Hystérie
Christopher Bollas est psychanalyste, membre de la Société psychana­lytique britannique et des Instituts psychanalytiques de Los Angeles et de New York. Théoricien original et engagé de plain-pied dans les développements de la psychanalyse contemporaine, il est aujourd'hui l'un des auteurs psychanalytiques les plus lus en langue anglaise. Son ouvrage, Le Moment freudien, un véritable ma­nifeste contre le sectarisme mortifère qui règne au sein de certaines institutions psychanalytiques a été publié par Ithaque en 201 I.
 
 

« L'hystérique pénètre dans l'autre (et dans l'analyste via le contre transfert  sous les dehors d'un enfant plein de charme déguisé en adulte, séduisant l'autre pour qu'il se laisse égarer par l'image, pour qu'il abandonne tout désir charnel et qu'il accepte la transcendance des ordres supérieurs que lui dicte on ne sait trop quelle présence divine... Le père interne est ici une structure fragile. Confronté au besoin de s'adapter à la réalité, l'hystérique déteste la structure psychique qui arrache progressivement l'enfant aux bras ouverts de la Vierge-mère.» - Christophe!' Bollas

 
 

 

 

Une légende tenace tient l'hystérie freudienne pour disparue-trop viennoise, trop misogyne, trop confuse. Christopher Bollas, témoin aux premières loges de l'épi­démie de personnalités multiples aux États-Unis dans les années 1980, et de la dif­fusion incontrôlée du diagnostic d'état-limite montre ici qu'il n'en est rien. Et pour en retrouver le sens et la raison, il puise chez les grands auteurs de la psychanalyse : Fairbairn.Winnicott, Masud Khan, Lacan-Cette hystérie profondément repensée n'est plus, comme chez Freud, centrée sur le père. Elle procède, en amont, des rapports des mères avec leurs tout-petits. Elle n'est pas plus féminine que masculine. On ne saurait enfin la soigner sans faire part aux patients de la théorie qu'on s'en fait.

À l'appui de ses thèses audacieuses, Christopher Bollas livre ici une foule d'exemples cliniques, où la plume du clinicien trempe dans l'encrier du scénariste et du dra­maturge.ISBN 978-2-916120-61 -4

 

www.ithaque-editions.fr

 

Un commentaire de Laurence Kahn

Actualité de l’hystérie : matrice inconsciente et pulsionnalité selon Christopher Bollas 

 par Laurence Kahn

 

En 2000, Christopher Bollas publiait Hysteria. La traduction française, assurée par le « Groupe de travail Bion », vient enfin de paraître aux Éditions d’Ithaque.

Livre déjà ancien ? Rien n’est moins certain, si l’on en juge par l’enjeu de la problématique de Bollas. Annoncée d’emblée – nombre de patients considérés comme des personnalités limites par leurs analystes se révèlent dans le décours des traitements bel et bien des cas d’hystérie –, elle clôt le volume : à l’instar des psychanalystes français qui luttent contre la désexualisation de la psychanalyse, Bollas s’élève contre l’hégémonie de la notion d’état-limite en montrant comment l’hystérique, si apte à pénétrer le désir de l’autre, si doué pour l’identification, a peut-être également comblé les vœux des analystes en leur présentant tous les symptômes des pathologies borderline, si prisées dans les années 1980-1990. Des symptômes, des façades : le théâtre psychique qui leur était ainsi offert aurait satisfait l’intérêt des analystes pour le « primitif » et le « préœdipien », les poussant à élargir toujours davantage le périmètre de cette pathologie dite nouvelle. Jusqu’au moment où il en est résulté un « désenchantement » qui contraint à réexaminer la question en redonnant au sexuel toute sa place. Et Bollas d’examiner précisément les écarts qui différencient l’hystérie et ces autres pathologies que sont les névroses narcissiques, les fonctionnements schizoïdes, les organisations perverses et les personnalités borderline.

Pourtant, ce livre de clinique psychanalytique – car c’est un livre, non un recueil d’articles – ne se cantonne nullement à une critique qui pourrait paraître de principe. Il déplie lentement la construction de ce qui semble à la source de l’organisation intrapsychique de l’hystérie. Pour ce faire, il prend appui à la fois sur les contributions d’un certain nombre d’analystes, en particulier les « Indépendants » – courant de la British Society auquel appartient Christopher Bollas –, et sur une théorie de la pulsion qui ne laisse rien de la réflexion freudienne sur l’hystérie à la marge. Ainsi Ronald Fairbairn, Donald Winnicott, mais aussi Freud et sa relecture par Laplanche et Green jalonnent un parcours de pensée qui, partant de la conception du self et du rôle de la relation à l’objet primaire, la mère, mène à l’impact de la sexualité infantile sur la vie psychique. Le traitement de son caractère traumatique fait le noyau de ce que Bollas nomme « la solution hystérique ».

