De la voix à la loi, et retour

Enjeux de jouissance de la voix

Dans ce large parcours, qui croise l’histoire et la structure, Jean‑Michel Vives s’attache à démêler les enjeux de jouissance de la voix dans sa double vocation, chanter et parler. En effet, si dans la parole la voix s’efface au profit de ce qui se dit, dans le chant elle n’est pas sans reprendre une part de son ascendant. Cet ascendant, l’auteur le montre à l’œuvre dans ces deux institutions, l’Église et l’opéra, qui ont magnifié chacune à sa façon les pouvoirs de la voix. Mais il le questionne aussi là où il peut s’exercer jusqu’au ravage, dans ces raves de la musique techno (musique étant ici à entendre comme « extension de la voix autonomisée par rapport au langage »), ce rite postmoderne qui fait de la voix un pousse‑à‑jouir sans mesure – jusqu’à parfois rendre timbré celui qui s’adonne à son timbre.

En ce qui concerne cet autre destin de la voix, parler, c’est l’extimité d’une jouissance spécifique, au sein même de la loi (langagière, symbolique) qui la répudie, qu’il met en évidence, ce qui le conduit à faire entrer cette voix dans la parole de la cure et à témoigner de sa pratique psychanalytique.

L’auteur met ainsi en continuité, en sa double qualité de musicien et psychanalyste, deux disciplines que Freud voulait étrangères l’une à l’autre, et que le frayage ouvert par Lacan à une pulsion invocante, frayage poursuivi par Alain Didier‑Weill, Michel Poizat et quelques autres, a permis de nouer.

Selon la théorie lacanienne de l’objet (a), la voix est l’un de ces objets de jouissance primitifs qu’il aura fallu céder au langage pour pouvoir parler. À ce titre, on peut dire que, mise au service du langage et de la signification, elle a pour destin paradoxal de se faire aphone. Or, et c’est toute la force subversive de ce travail que de l’avoir montré, cette jouissance perdue de la voix, autre que la jouïe-sens, en appelle à perdurer par-delà sa perte, dans la trace même de cette perte. C’est elle dont résonnent les échos brisés dans le schofar, cette rémanence de la Chose vocale tuée et tue qu’avait déjà approchée Theodor Reik. Sous les trois notes de l’instrument rudimentaire que l’on fait solennellement sonner lors des principales cérémonies de la religion juive, sous cette sonorité rauque et vibrante porteuse d’un intense affect d’angoisse – cet affect « qui ne trompe pas » dit Lacan, sous le mugissement de taureau étrangement exhalé par la corne bélier pacifiante, le disciple musicien de Freud n’avait pas hésité à reconnaître, plus encore que la voix du dieu de la loi, ou plutôt en continuité avec elle, s’en expirant littéralement, le râle du père à l’agonie de Totem et tabou, ce père refoulé de la toute‑jouissance toujours prêt à resurgir.

Le décryptage que fait Jean‑Michel Vives de ces trois notes, dans lesquelles il entend « les trois temps de la voix correspondant aux trois temps de la loi », le montre : ce que commémore le schofar n’est rien moins que l’émergence de la loi du sein même de la mise à mort de la voix de toute‑jouissance. S’y opère un passage en continuité, par l’intermédiaire d’un « vide médian », du cri de jouissance s’exhalant dans son ultime prolation à sa diffraction dans une stylistique sonore (les deux brisures successives, en trois puis neuf notes, de la longue tenue initiale, valant, par leur fractionnement arithmétique, leur rythmique sonore, pour la mise en pièces de la jouissance ‑meurtre inaugural, et la loi symbolique qui s’en instaure ‑interdit de l’inceste et dispersion, exogamie). Dans cette figuration sonore l’auteur n’hésite pas à reconnaître la « scène même du don de la loi » émergeant du sauvage mugissement primitif, à « l’articulation de la substance vivante pré‑symbolique et de la parole articulée ».

Ainsi la loi n’est-elle pas pure. Subsiste en elle un « point de jouissance » et de « non‑sens » qui précisément en rend possibles toute transmission et toute subjectivation, un « indéterminé » qui fait qu’il sera loisible au sujet d’en faire l’assomption. Pour être efficiente, la loi doit être dite et entendue, portée par une énonciation singulière qui en renouvelle ce sacrifice de la jouissance qui l’a instaurée et qui fait sa seule altérité, hors de toute transcendance. À cette condition seulement l’être parlant pourra se faire sujet de la loi, et non son simple objet soumis à elle.

