Essai sur le sinthome sexuel
Geneviève Morel est psychanalyste à Paris et à Lille. Ancienne élève de l’ENS, agrégée de l’Université et docteur en psychologie clinique, elle enseigne la psychanalyse (associations « Savoirs et clinique » et ALEPH, DES de psychiatrie à Lille). Auteur de Ambiguïtés sexuelles. Sexuation et psychose, Anthropos, 2000 et de L’œuvre de Freud. L’invention de la psychanalyse, Bréal, 2006, elle a coordonné Clinique du suicide, Érès, 2002.

Morel G., La loi de la mère. Essai sur le sinthome sexuel, Paris, Anthropos-Économica, collection psychanalyse, 2007.

La loi de la mère vient des mots chargés de plaisir et de souffrance qui s’impriment dans l’inconscient de l’enfant, dès son plus jeune âge. Comme la langue maternelle, cette loi est constituée d’équivoques qui font le lit d’une certaine ambiguïté sexuelle et modèlent fantasmes et symptômes. Il s’agit alors de savoir s’il est possible (et comment ?) de sortir de cet assujettissement tant à la loi maternelle qu’à l’ambiguïté sexuelle qu’elle secrète, pour parvenir à ce que l’on appelle identité sexuelle.
Dans cet ouvrage, j’étudie comment un enfant peut se séparer de sa mère et se soustraire à sa loi qui l’enchaîne parfois pour la vie et, en tout cas, le marque décisivement.
Le « sinthome » — cette ultime conception du symptôme grâce à laquelle Lacan voulait supplanter l’œdipe — est souvent méconnu. Or, dès qu’on l’éclaire précisément, grâce à l’exemple clinique et au commentaire théorique, on aperçoit sa puissance et sa grande portée pratique.
Le sinthome peut séparer l’enfant de sa mère, éventuellement sans le père, et mieux que lui parfois. De plus, il est une réponse possible à l’ambiguïté sexuelle. D’où mon sous-titre : Essai sur le sinthome sexuel.
Grâce à ce point de vue novateur, on peut s’éviter bien des préjugés moraux et politiques qui parasitent certaines questions de société brûlantes se posant à l’orée du XXIème siècle, qu’elles soient relatives aux législations sur le mariage, la filiation ou l’adoption, au statut de la « santé mentale », ou encore aux limites de la propriété revendiquée sur son corps.

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Introduction

« Je rêvais que notre vieux curé allait me tirer par mes boucles, ce qui avait été la terreur, la dure Loi de mon enfance. La chute de Kronos, la découverte de Prométhée, la naissance du Christ n’avaient pas pu soulever aussi haut le ciel au-dessus de l’humanité jusque-là écrasée, que n’avait fait la coupe de mes boucles, qui avait entraîné avec elle à jamais l’affreuse appréhension. À vrai dire d’autres souffrances et d’autres craintes l’avaient peut-être remplacée mais l’axe du monde avait été déplacé. Ce monde de l’ancienne loi j’y rentrais aisément en dormant, je ne m’éveillais qu’au moment où ayant vainement essayé d’échapper au pauvre curé, mort après tant d’années, je sentais mes boucles vivement tirées derrière ma tête. Et avant de me rendormir, me rappelant bien que le curé était mort et que j’avais les cheveux courts, j’avais tout de même soin de me cimenter avec l’oreiller, la couverture, mon mouchoir et le mur un nid protecteur, avant de rentrer dans ce monde bizarre où tout de même le curé vivait et j’avais des boucles. »
Marcel Proust

