La filiation en question
Suzanne Ginestet-Delbreil est psychanalyste, membre actif de la Société de psychanalyse freudienne (SPF). Elle a publié : L'Appel du transfert, InterEditions, 1987 ; La Terreur de penser, Plancoët, 1997 ; Du désaveu à l'errance, un préalable à la perversion et à d'autres phénomènes, Plancoët, 2003 ; Narcissisme et transfert, CampagnePremière /, 2004. Couverture : encre jaune, DR

La référence à Dieu, au Roi, aux Pères de la Nation,
ne permet plus de fonder la paternité. Le siècle des
Lumières, la Révolution française, la Grande Guerre
avec ses morts et ses mutilés ont contribué à
déstabiliser la fonction paternelle. Freud, anticipant
ce phénomène, construit le mythe du père de la horde
primitive, et Lacan, avec le Nom-du-père, tente une
autre approche mais maintient le discours analytique
dans une dimension phallocentrique. Cette
organisation est aujourd'hui mise en question. Mais
les revendications féministes, justifiées et nécessaires,
tendent à conduire à une guerre des sexes où
l'insatisfaction domine. Qu'est-ce qu'un père si l'on
rejette l'image traditionnelle ? Qu'est-ce qu'une mère,
au-delà de la fonction nourricière ? Pourquoi est-ce
actuellement si difficile de se reconnaître comme
enfant d'un homme et d'une femme, et pourquoi,
faute de s'y reconnaître, est-on condamné à l'errance ?
Telles sont les questions essentielles que la
psychanalyste Suzanne Ginestet-Delbreil, en
s'appuyant sur un travail théorique rigoureux et une
riche expérience clinique, aborde dans ce livre.
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Suzanne Ginestet-Delbreil, Paternité et maternité. La filiation en question, Campagne-Première, 2009, 167 p.

De certains instruments de musique, on dit qu’ils sonnent juste, c’est-à-dire qu’il y a un accord entre ce que son facteur a souhaité fabriquer et le son rendu par l’instrument, ce qui permet ensuite à celui qui écoute d’entendre la musique telle que l’ont voulue le compositeur et l’interprète, mais aussi au-delà, car le mélomane se crée toujours sa propre musique. Nous pouvons dire que le dernier ouvrage de Suzanne Ginestet-Delbreil, au sujet des perspectives contemporaines de la paternité et de la maternité répond à ce critère.

Pour que la main du facteur d’instruments fasse les bons gestes, il est certain que celle-ci doit être en accord avec son image du corps, avec ce qui l’a fondé, avec sa propre histoire donc. Ainsi, Suzanne Ginestet-Delbreil part de la façon dont elle-même a été inscrite dans la filiation, avant d’évoquer les débuts de sa pratique analytique, notamment avec des enfants, son inscription à l’École freudienne de Paris, avec ce que cela pouvait supposer d’être prête à faire sien le discours ambiant : “il « faut » du père, il faut permettre à l’enfant de sortir du désir, toujours pathogène, de la mère“ (p.11), mais aussi sa confrontation, très tôt, avec la dimension dogmatique de ce discours. Remarquons d’ailleurs qu’en ces temps glorieux d’un lacanisme triomphant – en partie aux dépens de l’enseignement de Lacan -, ce sont souvent les praticiens de la psychanalyse avec les enfants qui ont questionné le dogme, celui auquel Suzanne Ginestet-Delbreil ne s’est jamais pliée. Cela lui permet ainsi, dans Paternité et maternité, d’énoncer, sans polémique inutile, un certain nombre d’hypothèses majeures et de propositions essentielles quant aux changements actuels radicaux que nous traversons, et que ne peuvent sans doute pas formuler ceux qui se tiennent d’une théorie figée.

