Il y a des livres, comme celui-ci, dont la lecture est un véritable moment de bonheur. Non que le sujet en soit heureux car la naissance d’un enfant dont l’anormalité se dévoilera au fil des mois  ne peut réjouir personne. Ce qui crée ici le bonheur de lecture est non seulement la qualité de l’écriture mais la sensibilité, l’attention et l’intelligence humaine des auteurs qui sont en l’occurrence les parents de cette enfant « bizarre », comme les nommait dans L'enfant lumière, Michèle Faivre-Jussiaux. Prénommée Garance, nom d’une fleur mais aussi celui d’Arletty dans Les enfants du Paradis, prénom qui dit tous les espoirs, les attentes, de ces parents, cette petite fille, à sa naissance « très jolie, très séduisante », avec ses yeux « couleur myosotis » qui étonnent et suscitent l’admiration suscitera peu à peu l’inquiétude. Les parents de Garance écrivent ainsi la  « naissance de leur peine », leur découverte progressive de l’anormalité de leur fille, qui se distingue peu à peu des autres enfants par des petits puis plus importants retards qui deviennent de plus en plus évidents, ce qui va peu à peu les conduire vers le diagnostic d’une « sorte d’autisme » comme on finira par leur dire à mi-mot. Sans pathos et avec beaucoup de finesse, ils écrivent les difficultés, espoirs et déceptions de leur rencontre avec ces « spécialistes » dont on ne sait s’ils ne savent pas ou s’ils n’osent pas dire.

Mais ce qui touche et intéresse ici c’est ce que nous fait entendre leur attention, leur compréhension, leur amour, qui les emmènent à la découverte du monde de leur fille, le monde de cet enfant étrange, monde sensible, sensoriel qui, s’il les met souvent en difficulté, suscite en même temps chez eux étonnement, curiosité, voire à certains moments admiration. Car en fait Garance a sa façon toute personnelle et inattendue d’être en rapport au monde. Elle reconnaît les gens à leur odeur, leur parfum, elle les flaire, les sent, les touche aussi, le grain de la peau, la douceur ou la rudesse de leurs vêtements. Elle les écoute aussi. Leurs voix sont un élément de repère tout comme le monde de la musique est pour elle essentiel, apaisant.  Ecouter Haendel découvert à six ans et dont la musique devient appui, référence pour elle. Mais aussi Amalia Rodrigues, Cesaria Evora qu’elle écoute à répétition . Elle parle aux morts, aux animaux, aux objets, aux personnes inconnues et souvent dans la détresse faisant découvrir aux adultes qui l’entourent un autre regard sur leur monde.

Certes « elle ne restitue pas beaucoup des expériences , des leçons, des rencontres qu’elle vient de faire (…) Sa mémoire semble fonctionner de façon beaucoup plus émotionnelle. (..) L’évocation d’un lieu, d’un nom, engendre une kyrielle d’autres noms, d’autres évocations..(…) Le mot évoqué fait resurgir une scène, une émotion, forte parfois, et garance peut mimer les souvenirs resurgis, redessiner les espaces remémorés….Alors, elle surprend l’auditeur par l’acuité, l’accumulation de ses souvenirs. C’est aussi une façon très forte d’exister, de rappeler la persistance et la force de ces moments, de ce vécu, qui fait cette fois une part de l’identité et de l’originalité, en sa faveur, de Garance. »

Les parents de Garance ne sont certes pas les premiers à écrire sur leur enfant « autiste » mais on appréciera dans cet ouvrage, loin de tous les discours actuels sur le handicap, sur les protocoles et méthodes de rééducation, tout un enseignement sur le monde de ces enfants « bizarres » qui fait songer aux textes de Fernand Deligny1 de Ce gamin-là ou Du moindre geste ou bien à L'enfant lumière, Itinéraire psychanalytique d'un enfant bizarre de Michèle Faivre-Jussiaux. Textes qui soulignent que l’enfant « bizarre », souvent autiste ou psychotique, n’est pas seulement à rééduquer, à adapter aux normes de notre monde, mais que de lui, nous avons beaucoup à apprendre sur ce qu’est l’humain.

Françoise Petitot

Ecouter Haendel, Scarlett et Philippe Reliquet, 2011, Gallimard, coll. Connaissance de l’inconscient

Comme le rappelle une collègue dans sa critique, la lecture de ce livre procure, malgré son sujet, un réel bonheur de lecture. Dans ce récit plein de pudeur et de retenue et d’une grande qualité littéraire, point de théorie analytiques, point de référence explicite à la psychanalyse, et pourtant si « Ecouter Haendel » de Scarlett et Philippe Reliquet n’est pas à proprement parler un livre de psychanalyse, je pense que sa lecture risque de modifier quelque peu l’écoute des parents et des enfants autistes par les psychanalystes.

En relatant les symptômes et l’évolution de leur fille Garance mais aussi leur vécu de parents, S. et P. Reliquet nous livrent non seulement un témoignage mais réussissent grâce à la qualité littéraire de ce récit à nous faire partager une part de l’indicible de leur souffrance et de celle de Garance.

Vous me direz que ce ne sont pas les premiers à raconter cette expérience singulière (je pense au « Petit prince Cannibale » de Françoise Lefevre ou à « La Vie Ripolin » de Jean Vautrin) et vous pourriez vous demander ce qu’apporte de plus ce témoignage de plus : pourquoi faudrait-il lire ce livre ?

Je répondrais qu’il faut lire ce livre parce qu’il s’agit d’une authentique œuvre littéraire qui par sa qualité d’écriture permet de faire passer une émotion parfois très poignante comme quand ces parents décrivent dans un cours chapitre tout ce que Garance ne pourra jamais faire, constat terrible où l’on perçoit dans l’énoncé sec de ces impossibles toute la souffrance de ces parents.

Il faut lire ce livre pour comprendre ce qu’attendent les parents et Garance des autres : une attention, une générosité et une patience qui ne soient pas compassionnelles mais un réel engagement en tant que personne dans la relation. Ils nous apprennent que plus qu’une explication ou une interprétation des troubles de Garance, ils attendent que l’autre puisse partager du plaisir à être avec elle. Le geste d’un ami torero qui simplement allonge très calmement le bras pour l’empêcher de tomber a eu un effet plus apaisant que beaucoup de parole et cette attention silencieuse reste, visiblement, pour la famille un événement marquant. J’ai alors mieux compris les critiques des parents d’enfants autiste sur une attitude analytique qui resterait seulement neutre et bienveillante et qui ne témoignerait pas d’un vrai engagement personnel dans la relation.

Il faut lire ce livre parce qu’il nous donne une description très fine et sensible des troubles autistiques et ses retentissements sur la vie familiale. Cette description permet de mieux comprendre ces enfants

Il faut lire ce livre parce qu’il nous montre que tous les parents ne se laissent pas gagner par la pulsion de mort face à un enfant autiste et que les psychanalystes doivent aussi compter et prendre en compte l’amour, terme fort peu employé par les analystes, des parents pour leur enfant.

Il faut lire ce livre pour prendre la mesure du poids de nos paroles face à la souffrance des familles et éviter tant les encouragements porteurs d’illusion que les silences blessants.

Il faut lire ce livre pour ne plus penser que les parents sont la cause de l’autisme de leur enfant.

Il faut lire ce livre car il nous montre combien une attitude généreuse peut grandement influer sur le vécu tant de l’enfant autiste que de sa famille.

Il faut lire ce livre qui redonne à l’autiste derrière son étrangeté et sa fascination sa place d’être humain.

  • 1.

    Fernand Deligny Oeuvres, Editions L’arachnéen, 2007