Subjectivité et politique de la radicalisation

Sous la direction de:

L’IDÉAL ET LA CRUAUTÉ

Subjectivité et politique de la radicalisation

Quelles interprétations autres que sociologiques et politiques sont susceptibles d’expliquer le passage à l’action violente (ce qu’il est convenu d’appeler la « radicalisation » ?). Fethi Benslama (également auteur de La guerre des subjectivités en islam) a réuni autour de lui et pour y répondre psychanalystes, psychiatres et anthropologues. Des interprétations essentielles.

Quels sont les ressorts subjectifs du processus de radicalisation et du passage à l’action violente ? Quels enseignements peut-on tirer au regard de la clinique et de l’étude des trajectoires individuelles ? Comment penser ce problème au carrefour de la psychologie individuelle et collective ? Ce livre, qui réunit les contributions de psychanalystes, de psychiatres, d’anthropologues, vise à éclairer les articulations à travers lesquelles des jeunes peuvent être saisis par un discours guerrier et, dans certains cas, les autorisent à devenir « tueur au Nom de… ». Les cristallisations existentielles qui conduisent vers de tels engagements n’obéissent pas à un modèle aussi univoque et déterministe qu’on le prétend généralement. Une cartographie reste à établir, mais ici l’entrée par la coordonnée de l’idéal permet de lire comment, par le jeu de l’offre et de la demande autour de la figure de la victime et du vengeur, peuvent se déclencher des mises à disposition intimes à des souverainetés cruelles.

Table

  • Fethi Benslama : L’idéal blessé et le SurMusulman
  • Farhad Khosrokhavar : Le héros négatif
  • Paul-Laurent Assoun : Le préjudice radical : de l’idéal à la destruction
  • Daniel Zagury : Du deuil de soi à l’idéal en apothéose
  • Patricia Cotti : Persécution et trahison dans la détermination terroriste de Breivik
  • Olivier Douville : L’enfant soldat : un tueur indifférent ?
  • Brigitte Juy-Erbibou : Chaos dans la transmission et réparation fanatique
  • Amélie Boukhobza : De la construction imaginaire du juif dans le discours islamiste extrême
  • Jean-Jacques Rassial : Le surmoi collectif ne promeut que des idéaux de néant »
  • Nathalie Broux : L’école des malentendus
  • Vincent Casanova : Inquiéter les évidences
  • Richard Rechtman : Remarques sur la démobilisation des « retournants » du Djihad
  • Alain Vanier : La radicalisation, un symptôme contemporain
  • Les attentats des 7,8 et 9 Janvier 2015 contre Charlie Hebdo et l'Hyper Casher ont provoqué de fortes réactions de colère et d'émotion.Le vendredi noir de Novembre 2015 a amplifié cette onde de choc.Il faut saluer l'initiative du psychanalyste Fethi Benslama d'avoir appelé à une journée d'études sur la radicalisation dès Mai 2015. Le livre publié sous sa direction L'Idéal et la cruauté rassemble les textes nés de cette rencontre entre psychanalystes, psychiatres, anthropologues et enseignants . Le titre s'est imposé dans l'après coup, un lien entre l'idéal et la cruauté étant revenu de manière récurrente dans les différentes interventions. Tous les participants témoignent d'un sentiment d'obligation à penser ce qui a eu lieu, et une même question les anime : que se passe-t-il pour les individus dont les vies se radicalisent en trajectoires meurtrières ? Qu'appelle-t-on radicalisation ? C'est au croisement du subjectif et du politique que se situe le débat, loin de toute velléité psychologisante, mais tenaillé par une interrogation sur le réel inconscient qui constitue l'envers de cette réalité politico-religieuse, pour reprendre les termes de Paul-Laurent Assoun.

     

    Tous les textes méritent une lecture attentive mais deux d'entre eux ont retenu plus particulièrement notre attention, celui de Fethi Benslama qui analyse le dérèglement des subjectivités à la lumière de l'histoire et celui du psychanalyste Paul-Laurent Assoun qui met le sentiment du préjudice au cœur de la radicalité.

    Fethi Benslama dans son article L'Idéal Blessé et le Surmusulman renoue avec la thèse qu'il soutenait déjà dans son livre La guerre des subjectivités en Islam publié en 2014. Le terrorisme relève selon lui d'une guerre des subjectivités qui se jouerait pour chacun entre un ennemi intérieur,-le musulman qu'il est lui même-, et l'ennemi extérieur fait du monde des non-musulmans, les juifs et les chrétiens.