Au centre, cette idée que « normal » ne signifie rien d’autre que « richement conflictuel ». Et cette autre, que la voie spécifique empruntée par l’hystérique est premièrement destinée à couper court aux conflits intrapsychiques. Enfin cette troisième idée : que l’hystérie des hommes nous en apprend autant que l’hystérie des femmes sur la façon dont le refuge des premières amours « innocentes » implique de mettre les plaisirs sexuels hors circuit au bénéfice de la pureté même de l’amour. Le désaveu des organes génitaux, la ligne ascendante qui pousse vers les « fonctions supérieures », la lutte contre la pénétration, le suspens de l’investigation – Bollas remarque combien les pathologies enfantines diagnostiquées comme des dyslexies ou des troubles de l’apprentissage liés à un déficit de l’attention correspondent à des mécanismes d’éjection du sexuel –, sont autant de moyens de lutter contre la menace de l’excitation, puis contre le défi du génital, en faisant en sorte que la place de Dieu-la-mère ne soit jamais usurpée par Dieu-le-père.

Ajoutons que, si Bollas est amené à parler de développement, le tableau qu’il brosse du devenir dynamique des composantes de l’hystérie n’est pas pour autant linéaire. Il prend en compte les effets de l’ajournement dans la vie sexuelle de l’humain, et donne sa place à l’après-coup dans les processus de réélaboration des positions infantiles. Fonction de l’auto-érotisme, modalités du refoulement, invention des théories sexuelles infantiles : Bollas explore la complexité du montage œdipien et des identifications au sein de la bisexualité psychique, et il le fait en entrecroisant constamment références cliniques et développements métapsychologiques.

À commencer par celui-ci : certes, la mère est présentée comme le fondement même de l’expérience de soi au monde, tandis que le père, envisagé comme l’élément perturbant, fait irruption à la fois en tant que partenaire sexuel, réel et fantasmatique, de la mère et en tant que celui qui fait appliquer la loi. Mais aux yeux de Bollas, le modèle de la relation infans-mère ne fait pas de celle-ci simplement la source de l’organisation du Self (terme traduit tout au long du livre par Soi). Elle inclut d’emblée l’impact de l’inconscient et du sexuel maternels sur le premier façonnage de la vie psychique infantile. La référence de Bollas à Laplanche est ici explicite, qui vient contrecarrer un modèle kleinien simplifié de l’identification projective : les projections de contenus libidinaux ne sont pas exclusivement ceux que l’enfant expulse sur la mère ; ce sont tout autant ceux que la mère fait porter à l’enfant – stigmate de ce qui deviendra l’énigme du désir inconscient maternel. Point essentiel car, selon Bollas, non seulement la psychanalyse a à rendre compte de la transformation de la mère réconfortante en mère sexuelle, mais il lui faut penser le fait que le sexuel est perçu comme agression – la position hystérique consistant à chercher refuge, contre la violence de l’excitation, dans une mère virginale, désexualisée, elle-même en quête d’un enfant parfait c’est-à-dire désexualisé. À cet égard, la place conférée par Bollas au père n’est tributaire ni de la linéarité diachronique, ni d’une référence factuelle. S’il est haï en tant que cause de l’excitation et de la déchirure au sein de la dyade mère-enfant, c’est que le père va prendre après-coup sur lui l’excitation générée par le contact avec la mère – une excitation refoulée pour autant que le sexuel est « à l’origine d’une fracture dans le Self ». De plus, il incarne ce qui est vécu par l’enfant comme agression du monde extérieur, de sorte que ce père sexuel devient le porteur de l’intégralité du mal », jusques et y compris celui infligé par les mots qui sont autant de trahisons au regard de l’érotisation muette de l’amour à deux. 

