Danièle Brun, psychanalyste, membre d'Espace analytique, est professeur émérite à l' Université Paris Diderot . Elle est l'auteur de plusieurs ouvrages importants : « L'enfant donné pour mort » (1989), « La maternité et le féminin » (1990), « La passion dans l'amitié » (2005), « Les enfants perturbateurs (2007).

Mères Majuscules est un ouvrage très réfléchi, écrit avec clarté, simplicité et empreint d'une certaine densité. Nous ne pouvons donc en donner ici que quelques aperçus .

Ce livre est né de la constatation que, au moment même où la pédiatrie obtient des guérisons nouvelles ou des survies prolongées, les angoisses des mères paraissent de plus en plus difficiles à apaiser ou à gérer. Cela plonge les soignants dans un désarroi certain . Face au risque de la mort de l'enfant « la mère ordinaire ne sait rien des aliénations qu'elle crée malgré elle et que la médecine est impuissante à empêcher, sauf qu'elle les subit. Elle ne sait pas non plus grand chose de sa transformation en Mère Majuscule ». D’ailleurs, pour D. Brun on retrouve aussi cette configuration de la Mère Majuscule dans d'autres situations, par exemple lorsque la fécondité est menacée.

Cette figure de la Mère Majuscule condense le double mouvement de haine et d'amour auquel aucune femme ne saurait résister devant le danger qui menace son enfant.

Ce terme de « Mères Majuscules » est utilisé par Freud dans une lettre à Stefan Zweig datée de Juin 1932. Il renvoie à une allégorie qui se trouve dans le « Second Faust » de Goethe1. S'appuyant sur celle-ci Freud explique à son correspondant comment Breuer, dépassé par ses propres angoisses dans le cas Anna O, est passé à côté des mystères de la sexualité féminine. Freud qui vient de vivre le décès de sa mère « entrevoit la complexité de la sexualité féminine qu'il avait jusque-là principalement décrite en miroir de la sexualité masculine ». Son esprit se libère alors de certaines entraves « plus précisément de la crainte d'une coalescence entre l'image de la mère réelle, et celle plus contrastée, que depuis longtemps ses patientes tentaient en vain de lui faire partager. »

Pour Danièle Brun, dans la notion de Mères Majuscules, il ne s'agit pas d'une figuration de la Mère en majesté avec son enfant telle qu'on peut la trouver dans la peinture de la Renaissance, mais bien plutôt d'une réflexion sur ce que le parent transmet d'une figure maternelle. Représentation contrastée où se lit la nostalgie d'un autre enfant auquel le sien ne correspond pas ou plus mais qui habite cette nostalgie d'une manière telle que le regard de la mère sur son enfant réel en est altéré.

Danièle Brun s'empare donc de cette métaphore pour approfondir sa réflexion sur la dimension fantasmatique de la parentalité sur son versant féminin. Que transmet-on plus tard en tant que parent et en tant que femme, de cette figure d 'une mère à la fois aussi présente mais aussi insaisissable ?Quelle empreinte cette figure a-t-elle laissée ? On y pense, on l'oublie et on en retrouve la trace dans ses relations avec ses propres enfants ou même, écrit Danièle Brun, dans une absence d'enfant.

«  L'énigme du corps de la mère, de ses transformations du fait d'une nouvelle grossesse, de la représentation fantasmée de son architecture intérieure, étaye le vécu des insuffisances que son bébé-fille lui impute. Les garçons lui font également des reproches dont la portée est différente. Tout cela, qui se situe entre rêves, rêverie et réalité, contribue à construire pour chaque enfant la représentation de la maternité et de ses destins. La place qu'y occupe l'enfant mort ou à mourir est importante pour la fille comme pour le garçon non pas tant, comme on le pense si souvent, parce que le vœu de voir disparaître l'intrus qu'est le nouvel arrivant, s'y réalise, mais surtout parce que la mère, en deuil de son bébé, parait, aux yeux de celui ou de celle qui reste, errer dans un intérieur sans repère. C'est pour l'enfant une déroute, une désorientation contagieuse. »

La question centrale de l'ouvrage est ainsi posée : la mère sollicitée par la médecine au niveau de son corps, à travers son enfant ou pour son enfant, parlera ou se laissera parler au niveau de l'enfant qu'elle fut. «  Ce qui implique la résurgence d'une fantasmatique sur l'espace intérieur maternel. » Ce dévoilement d'un espace intérieur conflictuel pris entre l'attachement et la haine, soit la division en soi « entre une partie morte ou mortifiée , et une partie menacée mais vivante, désirante » correspond sans doute à ce que J. Lacan a nommé « le ravage ».