    Le drame des subjectivités est né dès lors que le sens de l'énonciation « je suis musulman » a cessé de relever de l'évidence. Pendant des siècles être musulman renvoyait, au-delà d'une croyance religieuse intime, d'une place que chacun trouvait dans l'univers politico-religieux où il s'inscrivait. L' appartenance religieuse s’inscrivait au sein de l' empire Ottoman où le calife était symboliquement le vicaire du prophète, le principe de la souveraineté islamique allait de soi. À l’issue de la première guerre mondiale l'Occident organise le dépeçage de l'empire Ottoman, une multiplicité d'états nationaux voit le jour qui jurent fidélité à l'Islam mais l'abolition du califat entraîne la déchéance de la charia, l'infrastructure juridique islamiste. L'instauration en 1924 de l'Etat turc laïque rend plus aiguë pour certains la blessure infligée à l'idéal islamique. Pris entre colonisation et nationalisme arabe de nombreux musulmans vivent la perte de la souveraineté islamique sur le mode d'un dommage narcissique. Dès le début du XXe siècle, en rupture totale avec le courant des Lumières brièvement rencontré, naissent des Mouvements islamistes radicaux qui visent la reconquête politique dans la volonté de venir occuper la position souveraine laissée vacante. Fethi Benslama mentionne la naissance dès 1928 du Mouvement des Frères Musulmans où la prédication va de pair avec l'objectif de la prise du pouvoir. Quayed Qutb,le théoricien égyptien du Mouvement islamiste le plus radical est exécuté par Nasser en 1966.

    La cruauté fait partie de la tentative de réparer un monde dont l'idéal a été blessé, retourner au califat des origines A la dés-identification fait suite une sur-identification  où un sujet surenchérit sur le musulman qu'il est par la représentation d'un musulman qui doit être encore plus musulman. Désormais en guerre à l'intérieur de lui-même et avec le monde-l'Occident, le colonial- le radical est celui qui s'autorise à parler au nom de l'islam, à décider qui est musulman et qui ne l'est pas, qui a le droit de vivre et qui doit mourir. Il s'agit d'une guerre où règne le surmoi, dans son versant obscène et féroce pour reprendre les termes de Lacan.

    Les jihadistes s'imposent de cruelles restrictions, en particulier sexuelles . Fethi Benslama évoque l'accroissement des névroses obsessionnelles dans sa clinique et attire notre attention sur le cas d'une femme musulmane qui allait jusqu'à faire cinq fois par jour des vérifications compulsionnelles de sa virginité sans se rendre compte que ce nombre correspondait à celui des prières exigées rituellement. Les djihadistes perdent leur identité de personne humaine dans les meurtres qu'ils commettent et aussi dans la mort qu'ils se donnent dans les attentats suicides. La dés-érotisation mélancolique de leur vie va de pair avec la sur-érotisation du paradis escompté après la mort. Ils massacrent ceux que leur logique paranoïaque désigne comme ennemis à abattre.

    Fethi Benslama a le mérite d'éclairer la radicalisation en prenant en compte l'histoire et il souligne à juste titre que les processus de subjectivation se font selon des affiliations qui ne sont pas uniquement familiales, ou plus précisément que les liens familiaux et la mise en place du surmoi se jouent au sein d'univers symboliques et donc politiques Les politiques de l'Occident, des États Unis par exemple en Irak, les dictatures arabes omniprésentes viennent réactualiser la blessure inaugurale et relancer la visée folle d'un retour au califat.

    Dans son livre Terreur dans l'hexagone Gilles Kepel [1] rappelle l'affaire Merah, soit le massacre par un jeune Franco-Algérien de trois enfants juifs, d'un professeur d'une école israélite, et de trois militaires français d'origine maghrébine ; les assassinats surviennent le 19 mars 2012, exactement cinquante ans après les accords d'Evian qui ont conclu la guerre d'Algérie. Kepel y entend le retour du refoulé colonial franco-algérien même si rien n'atteste que le meurtrier ait agi en connaissance de cause, qu'il ait eu une connaissance précise et consciente de la chronologie. Cette lecture va dans le sens des analyses de Fethi Benslama.

     

    Une question n'en demeure pas moins : qu'est ce qui empêche des individus d'intégrer les traumatismes de leur passé collectif dans un présent qui ne serait pas exclusivement mortifère et meurtrier ? Des combats légitimes peuvent se mener qui ne relèvent pas de la boucherie : la révolution tunisienne dont a bien parlé Fethi Benslama dans un autre livre Soudain la révolution en témoigne. L'association Aclefeu (Association collectif liberté égalité fraternité ensemble unis) qu'évoque aussi G.Kepel dans son livre rappelle que des luttes politiques pour les droits sociaux de français musulmans ont existé en France.

