C'est à quel sujet ? est le titre que Guy Le Gaufey (désormais GLG) a choisi pour son dernier livre, le sixième aux Editions de l’Ecole lacanienne de psychanalyse (Epel, 2009) à Paris. Celui-ci s’inscrit dans le droit fil des études que produit « l’enquêteur » lacanien qu’est GLG, depuis 1991, pour questionner comment Jacques Lacan s’y est pris pour construire un nouveau paradigme pour la psychanalyse, soit son ternaire RSI, les éléments fondamentaux de sa construction théorique tels que l’Autre, le phallus, le signifiant, l’objet a, le « pas-tout », …etc., et, aujourd’hui : le sujet. Quel sujet ? Tous les sujets, mais principalement ceux qui ont jalonné l’histoire occidentale : sujet aristotélicien, théorie averroïste des deux sujets (en s’appuyant sur la lecture d’Alain De Libera), le sujet lié à la fonction énonciative de Michel Foucault, le sujet consécutif à la fonction phallique chez Lacan, puis le sujet barré lacanien.

175 pages en neuf chapitres non numérotés, « La fabrique du sujet », « Du jeu des voix », « L’émergence du nouveau sujet », « Le « signifiant comme tel » », Le sujet clivé averroïste », « La fonction énonciative », « La fonction phallique », « Exister », « Le sujet qui se barre », un avant-propos et un index général, « suffisent » à GLG pour cerner et serrer ce sujet protéiforme, non sans « chocs successifs » qu’il ne peut nous épargner. « J’espère néanmoins que ces chocs successifs parviendront à ébranler la cohérence trop impressionnante de la formule lacanienne du sujet dit barré » (p.11), car ce qui est ici visé, bien entendu, c’est de nous faire mieux comprendre, in fine, comment Lacan construit son sujet et à partir de quoi, de quels sujets.

L'émergence du nouveau sujet se réalise au moment, dit GLG, des « élaborations de Lacan entre ce mois de mai 1959 et les premières séances du séminaire Le transfert dans sa disparité subjective, sa prétendue situation, ses excursions techniques, en novembre 1961. Un virage s'opère en effet dans cet assez bref laps de temps […] » (p.45)

Paradoxalement « Lacan est en effet allé aussi loin qu’il le pouvait dans une approche du terme « sujet », mais celui de « signifiant » reste bien opaque. » (p.63) Le « signifiant comme tel », il le trouvera au musée de Saint-Germain et c’est l’épisode des coches sur l’os de renne, coches dont « La contiguïté des traits les constitue en série, permettant de les différencier, non à partir du délinéé singulier de leur tracé, mais sur la mêmeté de leur équivalence formelle. » (p.66)

Il y aura eu comme un précédent, au XIIIème siècle, au sujet divisé de Lacan, c’est le sujet clivé averroïste : « Averroès, lui, n’hésite pas - ce qu’avaient fait Aristote et d’une manière plus contemporaine, Thomas d’Aquin, le contradicteur d’Averroès, développe finement GLG -, dès qu’il pose l’analogie sensation/intellection, à concevoir pour la sensation elle-même deux sujets : le premier, présent au niveau du corps, passivement informé par les organes des sens puis transformant activement cette perception en perception vraie ; l’autre, situé dans l’âme, qui reçoit passivement cette perception vraie pour l’intégrer activement dans l’acte accompli et ainsi unifié de la sensation, […] » (p.80) Celui-là, le premier, c’est l’ « intellect agent », quant à celui-ci, on l’appelle l’ « intellect possible » (p.81).

Mais c’est surtout avec Michel Foucault, le contemporain de Lacan en structuralisme, l’introducteur de la notion de discours, que l’on rencontre les mêmes préoccupations : la recherche du sujet, d’un sujet pisté selon deux voies qui font appel, l’une comme l’autre, à la notion frégéenne de fonction : « fonction énonciative » pour Foucault ; « fonction phallique » pour Lacan. « L’une et l’autre, avait prévenu d’emblée GLG, seront néanmoins mises à l’étude, dans la mesure où elles mettent chacune en scène un sujet qui se présente, lui aussi, dans un défaut foncier de réflexivité. Argument d’une fonction, chacun de ces sujets se trouve dessaisi des deux propriétés qui, classiquement, font la paire : réflexivité et conscience. » (p.11)

…Et tous, cependant, de se retrouver à la recherche d’un sujet acéphale « Qu’en deçà de toute réflexivité et identité, il y ait à postuler un sujet acéphale et comme détaché de l’humain, voilà bien néanmoins ce dont Foucauld et les averroïstes, toutes différences gardées, peuvent nous convaincre, en donnant sans même y penser quelques-unes de ses raisons à Lacan. » (p.121-122)

C’est le phallus, d’existence déjà freudienne, que prendra, pour sa part, Lacan. Ce sera possible à partir du moment où, dans son avancée théorique, ledit phallus se mue en fonction phallique. « Si donc le phallus, n’est rien d’autre qu’une référence universelle pour tout être parlant, cela implique que quels que soient les éléments produits au long d’une quelconque chaîne symbolique, et pour peu qu’elle soit proférée, ce phallus constituera la référence commune de toutes les occurrences ainsi produites en tant que concaténées. » (p.138), rappelle rigoureusement GLG.