C’est un monde bien ambigu que le narrateur de La Recherche aspire à retrouver dans l’intranquillité de son sommeil ! Certes, le rêveur y possèdera à nouveau ses boucles d’enfant, mais comme il sait d’expérience qu’il peut les perdre, il y vivra dans la terreur. Angoisse de castration fort banale, dira le blasé. Non, pas banale du tout. Et il y a aussi bien autre chose dans ce passage : la nostalgie de la jouissance à jamais perdue et devenue mythique, recherchée au prix de revivre « l’affreuse appréhension » entraînée par la coupe des boucles. Tragique compulsion de répétition, donc. Avant la « dure Loi » du père, l’enfant a vécu dans un monde dont il a une nostalgie lancinante : celui de « l’ancienne loi », qui est comparé à celui de « l’humanité jusque-là écrasée », le règne de la mère. Après la mort de celle-ci, Proust écrit dans une lettre poignante :
« Toute notre vie n’avait été qu’un entraînement, elle à m’apprendre à me passer d’elle pour le jour où elle me quitterait, et cela depuis mon enfance, quand elle refusait de venir dix fois me dire bonsoir avant d’aller en soirée, quand je voyais le train l’emporter quand elle me laissait à la campagne, quand plus tard à Fontainebleau et cet été même où elle était allée à Saint-Cloud sous tous les prétextes je lui téléphonais à chaque heure. Ces anxiétés qui finissaient par quelques mots dits au téléphone, ou sa visite à Paris, ou un baiser, avec quelle force je les éprouve maintenant que je sais que rien ne pourra plus les calmer »
S’agit-il vraiment d’un entraînement ou plutôt de la répétition infinie d’une séparation à chaque fois ratée parce qu’elle est impossible ? On connaît en effet la scène du baiser du soir avec la plongée dans
« l’horrible souffrance indéfinissable qui peu à peu devenait grande comme la solitude, comme le silence et comme la nuit ».
Comment un enfant échappe-t-il à une telle angoisse ? Par l’assomption du complexe de castration qui permet de dissoudre le complexe d’Œdipe, répondra-t-on, non sans automatisme. Or cette réponse, classique et normative, ne vaut pas toujours, et certainement pas dans le cas du jeune Marcel. Heureusement, il existe d’autres solutions.
Dans cet ouvrage, je veux étudier comment un enfant peut se séparer autrement de sa mère et se soustraire à sa loi qui l’enchaîne parfois pour la vie et, en tout cas, le marque décisivement. Ma première hypothèse est que le sinthome — cette ultime définition sophistiquée du symptôme par Lacan — peut séparer l’enfant de sa mère, éventuellement sans le père, et mieux que lui parfois. L’axe du monde est alors déplacé, comme le dit Proust. Ainsi la théorie du sinthome se substituerait ou, du moins, élargirait la théorie freudienne de l’œdipe.
La loi de la mère, je le montrerai par de nombreux exemples cliniques, est faite de mots noués au plaisir et à la souffrance, bref à la jouissance maternelle, qui sont transmis à l’enfant dès son plus jeune âge et s’impriment à jamais dans son inconscient, modelant fantasmes et symptômes. Cette loi est constituée d’équivoques, comme la langue maternelle (« lalangue » selon le mot de Lacan), qui font le lit d’une certaine ambiguïté sexuelle, bien présente chez Proust. Or le sinthome, dont lalangue est la matière première, plonge ses racines dans cette « civilisation minoé-mycénienne» où règne la loi de la mère, dont Freud parlait à propos de la sexualité énigmatique de la petite fille (mais celle du garçon ne l’est peut-être pas moins sous le nouvel angle d’approche que je propose). En effet, les interprétations incertaines que le jeune enfant fait de l’obscure loi maternelle gonflent d’ambiguïté ses symptômes sexuels primaires, qui forment la souche du futur sinthome. Dès lors, le sinthome — et cette seconde hypothèse s’articule à la précédente — est une réponse possible à l’ambiguïté sexuelle, si celle-ci se formule comme une question subjective dans une analyse, voire une solution stable et suffisante lorsque, envahissante, elle est devenue un problème très réel. C’est l’une des raisons de mon sous-titre : « Essai sur le sinthome sexuel ».
Il s’agit en effet de savoir s’il est possible (et comment ?) de sortir de cet assujettissement tant à la loi maternelle qu’à l’ambiguïté sexuelle qu’elle secrète à l’envi, pour parvenir à ce que l’on appelle identité sexuelle — expression complexe en psychanalyse sur laquelle je reviendrai.
