Qu’est-ce qui fait rire Freud ? Un rire très instructif selon Michel Steiner qui nous propose ici une relecture élargie du livre de Freud « Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient », publié en 1905, ouvrage que Lacan considérait comme un des trois textes canoniques de la psychanalyse et dont il martelait que la lecture était indispensable. Michel Steiner approfondit et complète l’étude des ressorts psychiques du mot d’esprit décrits par un Freud qui trouvait lui-même son livre désordonné. Il ne se contente pas de ce que Freud en dit et veut y voir plus clair. Il décortique et scrute la façon même dont Freud rapporte ses histoires, en s’en tenant à celles que celui-ci a sélectionnées.

Ce livre, véritable piqûre de rappel de certains principes de base de l’art psychanalytique, décrit tout ce que l’on trouve dans ces histoires spirituelles à savoir de nombreux points communs avec la psychanalyse : une autre manière de parler de représentation par le détail, de condensation, de déplacement, de barrière du refoulé, de censure, de jouissance. Une façon de dire que le signifiant ne coïncide jamais avec le signifié, de constater à nouveau que l’éclat de rire ouvre des voies à l’interprétation. Si ce livre pouvait seulement inciter à relire « le mot d’esprit », ou à ne pas passer à côté, il aurait déjà atteint un but très honorable.

Psychanalyse et humour juif « ont en commun une partie de leur état civil » nous dit l’auteur. Ils malmènent la raison. L’humoriste, comme l’inconscient, est un as du sens et du double sens, il sait ne pas organiser les signifiants comme il conviendrait, les emboutir, les plier, fabriquer à dessein des fautes de raisonnement, se servir d’un mot pour un autre, ou tel un enfant, avancer exprès une absurdité. Comme la rationalité ne prête pas à rire, il sait introduire une faute de logique qui respecte en apparence la logique déductive et produit une rupture de la chaîne associative.

Michel Steiner soutient que l’humour présent dans les histoires juives, se confronte à un surmoi écrasant fait des principes multiples qui contraignent le sujet. Elles se jouent du bon sens, ainsi que le fait l’inconscient, induisant un effet comique salvateur. Le marieur, qui nous dit que la fiancée ne boite que quand elle marche, ne nous parle-t-il pas des mariages arrangés ? Le mot d’esprit détourne l’obstacle de la censure, le temps d’un rire de détente et d’une récréation. Le masque de cette protestation est celui du Witz. Il faut beaucoup de subtilité pour nous initier à l’art de ce désordre, également pour élucider le nœud de cette petite satisfaction hallucinatoire, et Michel Steiner y réussit.

Humour juif et psychanalyse sont des empêcheurs de tourner en rond. On remarque aussi qu’ils partagent tous deux de temps à autre les effets dérangeants de cette subversion. La découverte psychanalytique, dont la dialectique malmène tout autant la rationalité, ne livre-t-elle pas périodiquement un combat contre la fantasmagorie qu’elle suscite ? L’inconscient est-il aussi malicieux que ces histoires ou est-ce l’inverse ? Le mot d’esprit parle-t-il l’inconscient couramment ?

Cependant, nous dit notre auteur, Freud laisse presque entièrement de côté le caractère « juif » de ces histoires. Malgré ou avec la grande précision que nous lui connaissons, il ne dit rien de cet humour. Il le décrit comme étant caractéristique d’un esprit particulier dont il ne nous dit rigoureusement rien. Rien non plus de la différence entre l’humour qu’il qualifie de juif et l’humour qu’il ne qualifie pas. Mais Freud rit de ces histoires, et quand il rit, c’est son inconscient qui rit. Ce livre propose une subtile promenade dans les non-dits de Freud, une enquête dans les explications qu’il ne nous donne pas.

Ainsi, le livre de Michel Steiner est plein d’intéressantes digressions explicatives que Freud a escamoté. Mais on pourrait aller plus loin : ce qu’analyse peu Freud, ni complètement Michel Steiner, ni l’excellente postface de Fabienne Biégelmann, est la question de la genèse de cette tournure d’esprit qui provoquait déjà très tôt de sombres gargouillis aux exégètes chrétiens ? Il est dommage de se concentrer sur la période d’établissement de cet humour comme genre à part entière au XIX ème siècle. Mais peut-être est-ce un autre livre ? Cet ouvrage apporte également une vision très fine de l’importance de chaque roman familial religieux sur les publics athées, croyants, mécréants ou décolorés. Il se situe hors de chaque grammaire religieuse pour l’analyser. Chacun, chaque groupe a sa manière d’être touché et la confrontation à ces plaisanteries a valeur de test.

À la fois stimulant et rigoureux, dense et mais bien écrit, lui-même souvent avec humour, cet ouvrage pourrait être le chapitre qui manque à celui de Freud, en tout cas un œil approfondi sur celui-ci. En le lisant, définir l’humour juif n’est plus mission impossible. Nous pouvons y parfaire notre approche de cette gymnastique de pensée, une affaire de mots qui ouvre bien des horizons à l’universel de la parole. Puissions-nous lire ce livre et le ranger à côté de celui de Freud dans notre bibliothèque.

Michel Steiner est psychanalyste, docteur en psychologie, ancien membre du laboratoire de psychologie sociale du CNRS, auteur de plusieurs romans parus aux éditions Gallimard et d’essais.

Fabienne Biégelmann est psychanalyste, agrégée de philosophie, docteur en psychanalyse.

Comments (1)

Beaucoup d'ouvrages ont été consacrés à Freud et j'ai été agréablement surprise en découvrant, enfin, une nouvelle vision originale du travail du psychanaliste.

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