«  La mère, les Mères, celles qui deviennent majuscules à cause de leur maternité blessée, voient leur enfant comme une « forme vacillante ». Elles le regardent avec les yeux troubles et troublés... De sorte, comme le dit Méphistophélès à Faust au moment où il lui remet la clé du royaume des Mères, « elles ne voient pas, car elles ne voient que des schèmes ».

Cette compréhension permet à D. Brun d'envisager des voies dans l'analyse pour que l'enfant réel « qui sert trop souvent de prête nom à l'enfant fantasmé  puisse être reconnu dans ses formes antérieures ».

Cette réflexion sur la mélancolie maternelle s'articule en quatre parties centrées successivement sur la perte d'un enfant, sur l'impact sur le sujet et son entourage des maladies somatiques graves, sur le poids des mots comme entame narcissique possible, et enfin sur la maternité et la manière dont elle noue les trois registres du Réel, de l'Imaginaire et du Symbolique .

Ce n'est pas simplement la question du « bébé dans la tête », déjà largement explorée par d 'autres, que l'auteur questionne mais celle des effets aprés-coup que l'enfant Réel peut avoir sur l'enfant Imaginaire de la mère dont celle-ci espérait et attendait tant. Ce qui aboutit au fait que la mère est décontenancée par l'enfant Réel. Dans une problématique analogue, l'enfant peut lui aussi être prisonnier de l'enfant narcissique de la mère, et lui même entamé narcissiquement par la déception de la mère.

Les implications cliniques de cette réflexion sont nombreuses. Elles concernent l'analyse des effets de l'histoire infantile de la mère sur sa vision tant de l'enfant que de ce qui lui advient, mais elle intervient aussi pour comprendre la manière dont l'enfant lui-même est acteur des remaniements possibles de cet infantile maternel .

«  La femme, par sa conformation et la disposition qui la font s'ouvrir du dedans d'elle-même pour enfanter, paraît être autrement réceptive que l'homme à ce que Nicolas Abraham a appelé le sens de l'Enfant. Son aptitude à devenir Mère majuscule et à laisser, malgré la pression du refoulement, ce travail de dédoublement s'effectuer en elle en témoigne. De même son aptitude à se reprendre et à émerger du chaos témoigne t-elle du vivant de sa pensée. »

« C'est ainsi que la femme lutte à sa manière , fut-elle empreinte de mélancolie, contre tout ce qui fait obstacle à son projet d’enfant » . Mais peinant parfois à se faire entendre « elle se divise , comme autrefois dans son existence avec sa mère, en une partie vivante, désirante et une partie affligée par la perspective de la perte de l'objet de son désir. ». Devenant Mère Majuscule, plus tard, au risque de fétichiser son enfant, « elle réalise un compromis entre ces deux parties d’elle-même dont aucune n'est abandonnée ».

Ce livre témoigne d'une qualité de réflexion évidente et précieuse. Il mérite d'être lu d'autant plus attentivement que la fluidité de son style peut entraîner le lecteur et que le thème des interactions fantasmatiques mère -enfants peut lui sembler déjà connu. Or cet ouvrage nous paraît ouvrir un positionnement spécifique sur la prise en compte du corps dans le travail psychanalytique sur lequel il faut prendre le temps de s'arrêter.


Frédéric ROUSSEAU

fredericrousseau@wanadoo.fr

  • 1.

    « Vous voici donc à nouveau, formes vacillantes,

    qui apparûtes naguère à mes regards encore troubles.

    Tenterai-je cette fois de vous saisir et fixer ?

    ….....

    Et voici qu'une nostalgie depuis longtemps déprise

    Me ramène vers ce discret et graves royaume des Esprits »