Dans un ouvrage précédent, Ambiguïtés sexuelles , j’ai développé une théorie de la sexuation, soit de la façon dont on devient, ou non, homme ou femme, en trois temps, trois moments logiques dont chacun a son importance. À côté de ce qui est imposé, l’anatomie d’une part (premier temps) et, d’autre part, la place de l’enfant dans le discours qui l’a précédé au monde, dont fait aussi partie l’assignation du sexe à l’état civil (deuxième moment), il faut laisser une place essentielle au choix inconscient du sujet, enraciné dans ses modes de jouissance et lié en symptômes (troisième temps).
Un passage de La bâtarde de Violette Leduc démontre l’existence d’un tel choix. Elle y parle de sa relation ravageante à sa mère.
« Elle m’offrait chaque matin un terrible cadeau : celui de la méfiance et de la suspicion. Tous les hommes étaient des salauds, tous les hommes étaient des sans-cœur. Elle me fixait avec tant d’intensité pendant sa déclaration que je me demandais si j’étais un homme ou non . »
Voilà bien, dès la seconde phrase, l’énonciation d’une loi de la mère qui a l’air sans appel ! Et pourtant, comme tout ce qui ressortit au langage, elle reste équivoque et induit la plus grande ambiguïté. Prisonnière du discours maternel, Violette a le choix entre deux positions : être la victime potentielle des hommes qui abusent des femmes (position assumée par sa mère) ou une autre plus improbable, qu’elle adopte cependant face au regard intense de sa mère, celle du tourmenteur masculin. Il s’agit certes d’une décision, d’un jugement ou d’un choix qu’on peut dire forcé puisque les deux positions possibles sont strictement cadrées par l’interprétation que le sujet fait du désir maternel, et qu’il ne semble pas y avoir de troisième voie. Une des questions qui se posent est évidemment de savoir ce qui, dans un choix forcé comme celui de Violette par exemple, est modifiable ultérieurement, éventuellement dans une psychanalyse. J’ai étudié ce problème précédemment, notamment à propos de sujets dits transsexuels, voulant changer de sexe, mais aussi dans d’autres cas où le sujet était l’objet d’un « pousse-à-la-femme ». J’étends donc ici aux autres structures cliniques — névroses et perversions —, cette recherche, entreprise d’abord sur les psychoses.
Ce « choix » du sujet, Freud y fait allusion en 1905 dans ses Trois essais lorsqu’il refuse à juste titre de trancher entre les caractères innés et acquis de l’inversion (querelle qu’on retrouve dans la discussion contemporaine sur l’homosexualité entre les tenants du tout-biologique et les constructivistes, voire, pour de tristes raisons, dans le débat politique récent). Il est nécessaire, affirme Freud, que quelque chose dans l’individu vienne soutenir ce qui apparaît comme acquis grâce à de multiples influences accidentelles . Il est donc difficile de suivre Michel Foucault lorsqu’il affirme que le sexe est un élément idéal, spéculatif ou imaginaire fixé par le dispositif de sexualité . Du point de vue de la psychanalyse, le sexe est plutôt le lieu réel où quelqu’un se débat avec des choix de jouissance et des symptômes qui, contrairement à ce qui lui est imposé par des dispositifs divers, comportent une part de décision et donc de responsabilité. C’est précisément ce réel que j’ai tenté de cerner théoriquement et cliniquement dans la suite de cet ouvrage en recourant à la notion de sinthome sexuel.
La première partie opère un aller-retour rapide entre la clinique et la théorie afin de donner au lecteur un premier aperçu, très concret, des enjeux de ce livre. Je suis partie de la constatation que l’enfant doit nécessairement se séparer de la mère pour survivre psychiquement. Or cette soustraction à « la loi de la mère » — que j’explicite — ne se fait pas toujours sur le modèle de l’œdipe freudien. Dans certains cas de psychoses mais aussi de névroses, un symptôme est l’agent de cette séparation, et il s’apparente à ce que Lacan, revenant dans les dernières années de son enseignement sur sa théorie du Nom-du-Père de 1958, a appelé le sinthome. De plus, ce symptôme, noué à une équivoque maternelle, et souvent teinté d’ambiguïté sexuelle, est le vecteur d’une question vitale sur la position sexuée du sujet. J’interroge aussi la pertinence du « fantasme fondamental » par rapport au sinthome, à partir de l’analyse d’une femme.
Il s’en déduit la nécessité d’explorer minutieusement — et c’est l’objet de la deuxième partie — la difficile théorie du sinthome et son insertion tardive dans l’enseignement de Lacan. Cette théorie présente des différences profondes avec celle de l’œdipe freudien et avec la première théorie du symbolique et du Nom-du-Père, comme avec la seconde étape de l’œuvre de Lacan, marquée par l’insistance sur le fantasme et l’objet a. Un détour détaillé par l’art de Joyce, dont Lacan a fait le paradigme du sinthome, s’imposait dès lors.