D’où, tranche l’auteur… « On aboutit ainsi à l’imparable conclusion : pas de sujet sans référence phallique. Les objets (a) qui donneront consistance à ce sujet tout au long de ses trébuchements symboliques, là où sa production signifiante pourrait rester en suspens, seront prélevés sur ce vaste champ - ou cette parfaite monotonie - du phallus-qui-vaut-pour-tous-les-êtres-parlants-en-tant-qu’ils-sont-voués-à-le-perdre. » (p.139)

« Exister », pour « un sujet conçu comme intervalle », telle devient ainsi la question (p.141). Et GLG de se mettre alors à parler en première personne. « Sujet, je ne le serai qu’à donner le branle à ce qui n’a pas la capacité de se mouvoir, en faisant passer à l’actualité d’une parole les potentialités de la langue qui me baigne de ses effluves. » (p.146) Puis : « On a ici affaire aux deux faces du signifiant. L’une, la plus connue, a été lancée par Saussure sous ce nom (mais d’abord sous celui d’ « image acoustique »), et se trouve soudée à un signifié (d’abord appelé « concept ») pour introduire l’unité « signe ». L’autre n’est due, en toute clarté, qu’à Lacan, et lie un sujet à toute articulation, toute mise en rapport d’un signifiant avec un autre signifiant, quasi indépendamment du sens […]. » (p.146)

Puis : « […] qui dit « sujet » implique ainsi, sans avoir besoin de la préciser, une existence. » (p.147) Et : « On aboutit ainsi à cet apparent paradoxe d’une entité tout à la fois vide et singulière. » (p.152)

En somme, à suivre au plus près l’auteur, nous en arrivons à ce que : « Ce sujet n’est que la pliure signifiante pétrie dans l’actualité d’un corps de chair et de langue qu’il amène, du fait de la pure puissance qui est la sienne en tant que sujet, vers l’accomplissement de ses potentialités. Il n’« est » rien que cette potentialité. Que demandez de plus ? C’est aussi fou, qu’en on s’en approche, que le sujet leibnizien, mais vu de loin, ça joue comme un formidable appel d’air. » (p.153)

Ainsi, semble se résoudre l’auteur : « Il faut donc se contenter d’accoler cette entité de sujet du signifiant à la monotone qualité d’ « exister », désormais entendue non comme un don divin, mais comme pur accrochage au champ de l’Autre en tant que trésor des signifiants, du fait de la mise en jeu d’une parole qui, de façon aussi rudimentaire qu’on voudra, met en branle la charpente du langage dans lequel l’humain se trouve pris dès ses premiers pas. » (p.154)

Dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, séminaire de 1964 que cite GLG, page 154 de son ouvrage, Lacan l’énonce précisément comme tel : « Le sujet, c’est ce surgissement qui, juste avant, comme sujet, n’était rien, mais qui, à peine apparu, se fige en signifiant. » (p.181 de l’édition du Seuil).

Cependant, GLG précisera, in fine, que « […] Lacan entend montrer que ce qui se présente dans le sujet comme alternance activité/passivité gagne à être conçu comme un mouvement qui change la posture de l’Autre - ici entendu comme partenaire dans l’échange corporel où se produit un plaisir pulsionnel différent de toute satisfaction d’un besoin -, à savoir que cet Autre est produit comme sujet. » (p.157)

L’accent sera désormais mis, dans la fin de l’ouvrage, sur le pulsionnel et le…réflexif, le « se faire » promu par Lacan et décliné sous ses différentes formes. « […] le sujet produit l’Autre comme sujet sans pour autant se départir lui-même de cette qualité […] » (p.158). Car la pulsion, même, et surtout sous son mode passif, n’est pas inactive ! Bien au contraire, même si c’est ce que l’on croit trop souvent. Et « […] le corps pulsionnel confère au sujet représenté par un signifiant pour un autre signifiant un statut d’agent […] » (p.160). Soit une… « Pure existence[…] » (p.160) ! Et l’auteur d’ajouter « […] introduire le sujet c’est dès lors introduire l’ordre de la cause […] » (p.160)

Il va être temps de conclure que « L’un et l’autre, sujet barré et objet (a), conviennent à cette irruption de la cause puisque l’un et l’autre se trouvent exclus par principe de toute dimension phénoménale, ce qui suffit à ouvrir la dimension de la cause. » (p.160) Il s’agit bien alors de conclure à « Une existence sans essence », voilà de quoi il s’agit en son fond et que « […] le sujet barré inventé par Lacan fonctionne comme une formidable pompe à vide, un instaurateur d’existence de par la contingence qu’il insuffle dans les liaisons signifiantes et pulsionnelles. » (p.161)

On lira, enfin, avec bonheur, le dernier chapitre intitulé « Le sujet qui se barre », où GLG reprend la parole en première personne et pour quelques pages, en « pur parlant » (Lacan), et s’expose comme sujet qui, énonce-t-il : « […] à s’offrir ainsi dépouillé de toute qualité autre que l’existence, vient susciter en moi - oui, en moi – la conviction que j’en suis un autre. » (p.161)

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