“L’organisation patriarcale avait défini ces attributs : au père, l’autorité, la loi, la socialisation ; à la mère, l’amour, les soins, le familial“ (p.14), rappelle l’auteur en soulignant que la vulgarisation du discours psychanalytique n’est pas sans apporter son soutien à cette conception : “lacanien, le concept de « Nom-du-Père », à connotation religieuse, porteur de la Loi, n’a été interprété que dans un renforcement de l’autorité paternelle. Winicottien, la mère est centrale et « la suffisamment bonne mère » renforce les soins au quotidien aux dépens du symbolique“ (p.12). Suzanne Ginestet-Débreil remarque qu’aujourd’hui, “parallèlement à l’affaiblissement de cette organisation patriarcale et à la montée du féminisme, les attributs du maternel sont restés plus ou moins stables, mais on ne sait plus ce que veut dire le mot « père », et le lien de filiation entre un homme et un enfant reste flottant. On parle de carence paternelle“ (p.14). C’est le premier axe de réflexion de la psychanalyste. Elle souligne que cette carence n’est pas celle du père quotidien, mais celle du père originaire. “Une constellation d’insignes valorisés soutenant l’Idéal du Moi ne fait plus Ombre pour soutenir la paternité“ (p.22). Plus précisément, cette défaillance s’inscrit dans l’Histoire, au moment de la Grande guerre, la guerre de 1914-1918, dont le souvenir est souvent recouvert par celui de la Shoah, alors qu’elle est fondatrice. Avant la guerre de 14-18, il y eut nombre de conflits sanglants, mais aucun n’a atteint aussi profondément les familles. Les images de mort, de gueules cassées sont autant de taches sur l’image du corps de l’Idéal du Moi. Et les revendications féministes qui en sont en partie issues “ont obligé les hommes à changer leur regard sur les femmes : d’objet de désir, d’amour ou de conquêtes, les voilà qui se posent en sujet de désir. Mais quel désir ? D’où s’originerait-il chez elle qui n’ont pas le phallus, l’organe flamboyant du désir masculin ? Ce désir interroge les hommes“ (p.39), eux qui ont peur de l’attirance de l’enfant pour sa mère. Dans le chapitre intitulé critique de la métaphore paternelle, Suzanne Ginestet-Delbreil, à propos du Nom-du-Père, souligne que “ce nom est l’effet du désir de la mère et fait passer le géniteur à la fonction de père“ (p.54, souligné dans le texte), remarque essentielle qui met à mal la prégnance de l’organisation phallocentrique que l’on retrouve dans les travaux psychanalytiques, y compris chez Lacan. “Il faut certes en finir avec les attributs associés à la figure du père par l’organisation phallocentrique de la société, mais on ne peut pas en finir avec le concept de père (…). C’est ce que dit la métaphore paternelle : elle se rejoue(…) à chaque naissance : par cette substitution, une femme fait passer d’une nomenclature où le mot reste collé à la chose, à l’ordre de la langue. C’est pourquoi la langue est maternelle“ (p.59). Comme on le voit, c’est le discours d’une psychanalyste qui ne met pas à bas un dogme, ce qui ne fait en général que le renforcer de façon défensive, mais affine la réflexion théorique.

D’une certaine façon, elle permet que celle-ci puisse être aussi une langue maternelle. À partir notamment de cas cliniques très clairement présentés, Suzanne Ginestet-Delbreil interroge la construction actuelle des identifications des enfants, souvent fétichisés, protégés de tout trauma, dont on oublie que, quel que soit le mode de leur conception, ils sont issus de la rencontre d’un homme et d’une femme. L’absence de symbolisation du désir de la mère dans la métaphore paternelle fait que la mère n’est plus que maternante et le père approvisionneur. L’enfant devient objet d’un maternage généralisé, une mère aliénée dans la maternité se replie sur l’enfant.

Le texte de paternité et maternité traite ensuite d’une question essentielle à propos des femmes. Pourquoi chez Lacan, les femmes ont-elles un rapport privilégié à l’Autre ? interroge Suzanne Ginestet-Delbreil, avant de décrire l’approche féministe, dans laquelle elle souligne une “néantisation de la langue où les mots d’homme, de femme, de père, de mère, d’enfant ont perdu leur sens et se définissent par leurs attributs contingents, ce qui est le propre du langage totalitaire“ (p.154). Elle poursuit avec l’approche psychanalytique où les hommes ont un rapport simple au corps, tandis que les femmes y éprouvent des difficultés, et termine avec la notion de couple. Elle souligne par exemple que l’allaitement donne l’illusion d’un rapport plein – et on pourrait ajouter que cela est sans doute lié aux préconisations virulentes actuelles pour celui-ci -, que la conception d’un enfant a toujours à voir avec le Saint Esprit, lorsque l’attente consciente laisse la place au désir inconscient, et elle distingue l’orgasme de la jouissance, car la jouissance implique la disparition fugitive du sujet, l’illusion de connaître l’autre.

Ces notes rapides à propos de Paternité et maternité tentent de mettre en évidence quelques lignes importantes de cet ouvrage, mais ce récent livre de Suzanne Ginestet-Delbreil fait partie des textes qu’il est aujourd’hui essentiel de lire dans la mesure où à la fois il ne ménage pas ce qui nous fait psychanalyste, et en même temps il est en prise avec l’actualité la plus profonde des mutations de notre civilisation.