Cette « immixtion » cependant de la jouissance et de la loi, si constituante du sujet soit‑elle, est aléatoire. La voix peut se dissocier de la loi, et cette dissociation fomenter soit la névrose (loi folle du surmoi, dictée par une voix insensée), soit la psychose (empire d’une loi‑toute, sans altérité ni vocalité, dont la voix fera retour par bribes de réel verbal, sous forme d’hallucinations).

Une telle immixtion n’est pas sans implications dans la cure. Concernant le sujet, et non plus tout un peuple, c’est dans le timbre de la voix, sa caractéristique la plus singulière comme la plus indéfinissable, que résonne ce point de jouissance sacrifiée que fait retentir le schofar. Au-delà de ses caractéristiques intrinsèques, c’est comme perdu de toujours que ce timbre originaire vient « hanter » la parole du sujet : d’abord reçu de la voix de l’Autre, il aura fallu l’assourdir en un point sourd source de toute parole, d’où pourra sourdre toute énonciation, selon l’heureuse homophonie qui s’offre à la formulation de l’auteur : « Le timbre est dans la cure ce qui ne participe pas à l’effet de signification, car il n’est pas sous l’ascendant de la loi, mais sourd comme manifestation irréductible du sujet ».

C’est par la résonance de ce timbre perdu que le psychanalyste, tout comme l’analysant, va se laisser « sonner ». En cela il rejoint la mère « plus poétesse que sirène » qui sait transformer le cri de l’infans en appel, pour le mettre en continuité avec une parole. Tout comme cette mère, lorsqu’elle sait faire passer une graine de loi dans le grain de sa voix, lorsqu’elle sait supposer en son enfant un sujet appelé à devenir sans (trop) préjuger de ce devenir, le psychanalyste, dans un acte d’interprétation qui s’apparente à un acte d’improvisation musicale, en ce qu’il se joue sans partition écrite mais non sans des « règles intériorisées », a à se faire garant de la loi symbolique.

Mais, s’il doit à de certains moments tenir la place de l’Autre « fiable » garant de la « plénitude du sens », il doit savoir aussi se taire. C’est en tant que, de son corps, de son silence, il résonne à la « voix silencieuse », ce (a) perdu initium de parole, qu’il pourra faire que cette voix tue se reverse dans une énonciation où elle viendra résonner de sa « presque disparition vibratoire », pour reprendre les termes de Mallarmé. C’est au Lacan du Séminaire Le Sinthome que se réfère alors l’auteur, avec sa définition, si freudienne finalement, de la pulsion comme « l’écho dans le corps du fait qu’il y ait un dire… ce dire, pour qu’il résonne, il faut que le corps y soit sensible ».

Il nous faut à présent aborder cette véritable histoire de la voix chantée à laquelle nous convie l’auteur, à travers l’évolution de ces deux institutions, l’Église et l’opéra, toutes deux également apprenties sorcières dans leur annexion ou exaltation des pouvoirs de la voix. Avec ce qui fut d’abord l’enrôlement des castrats, l’Église voulut mettre la voix et sa jouissance au service de loi – la transmission du message divin. Mais très vite les castrats s’émancipèrent de ce service et se mirent à vocaliser pour eux-mêmes, tandis que l’auditeur « jouissait pour son propre compte ». Congédiés par l’Église, ils continuèrent à investir la scène de l’opéra, jusqu’à ce que la voix sexuée devenue rivale l’emportât. Aujourd’hui, seuls quelques rares enregistrements nous livrent ce qui est devenu l’inquiétante étrangeté d’une telle voix. Le plus célèbre d’entre eux, cependant, Farinelli, méritera une mention spéciale à notre non‑oubli, et je laisserai ici le lecteur découvrir le dispositif de cette cure par le chant qu’il sut mener des années durant avec le mélancolique Philippe V d’Espagne, cure si l’on peut dire couronnée de succès.

