indomptables pour l’un qui se refuse pendant que l’autre cède au jeu du désir et puis recule, effrayé de ses propres emportements. C’est qu’ils savent bien tous deux que le savoir passe aussi par-là, qu’étendre une femme sur le divan n’est pas sans risque, ni pour elle ni pour lui.

Comme l’écrit finement Yves Lugrin, en ces jeunes années de la trajectoire analytique – on est en 1911— Ferenczi se met en fâcheuse posture quand il entreprend l’analyse d’Elma, la fille de sa compagne Gizella qu’il a aussi analysée. Par la suite, il répond positivement à la détresse et à l’aveu amoureux de la jeune fille et songe sérieusement à l’épouser, elle plutôt que sa mère, sous prétexte d’avoir des enfants. Freud apprenant le débordement (un « faux pas », dit Ferenczi) de son disciple le somme d’arrêter la cure, lui-même prenant le relais à Vienne pendant quelques mois. Elma retournera à Budapest et fera une autre tranche avec Ferenczi avant d’épouser un Américain. « C’est un homme qui a des rapports compliqués avec les femmes », écrit Freud à Gizella qu’il estime. Au bout de plusieurs années de tergiversations, Ferenczi, vivement encouragé par Freud, finira par l’épouser.

 

« L’histoire de cette aventure analytique sur le divan de Freud se prépare dès la première rencontre des deux hommes en 1908, même si la demande d’analyse ne s’ébauche que fin 1912, » [3] note Lugrin. De plus, il y aura des effets affectifs en après-coup de cette analyse, effets très lisibles dans leur correspondance comme dans la pratique clinique de Ferenczi et dans sa théorie du trauma. Il semble en effet que ce soit l’inanalysé de sa cure qui ait amené Ferenczi à modifier la technique analytique avec des patientes traumatisées, voire désespérées. Les lettres de Ferenczi et Freud, maintes fois citées dans ce livre, font écho à la relation analytique et montre bien leur lutte pour trouver un espace habitable pour chacun, l’un demandant à l’autre ce qu’il ne peut ou ne veut donner.

C’est donc le 26 décembre 1912 que Ferenczi, malgré les réticences de Freud, formule une demande d’analyse personnelle approfondie pour traiter sa « névrose ». En cela, note Yves Lugrin, il reste fidèle à sa  « distinction de fait entre enseignement d’un savoir et transmission de la vérité d’une expérience[4]. » La lettre qui officialise sa demande non seulement énumère ses symptômes mais elle contient le récit d’un rêve transférentiel et de souvenirs d’enfance qui initient son analyse, ajoute Lugrin. Ferenczi le confirme lorsqu’il admet avoir « extorqué » à Freud une « séance gratuite ». Quelques jours avant son analyse, il fait un rêve quasi biographique. C’est le rêve dit du « pessaire occlusif [5]» qu’il publiera en 1915 sous la forme d’une autofiction où il joue les deux personnages de la scène analytique[6]. Du dialogue analytique, ressortent deux thèmes, celui du désir d’enfant et celui du désir de l’analysant de rester l’enfant dans le transfert alors que Freud le pousse déjà à cette époque au mariage avec Gizella – qui ne peut plus avoir d’enfant— et à devenir davantage indépendant de lui. Ferenczi sait déjà que Freud « va privilégier l’analyse de ses embarras amoureux, à celle, plus délicate, de son transfert sur lui »[7], souligne Lugrin. Et quel transfert ! Car bien en-deçà du père idéal, n’est-ce pas la quête du maternel qui sous-tend cette relation impossible ?

À son retour à Budapest en 1914, donc après la première séquence intensive d’analyse, Ferenczi écrit ceci : « Je vais devoir mener ma correspondance, en partie au moins, sur une base analytique, la rupture de notre relation médecin-malade (…) me serait, sinon, bien trop douloureuse. De plus difficilement réalisable[8]. » À cette auto-analyse, Freud ne croit guère, Ferenczi non plus puisqu’il oscille entre une « confession analytique » et une « lettre normale ». Dans ses lettres analytiques, il « ne livre pas les trouvailles d’une réflexion préalable, mais, au fil de l’écriture, il parle en associant librement, se surprenant même de ce qui surgit dans le vif de cette parole (…). À la lecture de ces pages, le lecteur peut avoir le sentiment étrange d’entendre Ferenczi associer librement à haute voix, comme s’il oubliait la personne de celui qui, comme assis derrière lui, écoute, silencieux[9]. »

Il y a chez Ferenczi un désir de poursuivre son analyse qui restera frustré, voire empêché. Au bout de trois séquences intensives, Freud déclare que la cure est terminée sans être finie. C’est sans doute pour pallier ce manque insupportable que Ferenczi écrira de longues lettres à Freud, toujours à la recherche, ou en attente, de ce « mot manquant » qui seul pourrait permettre la symbolisation d’un vécu traumatique trop ancien. En deuil du divan, il se réfugie dans une correspondance qui durera vingt-cinq ans. Des lettres comme des fragments d’analyse ou d’autoanalyse, des paroles arrachées à l’oubli sont envoyées à son analyste, son maître aussi.