Il en ressort, dans la troisième partie, un certain nombre d’éléments concrets et nouveaux pour une clinique du sinthome : l’enfant prolonge le symptôme de ses parents, trouvant ainsi une alternative à son identification à ceux-ci, d’où résulte un moyen de transmission entre les générations, dans la famille, mais aussi dans la psychanalyse ; le sinthome est un savoir-faire avec la répétition ; il constitue une réponse à la nomination équivoque de la jouissance de l’enfant par la mère ; il fonctionne comme séparation ; il implique l’invention d’un nouveau rapport à l’Autre ; enfin il est une création.
Relisant Freud, je réinterroge, dans la quatrième partie, la notion controversée de perversion. Sa fréquence clinique est, on le sait, attestée chez l’homme et je laisse à un prochain ouvrage l’étude détaillée du sinthome féminin, amorcée cependant dès ce livre par l’étude de quelques cas. Du sinthome comme création, Gide et ses tristes Schaudern transformés en énergie dionysiaque fournissent un exemple éminent. Sous les masques chatoyants du désir, l’écrivain montre la présence d’un sinthome où la création littéraire se noue à l’ambiguïté sexuelle, à l’amitié et à la recherche de Dieu. Cette dernière partie se termine avec trois cas d’hommes analysés, aux choix d’objet divers — hétérosexuel, homosexuel et indécidable —, que j’ai choisis à cause de la prédominance de l’ambiguïté sexuelle. Ces cas confirment l’intérêt du concept de sinthome dans la névrose et la perversion pour fournir un point d’appui théorique là où le rapport au phallus, profondément intriqué dans ces cas à la volonté maternelle et à sa loi, ne suffit à subsumer ni le destin clinique du sujet ni l’issue de la cure.
L’enjeu de mon travail est aussi politique. D’abord, le fait d’interroger non pas l’identité sexuelle mais l’ambiguïté sexuelle considérée comme phénomène « normal » réitère le geste freudien de mise en continuité du normal et du pathologique. Par ailleurs, le sinthome lacanien est une structure au croisement de l’universel et du singulier. D’une part, il est universel dans la mesure où tout être parlant accuse réception de sa rencontre traumatique avec le langage en produisant un symptôme qui enveloppe sa jouissance et sa souffrance. De ce symptôme, il pourra, avec quelques apports supplémentaires, faire son sinthome. Ainsi, il n’existe pas de sujet sans sinthome potentiel. D’autre part, le sinthome est singulier parce que sa forme est tributaire de la contingence du trauma sexuel et de l’histoire de chacun, insérée dans le désir de ses parents.
Avec le sinthome, Lacan voulait « coiffer » son Nom-du-Père, soit un signifiant transcendant normatif à l’égard de la névrose, héritier de l’œdipe freudien, qu’il avait mis en place dans sa rencontre avec le structuralisme et qui devait durablement orienter la réflexion ouverte par le champ psychanalytique. Avec la diffusion de la doctrine lacanienne, le Nom-du-Père est devenu une norme pour la famille, la différence des sexes et la santé mentale : on a prétendu avec ce seul signifiant, et la signification phallique qui l’accompagne, définir de façon définitive la psychose dans sa différence avec la névrose, répartir les « vrais » hommes et les « vraies » femmes et, enfin, dire ce qu’étaient les formes psychanalytiquement acceptables de famille et de mariage. Des « experts » de la doctrine psychanalytique ont proposé leurs services dans ce sens au législateur. Une grande incertitude s’est manifestée dans le champ de la psychanalyse contemporaine à l’égard des questions d’identité sexuelle et d’homoparentalité . Ce flottement a donné lieu à divers discours militants ou idéologiques qui, si utiles soient-ils pour le débat démocratique, ne pallient pas le vide conceptuel et clinique ainsi mis en évidence. Or la psychanalyse a les moyens de tenir un autre discours, issu de sa pratique, laquelle est, par le biais des analysants en souffrance, en prise directe sur les grands problèmes de l’actualité et ouverte sur ce que Freud appelait le malaise dans la civilisation.
D’où l’importance du virage lacanien dans les années 70 du Nom-du-Père vers le sinthome.
Lacan substitue alors à un signifiant transcendant et universel une structure de l’être parlant, certes universelle, mais qui n’a plus aucune transcendance ni aucune connotation religieuse, et qui n’est abordable qu’au cas par cas, singulièrement. Dès lors, la thèse du sinthome sexuel s’articule à la question cruciale de savoir si la psychanalyse peut proposer à la réflexion contemporaine, pour penser la filiation et le sexe, une alternative sérieuse à la référence au Nom-du-Père.

