Psychoses et société

fredericrousseau@wanadoo.fr

Alain Deniau est psychiatre et psychanalyste. Après avoir travaillé avec « l’École Freudienne de Paris » puis avec le « Quatrième Groupe », il rejoint à sa fondation « le Cercle Freudien » où il assurera, entre autre, la direction de la revue « Che Vuoi ? ».

Cet ouvrage est à la fois vaste dans ses ambitions et vif dans son propos. Il se lit agréablement, ce qui ajoute au plaisir de la réflexion qu'il procure .

Pour Freud « la psychologie individuelle est aussi d'emblée, simultanément psychologie sociale  »1 car « il n'y a pas de structure créée par l'homme qui soit hétérogène à son psychisme » souligne A. Deniau. Reprenant cette nécessité de l’altérité il nous rappelle que « le sujet est structuré par un autre et par les autres ….dans une transmission, faites de traces corporelles, de dettes, de spécificités langagières ». L'altérité ainsi définie impliquant au moins trois humains.

L'auteur part de ce que « la psychose est une défaillance dans la mise en place de l'altérité et qu'on la retrouve tant au cœur de l'humain que dans la société. » Un des enjeux majeurs de la psychanalyse aujourd'hui serait « de prendre soin des humains entraînés dans le vacillement mortifère de la défaillance et de l'altérité ». Voilà pourquoi, dit il, la psychanalyse représente un danger pour les théocraties, les tyrannies et les dictatures qui sont des formes politiques issues des formations de l'inconscient et promouvant la domination de l' Un en visant l'abolition du sujet. A. Deniau affirme que «  de telles structurations psychotiques collectives sont à combattre par la démocratie et la lutte des idées dont la psychanalyse fait partie ». Et plus clairement encore que « le pacte social démocratique et la psychanalyse sont liés.  ».

L'ouvrage s'organise en quatre parties :  « De la perversion à la paranoïa », « La psychose et son écriture », « La psychose, l'intime, la pulsion de mort dans la culture », « La passion de transfert ».

Je détaillerai un peu plus la première.

Elle s'ouvre sur la phrase provocatrice de Lacan «  l'inconscient, c'est la politique »2. A . Deniau nous invite à lire l'inconscient dans les structures sociales et dans le désir collectif que la politique représente et met en forme : «  Il s'agit d'entendre comment certaines personnes, s'appuyant consciemment ou non sur certains de leurs signifiants personnels, parviennent à les organiser en discours communicables. Cette aptitude est le propre des paranoïaques et des pervers. On peut parvenir à entendre le fantasme organisateur sous-jacent, mais le propre du discours politique est d'écarter la singularité de celui qui l'énonce pour le dissoudre, l'occulter dans le discours politique général où le fantasme originaire disparait. Le discours politique se construit alors comme un discours du maître ».

Or chez chacun de nous on retrouve le reste paranoïde du nourrisson que nous avons été. Dans la cure on le retrouve à ce point archaïque où s'enracine le déni du pervers, ouvert sur le réel, qui s'exprime par la destructivité. « Le déni masque donc l'angoisse liée à la poussée de la pulsion de mort plus encore que l'angoisse de castration. »

Mais le pervers n'est pas le psychotique : « il échappe à l'errance symbolique de la psychose ». Or le psychotique, «  ne trouvant pas de lieu stable où ancrer le symbolique, échoue dans sa recherche de la limite du corps » là où « le pervers situe la loi dans son corps », ce qui fait que pour lui « la loi est instable puisqu'il la fait venir de son corps ». Mais pour échapper au délire le pervers a besoin de l'autre, d'« un partenaire insu »,  qui introduit une ombre d'altérité.

Chez le paranoïaque l'altérité défaille : par un discours à prétention universelle il porte vers l'extérieur l'expulsion de sa souffrance intime. « Il tente de se réparer dans le déni des sources de son mal être ». C'est la trace de l'origine qu'il s'agit , pour lui, d'expulser hors de la vue, hors de l'entendement. « Ce qui doit être détruit effacé à l'intérieur du sujet est porté à l'extérieur, puis à l’intérieur même du groupe par purifications successives … Une contagion s'engage car, au cœur de chacun, des failles sont prêtes à résonner avec ce discours qui vibre intensément chez quelques uns. Ce discours prend masque de fraternité et appui sur la misère sociale. » La force de ce discours se décuple sur le lieu de la faille individuelle des uns et des autres. C'est ainsi que « le populisme anticipe le fascisme. La force du Un totalisant efface la béance de la faille d'où se forgent la subjectivité et la conscience de soi et de l'autre quand la société offre le travail culturel, le Kulturarbeit de Freud ».

L'altérité est une chose fragile mais nécessaire pour que le sujet se constitue; elle est « acquisition dans l'inconscient d'abord, puis prolongée et soutenue dans l'environnement : qu'il y ait de l'autre séparé de soi ne suffit pas à la fonder, mais en est la condition nécessaire ». L'altérité implique non seulement la séparation mais la reconnaissance d'un tiers ( l'autre de l'autre) qui est la seule garantie contre le fantasme de l'Un et du Même. C'est à travers l'autre que nous sont rendus sensibles les trous dans notre être que sont le sexe et la mort. «  Ce que l'autre, l'étranger, apporte d'insupportable c'est qu'il faut sans cesse penser ».