C’est ainsi que Bollas relit Dora et l’hypothèse freudienne selon laquelle l’amour pour le père permettrait à la jeune fille de lutter contre son amour pour Mr K. Selon lui, Freud aurait sous-estimé l’importance de la figure de la Madone, voie par laquelle Dora tente, contre l’intrusion masculine, de réaffirmer la virginité de la mère et de retrouver les soins maternels supposés immaculés. En deçà de la culpabilité liée à l’activité masturbatoire, en deçà de la lutte contre ses propres désirs, c’est la lutte contre l’objet charnel qui mobilise les traits d’un objet libidinal idéal – la figure de la mère idéale renvoyant à un soi idéal qui mène au « sacrifice de la sexualité » par les hystériques. Les pages consacrées à ce carrefour qu’est l’auto-érotisme, où, sur un versant l’enfant, « se ressouvient des mains de la mère » – souvenir fantasmatiquement empreint de la béatitude passée – et où, sur l’autre, il peut être entraîné à refuser la métamorphose de la mère en source de désir afin de protéger le solipsisme de son univers auto-érotique –, ces pages conduisent à une discussion de la place accordée par Freud à la relation entre auto-érotisme et dynamique œdipienne. Le point n’est pas mineur car, pour Bollas, l’amour de l’hystérique sera précisément organisé par la préoccupation auto-érotique : celle-ci est projetée sur le ou la partenaire qui ne doit en rien se distinguer de l’objet interne, sans quoi la déception conduit à la destruction du lien. Ainsi l’hystérique reste-t-il indéfiniment en deuil de la promesse d’un accomplissement virginal de sa sexualité.

Il faut ajouter que pour un « Indépendant », Bollas traite avec rudesse le « mythe des mères ». Et en particulier « la véritable légende de l’objet primaire » qui ne tient pas compte de l’érotisme maternel, lequel joue pourtant sa partie dès l’allaitement. En liant la pulsion au désir de l’autre par le truchement du plaisir qu’elle éprouve, la mère en effet fait beaucoup plus que d’être la convoyeuse des significations grâce au mouvement interactif des réponses à sa présence. Le sexuel est là, façonné par ses vocalises et ses expressions corporelles qui font fête au corps sexué de l’enfant. C’est donc dans un système d’entre-affectation, d’empreinte réciproque que l’enfant investit son propre corps sexué.

Qu’advient-il si, pour une raison occasionnelle ou permanente, l’ambivalence de la mère à l’égard de la sexuation de son enfant lui interdit de porter ce regard joyeux sur les organes du nouveau-né ? Si l’évitement la pousse à décentrer son investissement vers des zones supposées neutres ? Si, surtout, parce qu’elle aime néanmoins cet enfant, sa seule manière de le fêter consiste à se raconter et à lui raconter des « histoires » sur lui, sur elle et lui ? La théâtralisation maternelle de l’amour et la position de « monstration » dans laquelle l’hystérique est alors emporté puis séquestré sont, selon Bollas, à la mesure de l’investissement de l’enfant comme « objet narratif » par la mère. Objet narratif et création d’un double – la « petite poupée » ou le « petit homme » – qui condamnent l’intérêt partagé à n’être jamais qu’un intérêt auto-érotique partagé en rêverie. Le clivage du self, la manière dont le faux self se change en leurre pour le partenaire et l’usage paradoxal de l’objet pour anéantir le désir tracent la voie de la soumission de l’hystérique au désir de l’autre qu’il parvient à subjuguer par ce même chemin.

Bollas n’ignore pas que, dans cette reconstruction du théâtre psychique de l’hystérique, il marche lui-même sur le fil du rasoir. Il l’écrit, notamment lorsque, faisant entrer la figure paternelle sur la scène de ce théâtre, il montre comment la soumission au père est la méthode de son annihilation en tant qu’obstacle au maintien de l’illusion d’une union singulière avec la mère. Quelque chose comme le retournement de la tragédie d’Œdipe Roi, dit Bollas. Alors que Laïos se débarrasse de son fils pour déjouer la prophétie prédisant qu’il le tuerait, et que le fils tue le père en ignorant qu’il est son père, le fils, dans cette intrigue reprise « à l’envers », serait déjà roi et ne se douterait pas que le père le « tuerait » un jour en révélant publiquement qu’il couche avec sa mère.

L’une des contributions importantes de Bollas est ainsi la place libidinale qu’il accorde au père, marquée de part en part par les remaniements « après-coup ». Des remaniements qui permettent la séparation d’avec la mère, laquelle peut dès lors apparaître elle-même comme tiers maternel. Mais des remaniements qui en premier lieu tiennent à ce que « le père œdipien est un effet d’après-coup maternel, quand ce dont on a fait l’expérience sans rien pouvoir s’en représenter est désormais pensé pour la première fois par le truchement de la figure et de la fonction du père ». Le traumatisme que constitue l’irruption du sexuel infantile prend forme grâce à cet après-coup, le père incarnant le sexuel même et contraignant à prendre en considération la mère sexuelle. Mutation psychique qui participe du mouvement incessant de la libido en relation avec les zones érogènes et les objets internes qui en jaillissent. Mouvement continu qui nous conduit à « constamment traduire quelque chose de connu mais d’encore impensé (i. e. du connu non pensé) », ce qui seul permet de penser ce que nous savons. Si dans The Shadow of the Object: Psychoanalysis of the Unthought Known, la mère apparaissait comme l’objet transformationnel fondamental, la fonction du père dans Hystérie s’avère revêtir également une fonction transformationnelle quand émerge la conquête de ce « su impensé » et que son usage est conçu dans la complexité de la Nachträglichkeit.