copyright éditions anthropos

le commentaire de
Jean-Paul Kornobis

Une lecture de La loi de la mère

Le livre de Geneviève Morel s’inscrit dans le prolongement de la recherche freudienne concernant la tendance au conflit, propre à ce que Freud appelait encore à la suite de Fliess, la bisexualité . Dans un précédent ouvrage , Geneviève Morel avait préféré le terme d’ambiguïté sexuelle à cette obscure « bisexualité » que W. Fliess avait calqué sur un modèle anatomique et dont Freud lui-même, découvrant la pulsion de mort, n’était plus dupe. Poursuivant la démarche entreprise par Lacan à la suite de Freud, de tout réviser du conflit psychique afin de mieux s’orienter dans « le champ de la jouissance », ce livre peut également être lu comme une réponse aux attaques portées contre l’inconscient freudien et qui sont menées sur deux fronts :
L’un, externe à la psychanalyse, par ceux qui n’abordent l’humain qu’en termes de neurones et de programme génétique. Le déni du conflit psychique conduisent ces anti-psychanalyse, lorsqu’ils sont confrontés aux questions de l’identité sexuelle posées par le transsexualisme ou aux questions juridiques posées par les nouvelles formes de filiation (homoparentalité, clonage), à ne répondre qu’en termes de morales philosophiques ou religieuses avec en particulier, concernant les perversions, les réponses sacrificielles que sont l’enfermement à vie, la castration physique ou chimique.
L’autre, interne, sont le fait de psychanalystes qui refusent de voir dans la théorie lacanienne du sinthome, la possibilité d’un savoir-faire dépassant, tout en les utilisant, les mythes freudiens de l’Œdipe et de Totem et Tabou.

Geneviève Morel nous livre, dès les premières pages de son livre, l’énoncé de sa thèse : « Ma thèse est la suivante : encore infans, nous sommes confrontés à la jouissance de notre mère. Pour ne pas nous y perdre nous devons nous séparer de ce qui s’en impose à nous avec la force d’une loi, d’une loi singulière et folle qui fait de nous des « assujets ». De ce premier assujettissement, notre inconscient gardera des traces toute notre vie. Or, se séparer de la « loi de la mère » est coûteux : nous fabriquons des symptômes séparateurs qui sont en fait l’enveloppe de la seule loi universelle que reconnaît la psychanalyse, l’interdit de l’inceste. Si ne pas se séparer de la mère constituerait certes une pathologie gravissime de la loi, le symptôme qui nous en sépare en est une autre, mais nécessaire et inévitable. »

Il est difficile de résumer en 3 pages le contenu dense de ce livre richement documenté mais on peut tenter de survoler rapidement l’espace topologique délimité par Lacan défrichant et explorant le champ de la jouissance au-delà des limites fixées par Freud.