Mais bien plus encore que l’Église l’opéra se laissa déborder, peut-être jusqu’à son autolyse, par cette même jouissance de la voix qu’il exaltait sans autre garant symbolique que celui, purement profane, des livrets, parfois purs prétextes vocaux. Comment le dispositif opératique fit culminer cette jouissance de la voix jusqu’à son paroxysme, jusqu’à se laisser effracter, avec la Lulu d’Alban Berg, par ce cri où le sublime s’abîme dans le réel de la Chose, comment il se saborda dans son propre phonocauste, c’est que démontre l’auteur, de façon aussi impeccable qu’implacable. En ce processus d’un schofar inversé (tant nous retrouvons le schofar comme paradigme inconscient), c’était la loi, dans ces aigus extrêmes de la voix où se dissolvent les articulations langagières, et non plus la jouissance, qui était mise à mort. Bouclant une sorte de cycle inéluctable, signant sa propre courbe de chute et avec elle le déclin de l’opéra dans le culmen du cri, la voix revenait à son origine de Chose. Déjà avant Alban Berg, le plaisant Offenbach avait dans les Contes d'Hoffmann introduit un cri pur, non sans revisiter cette inquiétante étrangeté dont Freud avait reconnu le maître en Hoffmann : se révélant en cela le plus radical des opéracaustes. Ici encore, laissons découvrir au lecteur la façon dont l’auteur révèle comment ce dévoilement du « terrible » sous « l’ange du beau » fut systématiquement recouvert par la censure, censure qu’il s’emploie à détecter en véritable détective.

Cependant l’opéra avait été aussi porté et traversé par un mouvement inverse : celui qui s’origine de la voix renaissante au défaut même des mots, et non de la voix de gloire qui de la défaite du langage signe la sienne propre ; de la secrète vox invocante, plus que de l’éclat de la pure phoné. En cet acte de naissance que signe l’Orfeo de Monteverdi, l’opéra réinventait la plainte du héros tragique abandonné par le langage, cette plainte hors mots, modulée par le chant, que Monteverdi baptisa lamento. Mais, là encore, l’invocation était appelée elle-même à succomber, soit à sa fin de non‑recevoir par un Autre se révélant de moins en moins clément, de plus en plus silencieux, soit à son propre renoncement : la dernière héroïne de l’opéra, qui profère son cri de mort, Lulu, est aussi celle qui, objet plus que sujet, n’invoque plus ni ne désire elle-même. Ainsi ne peut-elle adjoindre sa plainte à celle des mille et tre qui l’ont précédée dans l’abandon ‑d’Elvire à encore Salomé, en passant par Ariane, Pénélope ou Poppée, la Walkyrie et tant d’autres.

Mais pourquoi les femmes, se demandera-‑t‑-on, incarnent‑elles de façon privilégiée, comme le soutient l’auteur, cette mélancolie du sujet qui ne pouvant faire le deuil du père tué mais non mort ne cesse de le remâcher et de le ressasser, jusqu’à « brûler dans sa voix » ‑elles qui n’ont pas tué le père ? Pourquoi se font-elles à l’opéra – et si « souvent dans la vie, sur le divan »‑ ces championnes du lamento, ces tenantes du cri – elles qui n’ont pas même ce crime à se mettre sous la dent ?

À ces questions Jean‑Michel Vives saura nous donner des éléments de réponse, en dépliant le nécessaire entrelacs de l’invocation féminine et de la pulsion scopique, et l’échec qu’il peut encourir. Là encore, le lecteur se plaira à suivre le fil d’Ariane de la démonstration dans ce parcours labyrinthique de désintrication des pulsions que met en scène Le Château des Carpathes, opéra contemporain où s’illustre a contrario « l’étroite connexion entre la voix, la perte et le féminin », mais dont il ressort pour finir qu’il est possible pour un sujet de sortir de la répétition traumatique lorsque la perte de la voix sait se commuer en voix de la perte, en ce lamento qu’est le chant de la perte.

C’est ainsi qu’il apparaît que, si l’abandon par le langage est l’épreuve traumatique à laquelle a à s’affronter tout sujet, une femme peut se trouver en relation particulièrement affine, du fait du rapport ou plutôt du non‑rapport de son sexe avec le langage, avec ce manque‑à‑être. Plus encore, alors, que « la convocation d’un objet perdu », c’est bien « la déploration » d’un manque‑à‑être fondamental, qui est modulée dans la plainte.

Voix et destins de la voix, ainsi pourrait se résumer, de cette paraphrase d’un célèbre intitulé freudien, ce qui se donne au final comme un véritable traité de métapsychologie de la voix. Ineffaçable mais non ineffable effacement de la voix dans la parole ; retour, dans le chant, de la voix à son point originaire de réel, cri ou continuum sonore ‑comme pour effacer cet originaire et en renaître à nouveau dans le poinçon d’un style musical neuf : c’est ce point même de torsion, où s’ombiliquent voix et loi, loi et voix, que nous donne à saisir cette étude dans l’enchaînement moebien de son double versant.

