Il est des ouvrages dont le lecteur pressent le rôle à venir dans l’histoire des concepts psychanalytiques : tel est le cas du dernier livre de René Kaës, qui comptera parmi les avancées de la psychanalyse contemporaine. Après la parution aux éditions Dunod de La parole et le lien (1994), sur les processus associatifs et le travail psychique dans le groupe, de La polyphonie du rêve (2002), sur l’espace onirique commun et partagé, et de Le singulier pluriel (2007), sur la formation du sujet dans sa singularité à travers la pluralité des liens, René Kaës poursuit son exploration de l’articulation entre les espaces psychiques individuels et les espaces intersubjectifs, cette fois sous l’angle du concept d’«alliances inconscientes » : l’hypothèse centrale de l’auteur consiste à les placer au fondement du lien intersubjectif et à supposer qu’elles constituent de ce fait une des bases de la formation de l’inconscient de chaque sujet.

Ces alliances, présentes dans tous les couples, dans toutes les familles et dans toutes les institutions, se trouvent aussi dans l’espace intrapsychique de chaque sujet, ce que René Kaës désigne comme « alliances inconscientes internes ». L’alliance inconsciente correspond à un accord inconscient selon lequel il est nécessaire, pour maintenir le lien, de refouler, de dénier, de rejeter ou d’effacer certaines choses ou pensées. L’auteur spécifie ce concept d’alliance inconsciente comme formation intermédiaire, à la jointure de l’espace intrapsychique et de l’espace commun et partagé, soit une formation intersubjective au fondement de tous les liens intersubjectifs et transsubjectifs. Il décrit dans son livre les processus selon lesquels les alliances internes et les alliances dans le lien se nouent, de telle sorte que certains de leurs contenus et certains de leurs objets, certains de leurs buts et certains de leurs enjeux deviennent et demeurent inconscients aux sujets liés dans cette alliance, dont ils tirent un bénéfice. L’auteur affirme avec force qu’il est impossible de traiter séparément ces alliances inconscientes internes et les alliances inconscientes dans le lien et qu’il s’agit de les comprendre dans leurs articulations et leur réciprocité : de là émerge une nouvelle métapsychologie du sujet dans l’intersubjectivité.

C’est à cette tâche que s’attelle René Kaës depuis de nombreuses années et ce dernier ouvrage lui permet de relancer son étude des alliances inconscientes, dont il a déjà exposé partiellement les processus, en proposant cette fois une vue d’ensemble de ces formations de l’inconscient, à portée plus générale. Dans la mesure où elles se trouvent au fondement de tous les liens intersubjectifs et transsubjectifs, intriquées aussi dans les liens sociaux, politiques et religieux, il lui est apparu indispensable d’inventer une métapsychologie appropriée à rendre compte de leurs topiques, de leurs économies et de la dynamique psychique de chacun de ces espaces. C’est donc à l’appui de l’œuvre de Freud, qui n’a pas développé une théorie des alliances inconscientes, que l’auteur montre comment le sujet de l’inconscient se construit dans les alliances inconscientes, à double face : certaines ont une fonction structurante pour la vie psychique, d’autres sont essentiellement défensives, voire parfois aliénantes, destructrices et pathogènes.

L’ouvrage est construit à partir de la recension de quatre types principaux d’alliances inconscientes, distinguées selon les processus générateurs d’inconscient qu’elles mettent en œuvre, refoulement, déni ou rejet :

Les alliances structurantes primaires, au principe de tous les liens, qui fondent la vie psychique dans l’intersubjectivité, par exemple les alliances d’accordage primaire ou les contrats narcissiques (P. Aulagnier), et les alliances structurantes secondaires, qui sont aussi nécessaires à la structuration de la psyché : parmi ces dernières, René Kaës place le pacte des Frères, l’alliance symbolique avec le Père, le contrat de renoncement à la réalisation directe des buts pulsionnels destructeurs, fondé sur la triple interdiction de l’inceste, du cannibalisme et du meurtre.

Il série ensuite les alliances inconscientes métadéfensives, fondées soit sur le refoulement, soit sur le déni, le rejet, le désaveu ou le clivage, tels les pactes de déni en commun ou les pactes pervers. Ces alliances défensives et leurs dérives pathogènes dessinent différentes figures et modalités du négatif, explorées par l’auteur, qui déploie en particulier son concept de pacte dénégatif, avancé dès 1985. Enfin il décrit des alliances avec une dynamique et une économie fondée sur l’action offensive, qu’il nomme alliances offensives, repérables aussi bien dans le gang, la bande, la secte ou le commando, que dans des alliances psychopathiques. Il s’agit donc d’une coalition organisée en vue d’une attaque, afin d’exercer sur l’autre une emprise ou de le détruire.

Telle est l’armature d’une pensée à la fois très rigoureuse et souple dans ses articulations. Plus René Kaës avance dans son œuvre, plus son écriture apparaît fluide, aérée, illustrée par de nombreux exemples, empruntés à la clinique, à la littérature ou au cinéma, pour le plus grand plaisir du lecteur convié dans ces chemins de traverse. L’auteur reprend aussi parfois des séquences cliniques déjà commentées au fil de son œuvre, en proposant des éclairages nouveaux, qui suscitent l’intérêt du lecteur appréciant ces angles de vue successifs et différenciés.

La dernière partie de l’ouvrage apporte une contribution originale à la question de la technique psychanalytique. Les alliances inconscientes n’affectent en effet pas seulement les couples, les familles, les groupes et les institutions mais elles agissent aussi dans l’espace de la cure psychanalytique ou dans toute autre situation thérapeutique : le travail de l’analyse consite alors à dénouer les alliances, notamment les alliances défensives et pathogènes, qui ont pu s’instaurer dans les nouages des transferts et du contre-transfert. René Kaës précise qu’il s’agit essentiellement de dénouer les alliances défensives et pathogènes car il serait désastreux de vouloir dénoncer une alliance de base, comme l’illusion groupale. L’auteur développe par ailleurs l’analyse de deux pactes dénégatifs dans la fondation même de la psychanalyse, soit l’alliance de Freud et de Fliess dans la cure d’Emma et les points aveugles pour Freud de l’analyse de Dora. Il porte ensuite son attention sur les achoppements de l’alliance psychanalytique dans la cure, en particulier sur la formation de pactes dénégatifs ou de dénis au sein même de la situation psychanalytique, soit dans la cure, soit dans les dispositifs de contrôle ou de supervision.

Ce concept d’« alliances inconscientes », exploré par R. Kaës depuis les débuts de son œuvre, est d’ores et déjà un outil conceptuel dont les analystes et les cliniciens, à l’épreuve de la pratique, individuelle, groupale ou institutionnelle, ont pu mesurer l’extrême fécondité : ce dernier ouvrage montre comment il se trouve au fondement d’une théorie psychanalytique de l’intersubjectivité. Cette théorisation permet ainsi de comprendre et de pouvoir transformer ce qui, du fait de ces alliances inconscientes, nous construit et peut aussi nous aliéner.

Anne BRUN

Maître de conférences

Université Lumière Lyon 2

Cet article a été publié initialement sur le site Carnet-psy