L’originalité du travail de Bollas tient évidemment à la manière dont il parvient à entre-tisser une conception du self s’expérimentant dans la plus étroite relation à la mère tout à la fois comme partie de soi et comme autre, et une conception du sexuel infantile qui, a contrario de ce qui est généralement admis, débouche in fine sur une théorie de la « séduction ratée ». La mère qui reste sans mot et sans affect devant la jouissance corporelle de l’infans, loin de séduire et d’être séduite, ne fait que l’embarquer dans un récit où elle raconte et montre l’enfant à lui-même. Enfant imaginaire, saisi dans l’activité performative d’un récit qui concourt activement à la création de la scène, accompagnée du renoncement à toute intention charnelle. Enfant imaginaire et sexualité de surface : l’hystérique parvient ainsi à demeurer excité sans être perturbé par les exigences de la vie sexuelle. Reste la « sexualisation du refus » que Bollas apparente à ce que Green a développé avec le « négatif ».

De ce livre, dont il est impossible de rendre compte de l’inventivité dans ces quelques lignes, je voudrais souligner tout d’abord qu’il s’inscrit dans le meilleur de Christopher Bollas : celui qui ne lâche rien de la méthode freudienne – métapsychologie, association libre, théorie pulsionnelle –, celui qui, aussi bien, différencie attentivement l’hystérie qu’il nomme « de vie » de l’hystérie qu’il nomme « de mort », celle qui confronte l’analyste à la mise en pièces du self sans que pour autant soit absent le rôle essentiel du transfert dans cette destructivité. Certes, avec le processus de régression dans la cure, un noyau psychotique émerge. Mais l’analyste est néanmoins transférentiellement convoqué dans le spectacle de ces scènes terrifiantes, où le patient fait vivre, voire agit, toute une petite colonie d’autres. À ne pas tenir compte des effets perçus contre-transférentiellement par l’analyste, on se retrouve effectivement dans un élargissement de la notion de borderline qui balaye l’hystérie – c’est-à-dire le sexuel dans l’hystérie – de la clinique analytique.

Dans cette lignée, je voudrais souligner ensuite comment, s’interrogeant sur les pièges de la séduction de l’hystérie, Bollas montre que l’analyste « ouvert », empathiquement attentif aux blessures narcissiques de la prime enfance de son patient, se retrouve finalement dans l’impasse d’un transfert sur-érotisé, alors que dans un premier temps il a le sentiment de réussir là où d’autres ont échoué. Pris par le sentiment que le patient reconstitue son self en se nourrissant fructueusement de la relation analytique, cet analyste omet qu’en premier lieu c’est lui qui est nourri par le patient. Sans les mentionner, Bollas rejoint ici les pages de Freud consacrées à la satisfaction qu’il ressentit au contact des remémorations si vivantes de Dora. Comme si, écrit Bollas, le patient disait à l’analyste : « Regarde maintenant dans mon miroir, et observe combien je transforme tes efforts en quelque chose de merveilleusement élaboré ! » Là commencent les déboires de l’analyste aux prises avec la sagacité hystérique en matière d’identification et de représentation du désir de l’autre.

Sans doute devrais-je ajouter nombre de paragraphes critiques sur l’usage parfois étrange qui est fait du « signifiant énigmatique », sur l’articulation floue entre auto-érotisme et narcissisme, sur les temporalités que Bollas assigne au refoulement, sur l’absence du masochisme tant dans le traitement de l’excitation que dans la redistribution libidinale engagée par l’irruption du père. Et sans doute aussi ce livre est-il guidé par une option théorique où la controverse pèse son poids. Mais il a le mérite de ne pas arrondir les angles. Il se situe comme une suite de The Shadow of the Object : Psychoanalysis of the Unthought Known (1987) et il préfigure la radicalité freudienne que Bollas défend dans Le Moment freudien (Ithaque, 2012).

L. K.

 

 

Hystérie, de Christopher Bollas

Traduit de l’anglais par le Groupe de travail Bion.

Index, bibliographie, 304 p., 24 €

Ithaque, 2017