C’est ainsi que, dans un certain nombre de comportements actuels, comme celui de la recherche des géniteurs biologiques, ou les rêves plus lointains de clonage ou d’utérus artificiel, Suzanne Ginestet-Delbreil dénonce un fantasme fou auquel tend tout un pan de l’idéologie actuelle, où la vérité serait établie, sans jamais nécessité de se poser les questions : « qui suis-je ? », « où vais-je ? ». Dès lors, l’humanité de l’Homme, “qui ne tient qu’à ce fragile établissement langagier de la filiation disparaîtra“ (p.167). Gageons que tant qu’il y aura des psychanalystes de la trempe de Suzanne Gineste-Delbreil, nous saurons nous préserver de cette folie. Patrick Avrane

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Compte rendu de l’essai de :
Suzanne Ginestet-Delbreil
Paternité et maternité. La filiation en question.
Paris, Éditions CampagnePremière, 2009

Par :
Louise Tassé,
Montréal,
Anthropologue et membre fondatrice de T.A.M.B.O.U.R.

Tout en relativisant avec une magistrale pertinence la prégnance des restes de l’organisation patriarcale qui alimentent encore l’éthique politique du monde postmoderne (lequel persiste à placer les femmes du côté de la nature et les hommes du côté de la culture), la psychanalyste Suzanne Ginestet-Delbreil pose, approfondit et rend intelligible ici pour le commun des mortels les questions fondamentales qui spécifient la symbolique du dire du lien social dans la famille de l’être humain et qu’ont élaboré Freud et Lacan. Le premier dans une perspective historique et le second dans une perspective linguistique, nous rappelle-t-elle. L’analyse de la question de la filiation effectuée par Ginestet-Delbreil s’avère une ouverture non seulement vers une nouvelle compréhension de la condition subjective des femmes et des hommes mais aussi une clarification des répercussions anthropologiques des idéologies se rapportant à notre système de parenté. Pour elle, il est désormais dépassé le temps où l’organisation patriarcale de la société restreignait le pôle féminin à un rôle purement maternel, où les femmes s’épuisaient à chercher une identité impossible, et n’offrait aux pères qu’un idéal masculin de supériorité tout aussi impossible à réaliser.

À partir de la conceptualisation de la question du père chez Freud et Lacan, c’est-à-dire de ce qu’ils ont pointé comme étant l’efficace de l’Idéal du Moi dans la structuration du sujet, Suzanne Ginestet-Delbreil interroge ce qu’il en est aujourd’hui de la place subjective de la femme (au sens justement de la femme comme sujet en posant la question « qu’est-ce qu’une mère ? ») au regard du dispositif logique de la filiation et de ses résonnances dans les différentes formes que prend aujourd’hui la parentalité ainsi que les pratiques culturelles de la transmission qui s’ensuivent. Elle met, ce faisant, l’accent sur l’importance que prend la nomination identitaire, et par voie de conséquence, de l’efficace du nom accolé au mot père dans le dire de la mère dans la filiation en rappelant les avancées de la linguistique saussurienne où ont puisé Freud et Lacan pour conceptualiser la question du père. Freud y a oublié d’envisager la place subjective de la femme et a souvent considéré, dans ses écrits cliniques, le père comme le père de famille convoqué en lieu et place du père originaire. Quant à Lacan, tout en annonçant un déclin de l’imago paternelle, il avancera le concept de « nom du père » transmis par la mère (via la métaphore paternelle) et le Père restera pour lui porteur de la Loi auquel la mère doit se soumettre.

Pour appréhender les questions de société implicitement induites par les réaménagements de la parentalité dans ce qu’on peut encore désigner comme étant une famille aujourd’hui, elle considère d’abord la dimension épistémologique ainsi que les répercussions socioculturelles, et donc éthiques, des modifications apportées par la psychanalyse lacanienne dans le dispositif logique de la première proposition de la métaphore paternelle. Dans la première formulation de la métaphore paternelle, la mère est considérée comme parlêtre (divisée par son entrée dans le langage) et l’Autre de la formule — la Mère primordiale — se trouve barrée d’une toute-puissance par le phallus. Dans la deuxième formulation de cette métaphore, l’Autre est désormais conçu comme le trésor des signifiants dont l’interprétation fait du désir de nomination signifiante de la mère le désir sexuel que celle-ci éprouve pour le père. Ce qui non seulement renforce l’autorité paternelle dans une logique phallocentrique mais, ce qui a pour effet d’évacuer l’importance du Nom (le Phallus) dans la formule le Nom-du-Père. Dans le processus de nomination, on constate alors l’effacement de l’importance cruciale du dire de la mère dans la relation père-enfant de même que la réduction de la place structurale (transcendantale) de celle-ci, laquelle sera vouée à un rôle de maternage auquel le père sera également convié, ainsi que tous les tenant-lieu de mères et de pères dans la diversité des formes de procréation et d’adoption que l’on connaît de nos jours. Pourquoi est-il actuellement si difficile de se reconnaître comme enfant d’un homme et d’une femme, interroge Suzanne Ginestet-Delbreil comme l’avait fait avant elle Piera Aulagnier, et pourquoi, faute de s’y reconnaître, est-on condamné à l’errance, à ces moments de désubjectivation, voire de déréliction que présentent tant de patients?