En passant des mythes freudiens aux nœuds borroméens, Lacan créait une topologie mathématique s’abordant par des cercles souples représentant le réel le symbolique et l’imaginaire. Cette topologie est liée à des rapports de pure signifiance, « c'est-à-dire que c’est en tant que ces trois termes sont trois que nous voyons que de la présence du troisième s’établit entre les deux autres une relation, c’est cela que veut dire le nœud borroméen » . Geneviève Morel montre comment Lacan avait dans un premier temps, introduit dans sa topologie l’œdipe freudien comme un quatrième terme implicite au nœud, et l’avait identifié au Nom-du-Père. Support de la métaphore paternelle, le Nom du Père permettait de donner son sens phallique au manque et au désir de la mère, sa forclusion signait la psychose en fragilisant la cohérence de l’imaginaire du réel et du symbolique.

Renforcer, dans un but thérapeutique, le nouage par le Nom du Père en restaurant d’une façon ou d’une autre le discours du Maître était donc bien tentant. Cette réduction lacanienne des mythes freudiens était séduisante pour les cliniciens soucieux de rigueur scientifique car, en donnant une explication structurelle aux phénomènes de la psychose et de la névrose, elle offrait au thérapeute la possibilité de réduire ou de chiffrer le fantasme originaire du patient à une phrase telle que « on bat un enfant » ou à une « phrase à trous » qu’il suffisait ensuite de traiter en puisant dans les ressources du symbolique. Le problème c’est que cette réduction ne concernait pas tous les symptômes et était également susceptible de maintenir chez l’analysant, une fois traversé le fantasme fondamental reconstruit dans l’analyse, les illusions philosophiques ou religieuses concernant par exemple la question de l’Être.

Geneviève Morel fait ainsi remarquer que pour certains analystes, le Nom-du-Père était devenu un signifiant pur de la loi, avatar du meurtre du Père de la horde, ils en faisaient un principe transcendant au symbolique, ordonnant ce qu’il convenait de faire ou de ne pas faire en matière de santé mentale. C’était oublier que même s’il dépend toujours du pouvoir de nomination de ses parents, le sujet lui-même détient le dernier mot dans la façon dont il a de se soumettre ou non à cette nomination. Geneviève Morel remettant en question l’identification, rappelle que le Nom du Père, même pluralisé ou réduit à un semblant n’est pas le seul modèle identificatoire pour un sujet confronté à l’indomptable pulsion et qu’au contraire, ce modèle identificatoire, nostalgie pour le père, est à l’origine de la cruauté du surmoi qui libère la pulsion de mort. Constatant les dérives produites par son enseignement, Lacan avait lui-même précisé en 1971 que, contrairement à ce que beaucoup ont pensé, le phallus n’était pas le signifiant du manque mais « ce dont ne sort aucune parole » . Geneviève Morel fait ainsi remarquer qu’en « reniant » progressivement le statut purement symbolique de l’inconscient, Lacan réduisait le symbolique et le signifiant qui représente un sujet pour un autre signifiant, à l’équivoque .

Cette topologie des nœuds borroméens à trois empruntée au symbolisme trinitaire chrétien n’était pourtant pas sans évoquer la forme platonicienne parfaite . Pour être représentable il fallait un quatrième terme assurant la cohésion du ternaire RSI . S’il n’avait pas rencontré, grâce à Jacques Aubert, l’œuvre de James Joyce, Lacan en serait peut-être resté au Nom du Père comme quatrième terme mais, Joyce bouffonnant le pouvoir de nomination par un Dieu unique des espèces vivantes, montrait qu’une alternative au nouage symptomatique par l’œdipe était possible. Dès lors, on pouvait penser le symptôme (sinthome) en terme de solution face à une nomination toujours ambiguë de l’identité sexuelle.