Freud et Ferenczi se tiennent des deux côtés d’une fissure apparue très tôt dans leur relation et qui finira par les séparer. Yves Lugrin revient à plusieurs reprises sur cet incident de Palerme (1910) qui symbolise le malentendu initial quant aux places de chacun dans la relation. Ferenczi se voit comme un collaborateur alors que Freud lui demande d’être une sorte de scribe qui note ses idées, inacceptable bien sûr. C’est que Fliess demeure irremplaçable, le « professeur » ne se donne plus en amitié.

 

Qu’est qu’une analyse réussie ? Et même si elle donne d’heureux résultats, peut-elle être dite finie ?  À la lecture de ce Ferenczi sur le divan de Freud, le lecteur ressent bien le drame vécu par ces deux hommes, l’un voué au savoir, l’autre à l’amour. Freud poursuit son analyse en solitaire. Ferenczi avec ses patientes et dans son Journal clinique. Le premier peut-être, il rend compte des effets psychiques de cette terrible appétence pour la « dissolution » dans l’univers de l’Autre maternel qu’il perçoit en lui-même et chez ses patients, et à laquelle Freud refuse de céder dans le transfert.

 

Yves Lugrin, sans nous le dire explicitement, repère dans la psychanalyse débutante un reste inanalysé qui n’est pas sans effets pervers dans la transmission.  Des femmes amies ou collègues perspicaces sauront bien interpréter les enjeux de ces rapports entre hommes marqués de rivalité, d’attraction et de méfiance. Ainsi Emma Jung écrira que Freud éprouve de la répugnance à se donner totalement en amitié, elle qui avait perçu dès 1911 que Freud était un solitaire de la pensée qui à cause de son identification au « père idéal » courait le risque d’être déçu par Jung.  Lou Andrea Salomé pressent, elle, que l’embarras entre Freud et Ferenczi ne tient pas tant à l’imaginaire du couple père-fils, ou à la psychologie des deux hommes, qu’à une donnée inhérente à l’exercice de la parole dans le champ de la psychanalyse, écrit Lugrin. Elle suppose, ajoute-t-il, que Ferenczi ne peut faire siens ses propres énoncés parce qu’il les éprouve comme étrangers à lui-même. La première, elle aurait fait le lien entre « l‘enfant mal accueilli » qu’il a été et son angoisse de voir ses publications non reconnues par Freud.

 

Ferenczi ne cessera pas d’être un analysant dans sa pratique clinique, notamment avec des femmes telles que Eugénie Sokolnicka, Elisabeth Severn, rappelle Yves Lugrin. C’est que cet « analysant mal accueilli » ne partage pas le pessimisme thérapeutique de Freud et voit dans les difficultés mêmes de certaines cures l’occasion d’expérimenter de nouvelles techniques et d’inventer des concepts. Patiente avant de devenir analyste, Eugénie Sokolnicka n’est pas aimée de Freud qui l’a eue en analyse. C’est avec elle et quelques autres que Ferenczi développe une technique active d’intervention dans le transfert pour favoriser l’expression des fantasmes, la répétition traumatique et la remémoration. Il va encore plus loin avec Élisabeth Severn pour qui il accepte de faire une analyse mutuelle qui conduira à une reconfiguration de la théorie traumatique.

À la fin, Freud rejette l’article « Confusion des langues entre les adultes et les enfants » (1932). Il écrit à Ferenczi qu’il pourrait lui « montrer l’erreur théorique dans sa construction, mais à quoi bon ? Je suis convaincu que vous êtes inaccessible à toute remise en question[10]. » Qu’en est-il donc de cette erreur théorique ? Peut-être ceci : pour Freud le trauma n’est pas l’abus sexuel en tant que fait vécu mais un excédent d’excitation qui ne peut être traité ni représenté par l’enfant et qui le fixe sur les lieux d’un impossible, ce qui pour Lacan est la jouissance de l’Autre. C’est cela pour Freud le corps étranger dans la psyché, comme le souvenir d’une effraction sans les mots qui l’identifient. La défense de l’importance du concept de pulsion en tant que vecteur du désir inconscient et de l’Œdipe est sans doute ici au cœur de sa critique.

Yves Lugrin rend bien compte des influences de la relation analytique Freud/Ferenczi sur nos théories et pratiques actuelles de l’analyse. Il estime à sa juste valeur l’immense apport de Ferenczi à la clinique du trauma et à la psychothérapie de ces patients dits limites, sujets en carence du maternel et/ou du symbolique.  Il me semble toutefois important de ne pas oublier la mise en garde de Freud contre une réponse thérapeutique trop prompte, voire funeste, à un certain goût pour la mère en séance.

 

[1] Yves Lugrin, Freud sur le divan de Freud, Une analyse finie ? Paris, CampagnePremière, 2017, p. 85.

[2] S. Freud, S. Ferenczi, Correspondance, Paris, Calmann-Lévy, t. III, p. 479-80 (lettre 1207 F).

[3] p. 172.

[4] Yves Lugrin, p. 64.

[5] S. Ferenczi, Psychanalyse 2, œuvres complètes –tome II : 1913-1915, Paris, Payot, 1970. P. 171-176.

[6] p. 117

[7] p. 121

[8] p. 122.

[9] p. 70

[10] Lettre de Freud à Ferenczi du 2 octobre 1932, cité par Thierry Bokanoski, Paris, PUF, 1997, p. 30.