Brigitte LALVEE

Brigitte Lalvée

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Comments (5)

J'ai lu avec un immense plaisir l'ouvrage de Jean-Michel Vivès. Son explicitation de l'objet dans le champ de la psychanalyse est à la fois profonde et accessible. Ses développements sur les articulations entre loi et voix me semblent très importants, comme le remarque très justement Brigitte Lalvée, non seulement pour penser la question du surmoi mais également celle de la suppléance (la partie sur Farinelli musicothérapeute est lumineuse) et des dispositifs de soins médiatisés par la musique.

J'ai lu l'ouvrage de J.-M. Vives après avoir entendu son interview aux matinales de France Musique en mai dernier. Le livre est à la fois dense et assez accessible. Je trouve que la notion de point sourd qu'il y introduit est novatrice et permet de comprendre certaines manifestations cliniques rencontrées dans la psychose où selon l'auteur ce point sourd ne serait pas constitué.
L'idée de choisir le fil rouge de la musique (opéra, musique religieuse, musique techno) permet de découvrir différents aspects du fonctionnement de la pulsion invocante. La partie sur les raves et la musique techno me parait particulièrement éclairante pour rendre compte du rapport au sonore de l'adolescent (l'idée de faire du D.J. un Dispensateur de Jouissance est tout à fait réjouissante et par delà extrêmement pertinente lorsqu'il l'articule au mythe freudien de Totem et Tabou. Les développements sur l'articulation/désarticulation des pulsions scopique et invocante dans le champ du féminin me semblent également être un apport majeur de cet ouvrage. Un livre agréable et qui propose de nombreuses pistes métapsychologiques mais également cliniques dignes de retenir l'attention du lecteur.

La Voix sur le divan est un livre qui s'attache à repérer et analyser les enjeux de l'objet voix pour un sujet, un groupe voire une société. L'auteur passe d'un niveau à l'autre avec aisance et simplicité.
Pour ce qu'il en est de la dimension intrasubjective, reprenant le parcours de Freud et Lacan concernant le regard comme objet pulsionnel, Jean-Michel Vivès l'applique à l'objet voix et montre comment le sujet est non seulement le producteur de la voix mais également le produit de la voix de l'Autre.
L'auteur illustre la place de la voix comme objet pulsionnel à l'intérieur d'un groupe à partir d'une analyse très réussie du phénomène techno nous révélant au passage pourquoi les adolescents préfèrent écouter de la musique techno plutôt que leurs parents...
Enfin au niveau sociétal l'auteur analyse le fonctionnement de deux dispositifs visant à réguler la jouissance vocale : l'opéra et la musique sacrée. Son dialogue à cette occasion avec les textes de Freud (Totem et tabou), Reik (texte sur le Schofar) Lacan (Séminaire X) est tout à fait réjouissant et révèle un auteur rigoureux mais soucieux de transmission et désireux de pouvoir être compris par l'"honnête homme".
Voilà un livre proposant des pistes novatrices dans le champ de la psychanalyse (articulation de la loi et de la voix, notion de point sourd...) sans pour autant jargonner et susceptible d'intéresser un public au-delà des spécialistes. Les articles parus à son sujet dans Libé, la Quinzaine littéraire, le Figaro, les émissions sur France Musique, France Culture et France Inter (consultables en ligne) mettent bien évidence cette dimension. Cela n'est pas si courant... A recommander donc.
PS : mention spéciale pour la belle lecture proposée par Brigitte Lalvée de cet ouvrage pour le site Oedipe.org

Livre certainement très intéressant, comme l'est toujours J.M.Vivès dans sa transmission, et celle plus globale du Mouvement Insistance (fondé par A. Didier-Weill), auquel cet auteur contribue activement.
Insistance (je cite) : "Fondé par des psychanalystes et des artistes en avril 2002, Insistance est un mouvement de recherche sur la part de l’être parlant mise en jeu dans l’acte de création.".
Bonne fin d'année à tous.
Nathalie Cappe.

Bravo et merci, Jean-Michel Vivès, pour ce travail délicat et important pour tous ceux qui sont intéressés par la psychanalyse!