Déjà, Freud avait ouvert cette voie en montrant que le symptôme avait une fonction de compromis entre l’exigence de satisfaction pulsionnelle et la défense du sujet contre sa jouissance. En remplaçant le mot symptôme par le vieux terme rabelaisien de sinthome, Lacan voulait, comme on l’a vu, supplanter l’œdipe freudien pour mieux rendre compte de la varité du symptôme et de sa fonction de support . Dans un monde qui nous demande de plus en plus de nous identifier pour mieux nous contrôler, penser en terme de sinthome, nous dit Geneviève Morel, c’est penser en terme de rapport qui fait intervenir pour l’enfant l’altérité du symptôme de ses parents et non pas en terme d’équivalence idéalisée qui reste dans la logique de l’identification et de la répétition du Un.

Le symptôme n’est donc plus l’effet d’un conflit pulsionnel mais une tentative de solution avec création d’un rapport. C’est parce qu’il y a une carence structurale de l’Autre qu’il est de la responsabilité du sujet d’y répondre par un symptôme et ce n’est pas parce que le névrosé se sert d’abord du père pour se séparer de la mère que cette solution symptomatique soit la seule. Certes, nous dit Geneviève Morel, le Nom du Père et la signification phallique sont les instruments privilégiés de la sexuation où ils servent à écrire comment se situer comme fille ou garçon, mais ils ne répondent pas à la question plus fondamentale du « pourquoi » du choix du sexe dans lequel sont impliqués les signifiants « équivoques imposées » prélevés dans le discours maternel . Ce sont ces équivoques qui sont à la base de la théorie du sinthome, véritable alternative à l’œdipe freudien .

En concluant que le sinthome est sexuel, Geneviève Morel nous dit que l’on peut parler du sexe autrement qu’en se référent au phallus. Alors que dans les formules de la sexuation, la jouissance de l’homme bute sur la limite du père castrateur, celle des femmes est illimitée, pastoute, ce qui empêche de les regrouper dans des classes où elles seraient fixées une fois pour toute sous l’effet d’une nomination univoque par le Nom du Père. La singularité du cas et l’universalité d’une structure peuvent donc être maintenues avec la théorie du sinthome qui s’obtient par la réduction (et non la construction) de la multiplicité des symptômes. Dans la mesure où le pastout concerne non seulement la jouissance féminine mais aussi la langue maternelle, le sinthome de chacun qui permet de se dégager de la loi de la mère en prenant appui sur un élément contingent, est donc lui aussi pastout . La transmission entre les générations n’a donc elle aussi, plus besoin d’être pensée uniquement en terme d’identification conformiste mais également en terme de prolongement du symptôme dans laquelle la correction, avec sa part d’invention et de création, est possible.

Dans ce livre, les études de cas cliniques ainsi que l’ étude des Schaudern de Gide et des épiphanies de Joyce ne sont pas là pour illustrer une véracité théorique , mais pour montrer que le rapport d’un sujet avec son symptôme est toujours ambigu et que, face à l’impossibilité de l’écriture du rapport sexuel martelée par Lacan durant pratiquement tous ses séminaires, le symptôme est le seul réel qui a un sens . Ainsi, en mettant l’accent sur l’inscription dans le réel de l’interprétation du désir maternel par le sujet , Geneviève Morel fait de la culpabilité une pathologie de la loi qui va façonner la vie du sujet non pas à la manière d’une formation imaginaire telle que le fantasme fondamental reconstruit dans l’analyse (« on bat un enfant ») mais comme la réponse au désir des parents qu’avaient nourri leurs propres symptômes .

En conclusion on peut dire qu’avec la théorie du sinthome, la tâche du psychanalyste sera non seulement de cerner ce que le sujet a été comme objet a pour ses parents, mais aussi d’aider son analysant dans son travail de correction sinthomatique. Pour cela, nous dit Geneviève Morel, « Souvenons-nous de ce que disait Platon dans le Ménon : la vertu ne se transmet pas, y compris des parents aux enfants. Ne convient-il pas alors de laisser tomber nos idéaux normatifs qui, bien souvent, ne sont que la matière de nos préjugés et des scories de notre éducation ; qui sont engendrés par les idéologies de l’époque et sont les héritiers des normes déjà désuètes d’une société en mutation dont nous sommes nostalgiques alors qu’elle nous a déjà dépassés depuis longtemps ? »

Jean-Paul Kornobis, mars 2008

Notes