La seconde partie de l'ouvrage : «  Aux limites de la psychanalyse : la psychose et son écriture » est un hommage à François Perrier et à Nathalie Zaltzmann. A. Deniau souligne que le psychanalyste ne doit pas épingler la psychose « dans le cadre mort de l'étiquetage » mais au contraire arriver à rendre compte de la dimension dynamique de l'énigme qui pousse à vivre, à penser, à créer. En ce sens il considère, avec F. Perrier, la psychose comme « un pousse à penser » renvoyant l'analyste à penser « l'ontologie de l'être pensant la logique. »3 Pour illustrer ceci A. Deniau s'attache à une relecture fort intéressante du travail de Freud à partir du cas de « l'homme aux loups. »

En poursuivant sa réflexion à partir de la psychose il souligne que « les religions et les civilisations le démontrent, tout être humain a besoin d'une fiction d'origine pour s'orienter, pour donner sens à son existence et tenter de repousser le Réel ». Si l'être humain met en mouvement cette fiction en la déconstruisant au lieu de s'adapter à elle, comme le demanderait la croyance, il devient un chercheur : il soulève l'oscillation du refoulement. Cependant il n'est pas à l'abri du risque que la théorie lui serve à reconstruire de la croyance dans l'Un, c'est à dire qu'elle devienne « La théorie ». En fait A. Deniau considère que « la théorie est une fiction momentanée et nécessaire, nécessaire individuellement à chaque analyste, mais aussi nécessaire collectivement pour que la psychanalyse ne soit pas un délire partagé, ni une religion. « Seule l'expérience analytique soutenue par la fiction théorique et l'acceptation de la déconstruction par la clinique le permet. »

« Tout l'effort pour introduire le travail d'altérité, le travail de la civilisation dans la société... devrait tendre à introduire de l'altérité là où le dispositif impose l'automatisme ». On peut ainsi comprendre pourquoi la sublimation et la production culturelle ne sont pas issues de la frustration pulsionnelle mais constituent une défense contre la destruction. C'est là où le recours à la notion freudienne de pulsion de mort si souvent controversée dans le milieu analytique s'impose. Car « que son expression soit individuelle ou collective, la pulsion de mort sous les masques de la pureté doctrinale, de la purification ethnique, de la réduction de la vie à un besoin corporel, pousse l 'individu comme la société à l'apoptose sociale. » Face à cela l' auteur estime qu'il faut lutter contre l'effacement de la pensée que produit la pulsion « au moyen de l' inscription dans le texte, ce qui est le rôle de l'écriture et celui de la loi ».

Enfin la quatrième partie est consacrée à « la passion de transfert », autre figure du vacillement de l'altérité. C'est l'occasion d' interroger longuement les avatars de la sortie du transfert. Et d’ailleurs celui ci ne reste t-il pas là, toujours sous-jacent, prêt à resurgir lors d'une nouvelle rencontre ?

A. Deniau réaffirme ses lignes directrices dans sa conclusion : « La psychanalyse doit s'organiser autour du Réel. A chaque fois que la psychanalyse oublie, efface sa dette à l'égard du Réel, c'est à dire sa dette à l'égard de l'énigme présentifiée de la psychose, elle vire vers n'être qu'une science de l'homme. » Plus loin «  le symbolique doit gagner sur le silence du réel ». Et il ajoute «  qu 'il n'y a pas de différence entre un individu qui devient hors de soi dans le déchainement de la violence pulsionnelle, liée à l'effacement de son lien d'altérité, et une foule qui s'en remet à un autre qui nie l'altérité collective ».

L’intérêt du livre de Alain Deniau, outre son caractère clinique, est donc aussi de nous permettre de reprendre la question, toujours vivante, de l'intrication du psychique et du politique pour tenter d'y trouver une place possible pour le travail psychanalytique.

  • 1.

    FREUD Sigmund (1921) : Psychologie des masses et analyse du moi » O.C. XVI, P.U.F. , Paris, 1991 P. 5.

  • 2.

    LACAN Jacques (1967) : Le séminaire «  La logique du fantasme ».

  • 3.

    PERRIER François : La chaussée d'Antin . Réedition Albin Michel 2008

Comments (1)

J'ai été particulièrement intéressée par le livre de C. Grangeard, étant moi-même psychologue dans un service de chirurgie de l'obésité. Ce livre est à la fois clair, accessible au plus grand nombre et en même temps sérieux, plein d'informations passionnantes et documentées et de cas cliniques très parlants. Il allie donc la théorie et la clinique de façon toujours vivante. Les ouvrages théoriques d'une psychanalyste sur l'obésité ne sont pas fréquents, celui-ci a le mérite de s'attaquer à une question passablement rebatue et pas toujours bien traitée tout en arrivant à lui donner de la hauteur et surtout des outils d'analyse utiles. Il est important qu'un tel livre soit lu car il peut contribuer à modifier le regard des gens sur l'obésité et en même temps je n'oserai pas dire qu'on "le dévore" mais presque.

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