     

    Le texte du psychanalyste Paul-Laurent Assoun, Le préjudice radical : de l'idéal à la destruction met en jeu des concepts privilégiés par Fethi Benslama : l'idéal dans son lien à la cruauté, le lien mélancolique à une perte irréparable et une logique paranoïaque. Pourtant le propos est autre. L'auteur renouant avec les analyses de son livre Le Préjudice et l’Idéal publié en 1999 ancre sa réflexion dans l'article de Freud Quelques types de caractères à partir du travail psychanalytique : certains patients refusent tout renoncement à une satisfaction fut-elle justifiée par un gain et s’insurgent contre la soumission à la nécessité valable pour tous : «  Ils disent, écrit Freud, qu'ils ont assez enduré et ont été suffisamment privés, qu'ils ont droit à être dispensés de nouvelles exigences et qu'ils ne se soumettent plus à une nécessité inamicale, car ils seraient des exceptions et entendent bien le rester. » Une souffrance infligée dans la petite enfance, ou un passé collectif chargé de souffrances chez certains peuples est à l'origine d'un droit autoproclamé à un statut d'exception.. Paul-Laurent Assoun souligne comment la référence mélancolique à un dommage narcissique ouvre le droit à la cruauté ; la certitude d'être victime d'un préjudice absolu appelle une réparation radicale. Est radical se qui touche à la racine, ce qui concerne le principe premier supposé à l'origine d'une chose ; le terme a pris au 19ème siècle une signification politique, sont dits radicaux les actes qui vont jusqu'aux conséquences ultimes des principes qui les animent, et comme le montre l'auteur aboutissent en bonne logique au fanatisme.

    Les attentats terroristes relèvent de cette logique mais ils n'en ont pas le monopole. Paul-Laurent Assoun nous renvoie au Richard III de Shakespeare, personnage hors normes : la pièce s'ouvre sur un monologue où au nom de la difformité physique que lui a infligé la nature il annonce et autorise du même coup tous ses crimes à venir. La révolution française quand elle bascule dans la terreur relève aussi de ce radicalisme meurtrier dont témoigne le dernier livre de l'auteur, Tuer le mort où il analyse un acte insensé : les révolutionnaires ont en 1793 profané les tombeaux des rois enterrés à la basilique de Saint Denis, extrait les corps des souverains morts pour aller jusqu'au bout de leurs idéaux.[2] Les totalitarismes du XXe siècle, le nazisme et le stalinisme, manifestent à grande échelle les ravages de la pulsion de mort ; l'ambition djihadiste renoue avec cette veine tragique où il s'agit de faire de la mort une œuvre.

    À la question d'un lien entre les actes terroristes et la religion musulmane dont ils se réclament Paul-Laurent Assoun n'apporte pas de réponse tranchée mais attire notre attention sur un passage de Freud dans L'homme Moise et le monothéisme où il s'interroge sur ce qui est venu arrêter l'expansion de l'Islam et émet une hypothèse : «  Si le développement interne de la nouvelle religion s'est arrêté, c'est peut-être qu'il lui manquait de l'approfondissement qu'avait causé le meurtre du fondateur de la religion ». On se souvient de la thèse freudienne du meurtre de Moise par le peuple juif. La culpabilité liée au meurtre est absente de la religion musulmane. Au-delà de la vérité historique controversée du propos Paul-Laurent Assoun retient pourtant l'idée de la nécessité d'au moins un fantasme de meurtre du prophète pour réguler l'ambivalence envers le fondateur de leur religion.Au cœur des massacres djihadistes quand les tueurs se font exploser on voit à l’œuvre la forme la plus archaïque du surmoi, distincte du surmoi œdipien qui tend à réguler le rapport ambivalent à l'autre.

    Être habité par la certitude d'un préjudice c'est dénier à l'autre toute place de sujet mais aussi abdiquer de sa position de sujet : le dommage est absolu et ne relève en aucune façon ni à aucun moment de la responsabilité de celui qui s'érige en victime, s'autorise à tuer, et se fait lui-même exploser.

     

    On laisse les lecteurs découvrir les autres articles de ce recueil qui apportent tous une réflexion intéressante et particulièrement celui d'Amélie Boukhova, psychologue clinicienne, L'Imaginaire du juif dans le discours islamiste extrême où l'on apprend quelles sont les nouvelles formes que prend la haine des juifs chez des adolescents entendus dans une cellule d'écoute des Alpes-Maritimes.

     

    Le grand mérite de ce livre en ces temps difficiles est d'apporter des points de vue différents mais proches dans leur volonté de dialogue, le désir d'ouvrir, loin des emballements médiatiques, un espace de paroles vivantes.

     

     

     

    Fabienne Biégelmann

     

     
     

    [1]   Gilles Kepel et Antoine Jardin Terreur dans l'hexagone Genèse du djihad français Gallimard 2015

    [2]   Voir l'article de Frédéric Rousseau sur le livre de Paul_Laurent Assoun  Tuer le mort  Le désir révolutionnaire  Site Oedipe.org Prix Oedipe 2016.