Susanne Ginestet-Delbreil met ainsi au jour la pierre d’achoppement de la question de la filiation lorsqu’on l’examine à la lumière de l’importance de la transmission, par la mère, des liens de filiation entre un homme et un enfant. C’est là aussi que se trouve, selon elle, la portée de l’ordre de la langue dite maternelle. À chaque naissance, dit Suzanne Ginestet-Delbreil, la métaphore paternelle se rejoue ou pas ou mal (e.g. la psychose) et cela signifie qu’une femme fait passer d’une nomenclature où le mot reste collé à la langue, à l’ordre de la langue. Ainsi, la séparation n’est pas, comme l’a soutenu et le soutien sans doute encore la théorie analytique, l’effet d’un père castrateur, mais celui de la parole (de la mère) disant la filiation qui efface l’objet au profit du signifiant : elle est effet de la parole maternelle. D’où le « pourquoi nommer ? » qu’investigue encore l’anthropologie à la suite de Lévi-Strauss dans les sociétés humaines avec ou sans histoire écrite.

Somme toute, dans la problématique de la filiation qu’analyse Suzanne Ginestet-Delbreil, il convenait de remettre en question bon nombre de conduites collectives rapidement devenues des lieux communs ou relevant de ce qui est politiquement correct. Comme on peut le constater dans les injonctions qui circulent dans les massmédias au sujet de l’adoption ou de la procréation où l’enfant se voit par exemple inciter à appeler un homme maman ou vice versa… Il s’agissait en outre pour elle de clarifier ce qu’il en est du social et ce qu’il en est du privé au regard de cette problématique. Les notions et concepts qu’elle déploie nécessairement dans son exposé ne sont pas aussi simples qu’ils n’y paraissent. Disons seulement que, par-delà la filiation sociologique impliquant toutes les modalités de maternage et de paternage que prennent aujourd’hui les diverses formes de parentalité, il y a avant toute chose l’important travail de la subjectivité de l’adulte et de l’enfant (dans les rapports dialectiques induits par la paternité et la maternité) qu’un certain féminisme a noyé dans l’étude des dits rapports sociaux de sexe, confondant ce faisant socialité et intimité. Le privé est public les entendait-on proclamer. Ainsi, parmi tous les registres de discours que Suzanne Ginestet-Delbreil nous donne à entendre, le « qu’est-ce qu’un père ? » ne renvoie pas tant au rôle social du chef de famille comme il était énoncé dans l’ancien droit occidental sur la famille mais, à l’être père du fait de la nomination maternelle. Il en est de même lorsqu’elle interroge le « qu’est-ce qu’une mère ? ». Maternité n’est pas maternage, précise-t-elle. De plus, l’enfant n’est pas la propriété de la mère. Car, dans l’échange inaugural entre le père, la mère et l’enfant, la mère est là pour transmettre quelque chose de l’ordre de la privation et pour faire reconnaître à l’enfant qu’il y a du nom dans le Nom du Père.

À titre de mémorial des lignées des familles françaises, il y a finalement pour elle à rappeler l’effacement collectif de l’effroi et l’horreur laissés par la première guerre mondiale et les impossibles représentations de l’image du corps des hommes mutilés ou disparus (maris, fiancés, pères, grands-pères) empêchant le travail de deuil, masquant les repères identitaires, et obstruant l’inscription des signes et des valeurs imaginaires et symboliques de l’Idéal du Moi dans la filiation. Comment, dans ces conditions, imaginer une vie de vivant chez ces mutilés et ces cadavres qui ont pourtant tracé la généalogie des enfants, se demande Suzanne Ginestet-Delbreil ? Il manque à l’Idéal-du-Moi l’image d’un corps vivant soutenant la constellation des insignes qui le constituent, dit-elle. Un corps d’homme ayant été vivant pour porter ce mot de « père ». Transmise par une femme de mère en fille, elle est la condition nécessaire pour qu’une femme fasse Ombre : l’ombre dont Michèle Montrelay […] a avancé le concept, est l’écran qui fait obstacle à la jouissance de l’Autre.